III
Les fronts de résistance
Les luttes s’inventent sur le terrain. Elles ne se décrètent pas. Mais les forces sont dispersées. Il faut donc construire des fronts. Telle est la méthode qu’applique la nouvelle société civile planétaire en voie d’émergence.
Quels sont ces fronts qui, de plus en plus souvent, parviennent à freiner le pas des prédateurs et à gêner leurs stratégies ? De nombreux mouvements, agissant sur les cinq continents, se sont maintenant coalisés.
À la grande manifestation contre le Sommet du G-8 à Gênes, en juillet 2001, les 200 000 participants représentaient plus de 800 mouvements populaires, syndicats et ONG différents, venus de 82 pays.
Du 31 janvier au 5 février 2002 s’est tenu à Porto Alegre, au sud du Brésil, le deuxième Forum social mondial. Sous un soleil éclatant, par 34 °C, plus de 60 000 personnes venues des cinq continents – mais surtout d’Europe et d’Amérique latine – se sont réunies. Dans les bâtiments publics de la ville, notamment dans l’immense complexe de l’Université catholique de l’État du Rio Grande do Sul (la « PUCcclxx »), plus de 700 ateliers de discussion, plus de 100 séminaires et 28 assemblées plénières, traitant de 26 thèmes, ont été organisés. Au parc Harmunia, la fête a duré six jours et six nuits. D’immenses cortèges ont traversé la ville. À Porto Alegre, plus de 2 000 mouvements sociaux, syndicats et ONG provenant de 88 pays différents ont été représentés.
Les ateliers s’étaient assigné un triple but : échanger des expériences « résistantes » ; réfléchir à la coordination de ces pratiques ; jeter des ponts entre les réseaux.
Plusieurs forums parallèles se sont tenus. Exemples : le forum des maires des villes ou celui des parlementaires. Le Forum social mondial s’est opposé à ce qu’un chef d’État ou un chef de gouvernement, quel qu’il soit, puisse prendre la parole. Fidel Castro n’a donc pu s’adresser au Forum… Une demande de prise de parole du Premier ministre belge fut également refusée. Tout mouvement armé – quelle que soit la sympathie qu’il pût inspirer à certains participants – fut également banni de l’estrade. Ainsi les guérilleros des FARC de Colombie ou l’ETA basque ne purent accéder aux tribunes ni des assemblées, ni des séminaires, ni des ateliers.
Il est matériellement impossible de dresser ici la liste complète des acteurs de la nouvelle société civile planétaire. Pour en rendre compte, je propose d’adopter une méthode différente.
D’abord, identifier les fronts. On peut schématiquement en répertorier six.
1. Les organisations ouvrières et syndicales. Nombre d’entre elles, tant en Amérique qu’en Asie et en Europe, vivent, depuis la première grande réunion de la nouvelle société civile planétaire à Seattle (sur la côte ouest des États-Unis) en novembre 1999, une renaissance étonnante. Le destin du syndicat « Sud », animé entre autres par Christophe Aguiton, est, à cet égard, exemplairecclxxi.
2. Les mouvements paysans. Ils occupent une position centrale dans la nouvelle société civile. Leurs organisations sont puissantes, mobiles et animées par des dirigeants et des militants formidablement déterminés. Je reviendrai plus loin sur le combat du Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (MST) du Brésil. Le MST est à l’origine de « Via Campesina », cette organisation faîtière qui regroupe à travers le monde plus de 100 millions de petits paysans, d’éleveurs, de métayers et de travailleurs agricoles migrants. Des organisations et des mouvements aussi différents que la Confédération paysanne de France, dirigée par José Bové et François Dufour, ou la CONAIE, syndicat des Indiens spoliés de l’Équateur, en font partie.
3. Le troisième front de résistance est celui que tiennent ces femmes qui, partout dans le monde, luttent contre la discrimination sexuelle. Les mouvements pour les droits des femmes, actifs sur les cinq continents, se sont une première fois coalisés lors de la marche internationale des femmes en 1998. Présente en image dans de nombreux cortèges, leur héroïne s’appelle Olympe de Gouges. En 1792, elle publia la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne. Elle fut guillotinée.
4. La nouvelle société civile planétaire tire une grande partie de sa force de résistance d’une source inattendue : les peuples autochtones et leurs sociétés traditionnelles, pré-capitalistes. L’unification violente de la planète par le capital financier du centre et sa rationalité marchande sont un fait d’évidence. La résistance culturelle tenace que lui opposent de nombreux peuples de l’hémisphère sud, en revanche, est moins connue. L’unification de la planète par la rationalité du capital mondialisé bute sur les cultures autochtones. Aussi longtemps qu’une mémoire collective locale – par la fête, le rite, la langue, la transmission de mythes et de croyances – résistera au règne des prédateurs et aux agressions, aux significations, à la rationalité du capital, la réification ne sera pas achevéecclxxii. Une identité alternative subsiste obstinément. Le désir du tout autre, la volonté d’être soi nourrissent l’espoir d’un combat à venir. Même là où la tradition orale a reflué au point où aucun rite visible, aucune fête récurrente ne structure plus la vie sociale des dominés, le souvenir de l’identité perdue traverse les espaces mentaux comme la lumière puissante d’un astre éteint. Le Front zapatiste de libération nationale, qui se nourrit de l’héritage culturel et de la cosmogonie des peuples indiens du Mexique méridional, le formidable mouvement des communautés indiennes aymara des hauts plateaux de Bolivie, le mouvement de renaissance culturelle et de lutte des communautés quechua de la région d’Ayacucho et de Cuzco au Pérou fournissent des exemples de la détermination des peuples autochtones et de leur force insurrectionnelle.
5. Les mouvements, associations et partis écologiques. Ils sont surtout puissants et actifs dans les États industriels d’Europe et d’Asie, là où la destruction de la nature est la plus évidente. Mais des mouvements écologistes apparaissent aussi dans les pays d’Afrique et du monde arabe. Des alliances se nouent. Plus haut, nous avons évoqué le front de combat construit par les Verts de France avec leurs alliés camerounais afin d’empêcher la destruction de la forêt vierge par la construction de l’oléoduc Doba-Kribi imposé par la Banque mondiale.
6. Une sixième catégorie de fronts de résistance est plus difficile à caractériser. Elle réunit les grands mouvements sociaux (ou ONG) qui ne se limitent pas à une intervention sectorielle, mais prétendent penser, critiquer et combattre l’ordre planétaire du capital financier dans sa totalité.
Regardons de plus près certains des mouvements relevant de la sixième catégorie.
Tant par sa force de création théorique que par sa capacité de mobilisation et de résistance, Attac est l’un des plus importantscclxxiii. Née en 1997 d’une initiative du Monde diplomatique et de quelques intellectuels et syndicalistes francophones, elle relance une idée-force de James Tobin, prix Nobel de l’économie et ancien conseiller économique du président John F. Kennedy aux États-Unis : taxer par des intérêts négatifs (gradués selon le temps d’investissement en un lieu déterminé) les capitaux spéculatifs. Le produit de la taxe Tobin alimenterait un fonds mondial, géré par les Nations unies, destiné à financer des projets d’infrastructure sanitaires et scolaires dans les régions de la planète les plus démunies et contribuant au développement des forces de production des économies des pays les plus pauvres.
Depuis plusieurs années déjà, il est évident qu’Attac est beaucoup plus qu’une association de citoyennes et de citoyens attachés à la défense de la taxe Tobin. Du fait de sa lointaine tradition révolutionnaire, la France est le pays des associations. On estime à environ 800 000 leur nombre actuelcclxxiv.
Parmi elles, Attac occupe une position tout à fait particulière : organisée en réseau, elle compte dans toute la France 220 comités locaux. Il faut y ajouter plus de 40 sections internationales affiliées à Attac-International. Les plus puissantes d’entre elles sont Attac-Allemagne, fondée en octobre 2001 à Berlin, et Attac-Suissecclxxv. Tous les groupes du réseau mènent chacun, dans leur région d’implantation, une intense action à la fois pratique (manifestations, etc.), d’études et de recherche.
Attac compte 30 000 membres en 2002. Ce chiffre augmente sans cessecclxxvi. Une particularité : non seulement des individus, mais également des syndicats, des associations diverses peuvent faire partie d’Attac. 462 syndicats et 291 associations diverses sont affiliées à Attac. Attac écrit : « Pour nous il s’agit avant tout de comprendre pour agir. » Les sites Internet d’Attac proposent documents, analyses, comptes rendus, bibliographies, informations diverses. Chaque jour près de 40 000 documents sont téléchargés par des internautes issus de 130 pays différents. Attac bénéficie de plus de 600 traducteurs bénévoles maîtrisant 15 langues.
Attac est dirigée collégialement par un conseil d’administration. Celui-ci est assisté par un conseil scientifique où siègent quelques-uns des plus brillants économistes, politologues et juristes d’Europe.
L’ambition théorique et pratique d’Attac est le mieux exprimée par son président sortant, Bernard Cassen : il s’agit de « se réapproprier ensemble l’avenir de notre mondecclxxvii ».
Dans Le Congrès des blanchisseurs, Bertolt Brecht parle de la Hoellenmaschine (la machine infernale) de la Diktatur der Profitraten (la dictature des marges de profit) imposée par les capitalistescclxxviii. Contre cette dictature et cette machine infernale, Attac lutte par la mondialisation de la revendication des droits démocratiques et par la solidarité entre les fronts. Elle est aujourd’hui une des principales consciences critiques de l’ordre du monde mis en œuvre par les prédateurs du capital mondialisé.
Il faut également mentionner d’autres organisations et mouvements ayant parcouru en peu de temps un chemin similaire à celui d’Attac. Nés, chacun, d’un combat sectoriel, ils sont eux aussi devenus des mouvements contestant les fondements mêmes du mode de production et de domination capitaliste.
L’Anglaise Anne Pettifor est la porte-parole, en 2002, de « Jubilé 2000 ». Cette organisation d’origine chrétienne milite pour l’abolition totale et immédiate de la dette extérieure des pays du tiers-monde. Elle a surgi lors de la célébration par l’Église catholique de l’année jubilaire 2000. Son succès est impressionnant : en moins de trois ans, sa pétition a recueilli 17 millions de signatures et a conduit à une prise de conscience, notamment en Europe et en Amérique du Nord. Jubilé 2000 est un adversaire habile et coriace des grandes banques et des institutions financières internationales, principales créancières des pays du tiers-monde.
Le Forum des pauvres est une ONG d’origine thaïlandaise, fondée en 1995, avant tout par des paysans moyens et pauvres. Il regroupe aujourd’hui plus de 500 000 personnes et étend ses activités bien au-delà des défenses des intérêts des paysans et ouvriers agricoles.
Le Third World Network, né en 1996, et animé par Martin Khor, relie entre elles des centaines d’organisations locales, régionales, nationales pour lutter en faveur de l’éradication de la dette des pays du tiers-monde et la réévaluation des termes de l’échange. Son siège est en Malaisie.
Il faut aussi mentionner les organisations qui combattent pour la dignité des enfants, pour l’abolition de l’esclavage des mineurs sur les lieux de production et le recrutement des enfants-soldats dans les armées du tiers-monde. Ces organisations ont été mises en réseau et fédérées en 1999 par Craig Kielburger.
À son congrès mondial à Dakar, en août 2001, Amnesty International a pris la décision – à l’initiative de Pierre Sané, son secrétaire général démissionnaire – de lutter à l’avenir, non plus seulement pour le respect des droits civiques des prisonniers politiques, mais également pour celui des droits économiques, sociaux et culturels des peuples victimes de la tyrannie des oligarques du capital financier mondialisé. Une intense discussion est en cours dans toutes les sections nationales d’Amnesty à travers le monde, afin de fixer les contours de cette nouvelle stratégiecclxxix.
Action Contre la Faim (ACF) est une des plus actives et des plus influentes ONG européennes. Elle lutte contre la malnutrition et la faim. Son siège est à Paris. Jean-Luc Bodin est son directeur. Mais au-delà de son action quotidienne, et énergique, sur le terrain, ACF produit une réflexion critique, totalisante sur l’ordre du monde. Son Annuaire est publié en français et en anglais. L’une de ses dirigeantes, Sylvie Brunei, élabore une œuvre théorique d’importancecclxxx.
Des organisations issues du monde anglo-saxon comme Oxford Committee for Famine Relief (Oxfam), Public Citizen, Fifty Years is Enough ou Jobs with Justice, mènent elles aussi un combat qui dépasse de loin celui des fronts du refus agissant d’une façon sectorielle.
Public Citizen est, par exemple, marqué par la forte personnalité de Lori Wallach, jeune avocate américaine qui a été une des principales organisatrices des manifestations anti-OMC de Seattle, en 1999.
En association avec United Students Against Sweat-shops et Youth Action for Social Justice, Jobs with Justice joue un rôle central dans la lutte contre l’exploitation des ouvrières et des ouvriers par les sociétés transcontinentales du jouet, du textile, etc., dans les fameuses « zones spéciales de productioncclxxxi. »
Fifty Years is Enough regroupe plus de 250 associations antimondialistes aux États-Unis. Sa principale responsable est, aujourd’hui, une militante d’origine kenyane, Njoki Njoroge Njehu.
Le KCTU, la principale confédération des syndicats de Corée du Sud, est un mouvement à part. Par ses travaux théoriques et ses méthodes novatrices de lutte, il exerce une grande influence sur nombre de centrales syndicales de l’Est asiatique.
Au cours de la décennie 1990-2000 ont également été créés des think tanks alternatifs, des groupes généralement peu institutionnalisés d’experts. Ces think tanks, que je traduis par « instituts de recherche », sont spécialisés dans les domaines les plus variés : l’eau, l’énergie, les semences, la formation des prix agricoles, l’organisation de réseaux de commercialisation, les transports, les assurances, le financement, etc. Leurs experts comptent fréquemment parmi les plus grands spécialistes d’une discipline donnée : ce sont des scientifiques de haut vol, parfois d’anciens grands dirigeants de sociétés multinationales, d’anciens hauts fonctionnaires de la Banque mondiale ou du FMI devenus des dissidents. Ils se tiennent à la disposition des mouvements et ONG du monde entier et travaillent à des prix défiant toute concurrence. Des exemples : le South Group Network est une coalition d’experts de l’hémisphère sud, surtout africains, dont le quartier général est installé à Harare, au Zimbabwe. Il dispose de succursales à Managua, Ouagadougou et Manille.
Focus on the Global South rayonne sur tout le Sud-Est asiatique. Ses experts sont spécialisés dans les problèmes relatifs aux inégalités économiques, politiques et stratégiques entre les pays des hémisphères nord et sud. Le Philippin Walden Bello est leur porte-parole.
Ricardo Petrella, conseiller à la Commission de l’Union européenne, a créé, sur une base privée, le Conseil mondial de l’eau, dont les travaux inspirent l’action de nombreux mouvements et syndicats paysans. Un institut de recherche remarquable sur les questions de l’eau, l’Association pour le développement de l’économie et du droit à l’environnement (Paris), est présidé par Henri Smets. Deux autres instituts particulièrement influents sont à signaler : le Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde, animé par Éric Toussaint (Belgique), et le Centre Tricontinental de François Houtard, domicilié à Louvain-la-Neuve.
Martin Khor résume la tâche de ces intellectuels organiques des mouvements populaires : « Déraciner les fondements idéologiques de leur logique [celle des maîtres du monde]. Montrer l’inconsistance de leur double langage. S’appuyer sur la réalitécclxxxii. »
« Rassembler sans unir », voici l’ambition qu’assigne Pierre Bourdieu à la nouvelle société civile en voie d’émergence. Bourdieu : « […] Cette coordination devrait prendre la forme d’un réseau capable d’associer des individus et des groupes dans des conditions telles que nul ne puisse dominer ou réduire les autres et que soient conservées toutes les ressources liées à la diversité des expériences, des points de vue et des programmes […]. Il n’est pas interdit d’espérer que la confrontation démocratique d’un ensemble d’individus et de groupes reconnaissant des présupposés communs puisse engendrer une réponse cohérente et sensée à des questions fondamentales auxquelles ni les syndicats, ni les partis, ne peuvent apporter de solution globale […]cclxxxiii. »
La nouvelle société civile planétaire est une société en projet, une société en gestation, qui n’est comparable à aucune des formations sociales qui l’ont précédée.
Quelle est sa réalité aujourd’hui ?
Tous ces nouveaux mouvements et ONG ont quelques caractéristiques communes. Ils travaillent en induisant un strict minimum de frais administratifs et ignorent la bureaucratisation. L’idéologie joue un très petit rôle dans la prise de décision. Ils agissent en vertu d’un pragmatisme de bon aloi, au coup par coup. Ils pratiquent une contestation hyperactive, quasi permanente, qui ne laisse aucun répit à leurs adversaires. Une extrême mobilité intellectuelle et organisationnelle préside à leurs actions. Ils soignent comme un trésor leurs singularités respectives.
Toute hiérarchie entre eux est bannie. Ils détestent la standardisation – du langage, des méthodes de lutte ou d’analyse – et l’uniformité. Leurs militants sont des passionnés de l’échange d’idées, du dialogue constant.
Leur ennemi commun : le monolithisme.
Malgré la diversité extrême de leurs luttes singulières, leur refus catégorique de toute institutionnalisation, de toute intégration internationale ou transcontinentale, ces mouvements se retrouvent néanmoins pour de courts instants dans des actions communes. Ils sont ainsi capables d’interventions internationalement coordonnées d’une foudroyante rapidité et d’une efficacité redoutable. En témoignent les contestations massives qu’ils opposent aux grandes réunions (G-8, Conférences de l’OMC, du FMI, etc.) de leurs adversaires.
Naomi Klein appelle la nouvelle société civile planétaire un « Internet vivantcclxxxiv ».
Trois convictions unissent ces fronts : la nécessité d’instaurer la démocratie de base partout dans le monde et dans tous les domaines de la vie collective ; le refus des inégalités sociales entre les individus, entre les générations, entre les sexes, entre les classes sociales, entre les peuples et entre les continents ; la nécessité de préserver la nature, l’air, l’eau, l’environnement sanitaire et psychologique de chaque être humain. L’eau, la nourriture, l’air que nous respirons sont, par eux tous, déclarés « biens publics ».
Sur les cinq continents, partout, ces hommes et ces femmes se heurtent aux maîtres de l’univers et tentent de briser leur empire. Mais pour l’heure encore, ils luttent en ordre dispersé. D’où vient alors leur force ? Précisément de cette myriade de fronts locaux. C’est ainsi que la nouvelle société civile planétaire répond à la concentration mondiale des pouvoirs des maîtres par une nébuleuse fragmentée.
Et l’on aurait tort de tenir pour fragile cet agrégat de protestations éparpillées. D’abord, toutes ces résistances singulières sont portées par une conviction et un espoir communs. Et puis, une résistance à têtes multiples est bien plus efficace qu’une contre-attaque univoque.
Sur la péninsule Ibérique les armées de Napoléon n’ont-elles pas été saignées, puis détruites, par une myriade de groupes de guérilleros ? L’empire napoléonien n’y a pas survécu. Tout au long de la deuxième moitié du XXe siècle – de l’Algérie au Viêt Nam, de l’Afrique du Sud à Cuba –, les exemples abondent où des mouvements de libération confinés à un seul pays ont fait vaciller un continent.
Toute identité collective est nécessairement d’origine locale puisque nourrie d’une expérience singulière. Et plus elle est locale, plus elle est forte.
La CONAIE des Indiens d’Équateur a renversé un président de la Républiquecclxxxv, bouleversé un État et fait reculer des trusts pétroliers nord-américains et leurs équipes de forage qui menaçaient de détruire la forêt de l’Équateur amazonien. Comment expliquer ces succès de communautés indiennes disparatescclxxxvi ne disposant d’aucune force politique ou militaire organisée, d’aucuns moyens financiers et d’aucun accès aux médias ? La CONAIE fédère des communautés indiennes qui, toutes, sont assises sur une identité solide. Leurs guerriers disposent d’une expérience millénaire de la lutte dans la forêt. Ils connaissent tous les poisons, les pièges de la nature et l’usage qu’on peut faire des scorpions et des serpents venimeux : aux sociétés de gardiennage et aux milices privées des trusts pétroliers, ils inspirent la terreur.
Sur les murs des écoles des acampamentos du MST brésilien, on aperçoit le visage de Che Guevara, mais aussi celui rayonnant, de Zumbi, ex-chef des esclaves insurgés du Quilombo de Palmarès au XVIIIe sièclecclxxxvii. Dans les veines de millions de paysans sans terre du Brésil, coule le sang africain. La mémoire paysanne vénère le chef congolais au même titre que l’insurgé argentin.
Le 8 mai 1945, tandis que l’armistice était fêté dans l’allégresse en France, l’armée française réalisait un véritable carnage à Sétif, dans l’Est algérien. Les ordres du général Duval étaient sans équivoque : « Il est 12 h 25. Jusqu’à demain 12 h 25, abattez tous les mâles indigènes au-dessus de 15 ans que vous rencontrezcclxxxviii. »
Résultat : 45 000 personnes assassinées, des dizaines de milliers blessées.
Le crime des victimes ? Par des cortèges pacifiques, ils demandaient le respect de la parole donnée par Charles de Gaulle avant la fin de la Seconde Guerre mondiale : un nouveau statut mettant fin à l’indigénat et considérant enfin les Algériens comme des citoyens et des êtres humains à part entière.
Les massacres de Sétif ont donné naissance à l’insurrection de la Toussaint 1954, et à la guerre de libération. Grâce au savoir-faire tactique, à la mémoire collective, au courage inouï, à la force d’identité des paysans kabyles, chouaïas, zénètes, et des communautés arabes, mozabites et berbères, les insurgés algériens mirent finalement en échec l’armée coloniale la plus puissante de son temps, ouvrant la voie à la décolonisation du continent africain tout entier.
Régis Debray explore cette contradiction : « Plus l’économie s’universalise, plus la politique se morcelle. Comme si les anciens territoires de l’imaginaire se recomposaient d’autant mieux qu’ils se décomposent dans le domaine techniquecclxxxix. » L’efficacité d’un groupe réside dans son homogénéité, la vitalité de son imaginaire de convocation, la dureté de son noyau fondateur.
On ne peut déconstruire un monde que si on est soi-même dépositaire d’une mémoire, d’un imaginaire, d’une identité sûrs. Et cette mémoire, cet imaginaire, cette conscience pour soi, cette autonomie ne peuvent être – je le répète – que locaux.