VI
Les paradis des pirates
Entre les prédateurs et les États républicains et démocratiques, l’incompatibilité est absolue. Les seigneurs veulent instaurer l’ordre de la stateless global governance, du gouvernement planétaire sans État où les quelques règles indispensables au bon fonctionnement du capitalisme financier monopolistique – de ses investissements, du commerce, de la protection de la propriété intellectuelle, etc. – seraient fixées par l’OMC et quelques autres agences travaillant à leur service.
Les valeurs principales qui inspirent les stratégies de la privatisation du monde sont la maximalisation du profit, l’expansion constante des marchés, la mondialisation des circuits financiers, l’accélération du rythme d’accumulation et la liquidation la plus complète possible de toute instance, institution ou organisation susceptible de ralentir la libre circulation du capital. Au fondement de l’État républicain et démocratique, en revanche, il y a la défense du bien public, la promotion de l’intérêt général, la protection de la nation, la solidarité, la souveraineté territoriale.
Des années-lumière séparent donc les conceptions sociales des oligarques de celles des démocrates, ou, plus généralement, de celles des partisans de la primauté de la formation étatique. Et la confrontation a lieu sur un terrain privilégié : les impôts et la fiscalité.
Pour la plupart des pirates, il est ontologiquement intolérable de payer des impôts (il en va de même pour les prélèvements sociaux, les taxes, etc.). Ils assimilent l’impôt à une confiscation. Le seigneur se regarde lui-même comme l’unique moteur de l’économie, et considère les fonctionnaires de l’État comme des êtres inutiles, gaspilleurs, improductifs, arrogants et pour tout dire : nuisibles.
Pour le prédateur, l’inspecteur du fisc est l’incarnation du mal. Transférer, sous la contrainte, une partie – substantielle – de ses gains à la machine inefficace et superflue de l’État ? Vision d’horreur ! Bref, pour lui, l’impôt c’est le vol.
Partout au nord, mais aussi au sud, le combat prioritaire mené par les oligarchies contre la puissance publique se concentre sur l’impôt. Combat, hélas, très souvent victorieux. Notamment en Europe.
Les plus puissants parmi les prédateurs recourent à une méthode radicale : ils installent une ou plusieurs sociétés holdings gouvernant leurs empires dans un paradis fiscal. Ils échappent ainsi totalement à toute forme d’impôt ou de contrôle public de leurs activités.
Ces paradis fiscaux sont connus : îles des Caraïbes ou de la Manche, Bahamas, Bermudes, îles Vierges, Curaçao, Aruba, Jersey ou Guernesey.
Examinons de plus près le fonctionnement d’un de ces paradis fiscaux : celui des Bahamas.
L’histoire des Bahamas a commencé par une escroquerie suivie par un massacre. La Santa Maria, la Niña et la Pinta, les trois caravelles commandées par Christophe Colomb, étaient parties le 3 août 1492 du petit port de Pallos, dans le sud de l’Espagne. But de l’expédition : ouvrir par l’ouest une route vers l’Asie en sillonnant des mers jusqu’alors inconnues. La reine Isabelle d’Espagne avait promis 10 000 maravédis à celui des membres de l’équipage qui serait le premier à découvrir la nouvelle terre. À l’aube du 12 octobre, le matelot Rodrigo de Triana se trouvait dans la corbeille tout en haut du mât principal de la Santa Maria. Brusquement, une nuée d’oiseaux fit son apparition, puis Triana aperçut une bande sombre à l’horizon. « Tierra ! Tierra ! » cria le matelot, assuré d’obtenir les 10 000 maravédis. Mais ce fut l’amiral Christophe Colomb qui les encaissa grâce à un rapport truqué.
Triana avait pourtant aperçu la côte de Guanahani, une des 700 îles qui constituent l’archipel des Lucayans, c’est-à-dire les Bahamas actuelles. Les pacifiques Indiens Lucayans, au nombre de 50 000 environ, pêcheurs, planteurs de manioc ou producteurs de vannerie, accueillirent les Espagnols de la manière la plus amicale qui soit. Ils furent néanmoins massacrés par leurs envahisseurs. Les Espagnols recherchaient de l’or, mais les Lucayans n’en possédaient pas. L’archipel (désormais quasiment inhabité), situé au sud de la Floride et à l’est de Cuba, servit alors, pendant plus de trois siècles, de repaire à des pirates de toutes nationalités, mais surtout anglais, qui jetaient leur dévolu sur les caravelles espagnoles chargées d’or et d’argent croisant dans les Caraïbes. À la fin du XVIIIe siècle seulement s’y développa l’économie de plantation, soit des décennies après la Jamaïque, Cuba, Saint-Domingue et les autres îles déjà enrichies par la production sucrière. L’archipel de Nassau fut alors rattaché à la couronne britannique. Des esclaves y furent importés par milliers depuis le golfe de Guinée.
Le 10 juillet 1973, cette colonie britannique devint une république indépendante. Grâce à la généralisation du droit de vote, les fils et les filles des esclaves noirs obtinrent la majorité absolue. C’est ainsi que cet archipel de 275 000 habitants (dont 80 % de Noirs) devint, par la grâce de son île principale, New Providence, dont la capitale est Nassau, un des centres offshore les plus importants et les plus profitables du monde : 430 banques se sont, en effet, établies dans la ville très colorée de Nassau depuis cette date. Prises ensemble, elles gèrent actuellement des dépôts pour un montant cumulé de plus de 1 000 milliards de dollars, principalement d’origine européenne.
Dans la guerre qui voit s’affronter les paradis fiscaux du monde entier, les Bahamas disposent de deux armes de choix : l’IBC (International Business Company) et le trust.
L’IBC est une institution incomparable : elle permet en effet d’offrir une protection maximale contre toute indiscrétion, procédure légale ou autre désagrément au gros client d’une banque privée de Genève pratiquant l’évasion fiscale, au baron syrien de la drogue, au mollah iranien corrompu ou au parrain de la mafia russe. Ni l’État des Bahamas ni les autres États du monde ne sont autorisés à consulter les bilans des IBC, pas plus qu’ils ne peuvent être informés sur les mouvements de leurs comptes et connaître l’identité de leurs propriétaires.
Pour fonder une IBC, il suffit de rendre visite à l’un des avocats portant perruque de Nassau. La ville est presque aussi peuplée que Genève : 160 000 habitants. Elle a à peu près le même nombre d’avocats : un millier environ. L’International Business Companies Act date de 1990. Pour créer une IBC, il suffit d’un capital de départ de 5 000 dollars ! Tout est réglé en vingt-quatre heures maximum moyennant quelques centaines de dollars pour les honoraires d’avocats et les frais d’enregistrement.
L’IBC est une société par actions. Mais ni les noms des actionnaires, ni ceux des gérants ou des délégués du conseil d’administration ne seront enregistrés. C’est ainsi que la plupart des IBC se réduiront à une boîte aux lettres au nom d’un homme de paille…
Un paradis fiscal international se doit d’être au service presque exclusif des pirates car la plupart d’entre eux ont horreur de la publicité. C’est pourquoi la législation des Bahamas autorise que les assemblées générales se tiennent par téléphone. Un décret de 1994 stipule, en outre, que les documents des IBC ne doivent pas être conservés. Le secret bancaire y est presque absolu. Le gouvernement ne condescend à l’assistance judiciaire internationale que très exceptionnellement, lorsque, par exemple, le puissant voisin du Nord, le gouvernement de Washington, tape violemment du poing sur la table.
Au paradis des Bahamas, l’impôt sur le revenu, la fortune ou les successions est inconnu.
Combien y a-t-il d’IBC à l’heure actuelle ? Les chiffres sont bizarrement divergents. Julian Francis, le gouverneur de la banque centrale de l’archipel, évalue leur nombre à 75 000. Les publications officielles du Bahamas Financial Service Board de 2002 donnent le chiffre de 95 000. Ces deux sources sont néanmoins d’accord pour signaler aujourd’hui l’augmentation rapide du nombre d’IBC. En moyenne, 10 000 nouvelles IBC sont créées chaque année. Le Financial Service Board indique même que, au cours des trois années à venir, les IBC (et les trusts, nous y venons) de Nassau pourraient offrir un abri totalement sûr à une grande partie des fortunes privées offshore du monde, soit peut-être 35 à 40 % d’entre elles.
Les trusts constituent la deuxième arme de choc de ce paradis fiscal. Contrairement à l’IBC, qui est une création de Nassau, le trust est une institution bien connue du monde anglo-saxon, et en particulier des Caraïbes et des îles Anglo-Normandes. Un trust est en fait un contrat par lequel un settler (une personne fortunée) confie ses biens à un trustee. Ce dernier gère (investit, etc.) les actifs qui lui sont transmis, en vertu des dispositions d’un contrat, pour le compte du settler ou de tout autre bénéficiaire identifié dans le contrat. Ici aussi, comme dans le cas de l’IBC, l’opacité est la règle absolue, et il ne saurait être question de la transgresser.
L’île principale de New Providence, où est située Nassau et où habite plus de la moitié de la population des Bahamas, fait à peine 30 kilomètres de long sur 15 kilomètres de large. Son paysage somptueux est dégradé par plus de 100 000 voitures, des douzaines d’hôtels de luxe en béton, des restaurants, des banques et des bâtiments gouvernementaux à colonnes blanches. De l’autre côté de l’île, comme on dit là-bas, se trouvent les piscines, les terrains de golf et les villas luxueuses des quelques milliers de « résidents permanents ». Ces « résidents » sont les clients les plus fortunés des banques spécialisées dans l’évasion fiscale. Il s’agit évidemment de résidents fantômes, les seigneurs vivant, agissant, spéculant dans les grands centres financiers de la planète, à Londres, New York, Zurich, Paris ou Francfort.
Les bureaux de centaines d’informaticiens, de spécialistes en audit, d’analystes financiers, de juristes et de notaires bordent la rue principale de Nassau. Ils proviennent de tous les pays du monde, mais la plupart sont anglais ou américains. Ils constituent l’armature de ce paradis offshore. On compte parmi eux environ 300 Suisses qui sont, la plupart du temps, directeurs ou employés d’une des trente-quatre banques suisses qui gèrent les affaires de très gros clients triés sur le volet.
Dans le bar climatisé de l’Atlantis ou un peu plus loin à l’Océan Club, sur Paradise Island, on peut ainsi entendre des banquiers à l’accent genevois de chez Pictet ou de chez Darier-Hentsch défendre des « thèses » identiques à celles de leurs collègues de Genève ou de Zurich. Leurs arguments ? Les paradis fiscaux sont une nécessité absolue ! Dans le monde entier, et plus exactement en France, en Allemagne et en Suisse, les fonctionnaires du fisc se conduisent comme des bandits. Par une fiscalité abusive, ils pillent la fortune de gens honnêtes dont le seul crime est d’avoir « réussi » dans les affaires, et donc de s’être enrichis. L’archipel des Bahamas – comme tous les autres paradis fiscaux d’ailleurs – offre aide et protection aux justes. L’IBC est le château fort de l’honnête homme en butte aux procureurs fanatiques et aux inspecteurs impitoyables du fisc. En bref, pour les banquiers, le paradis fiscal est une conquête de la civilisation.
Dans Les Damnés de la terre, Frantz Fanon évoque ce qu’il appelle les « nègres blancsclii ». Il désigne par là les dirigeants des anciennes colonies qui, bien que leur pays soit devenu indépendant, se comportent comme des laquais. À cet égard, on peut regarder le Premier ministre actuel des Bahamas et les deux personnages les plus influents de l’archipel, le gouverneur de la banque centrale, Julian Francis, et le ministre des Finances, William Allen, comme des nègres plus blancs que blancs. Ils vendraient leur propre mère s’ils pouvaient intéresser à la transaction l’un des nombreux pirates fréquentant l’archipel.
Cependant, les paradis fiscaux – Bahamas en tête – constituent un danger mortel pour le capitalisme mondialisé. Voici pourquoi. Grâce à la vitesse extrême avec laquelle les capitaux circulent autour du globe, aux facilités offertes par le Cyberespace unifié, l’impossibilité technique de contrôler l’identité de ces capitaux en constante migration, la symbiose entre capitaux d’origine légale et capitaux d’origine criminelle est aujourd’hui presque achevée. Eckart Werthebach, l’ancien chef du contre-espionnage allemand, constate : « Par sa puissance financière gigantesque, la criminalité organisée influence secrètement toute notre vie économique, l’ordre social, l’administration publique et la justice. Dans certains cas, elle dicte sa loi, ses valeurs, à la politique. De cette façon disparaissent graduellement l’indépendance de la justice, la crédibilité de l’action politique, et finalement la fonction protectrice de l’État de droit. La corruption devient un phénomène accepté. Le résultat est l’institutionnalisation progressive du crime organisé. Si cette évolution devait se poursuivre, l’État se verrait bientôt incapable d’assurer les droits et libertés civiques des citoyenscliii. »
Dans les paradis fiscaux, les capitaux légalement accumulés se mêlent aux capitaux provenant de la traite des êtres humains, du trafic d’armes, des matières nucléaires et des stupéfiants, du chantage et du meurtre. Le commissaire principal Schwerdtfeger a été pendant de longues années directeur de la division « Criminalité organisée » de la police judiciaire du plus grand Land allemand, la Rhénanie-Westphalie. Aujourd’hui conseiller spécial du préfet de police de Düsseldorf, il résume mon propos : « La criminalité organisée, c’est du capitalisme aggravé (verschärfter Kapitalismus)cliv. »
Sans les paradis fiscaux, il est clair notamment que les cartels transcontinentaux de la criminalité organisée ne pourraient prospérer. Ils représentent donc ainsi une menace mortelle pour les maîtres du monde eux-mêmesclv.