CHAPITRE XIX

Sherman pénétra dans la grande salle où se réunissait le conseil d'administration de la banque. Il aimait ce cadre vieillot où les meubles étaient encore en vrai bois patiné par les ans. Quatre personnes, trois hommes et une femme, avaient pris place autour de la table rectangulaire.

Sherman s'assit à son extrémité. Deux sièges restaient vides. Il ferma un instant les yeux. Enfin, il retrouvait la place qu'il avait occupée pendant de longues années ! Celle de son père, de son grand-père ! Depuis un siècle et demi, c'était un Sherman qui dirigeait cet établissement. Deux années auparavant, lui, le troisième du nom, il s'était livré à des spéculations très imprudentes, attaquant l'empire Swenson. Si elles avaient réussi... il aurait acquis une fortune colossale... Il ne l'avait pas fait pour le seul plaisir d'avoir de l'argent, il en avait toujours eu plus qu'il ne pouvait en dépenser, mais pour le pouvoir qu'il procure. Il s'était même pris à rêver... Une campagne politique habilement menée... Sherman, Président de l'Union Terrienne... L'aboutissement logique de la dynastie des Sherman. Hélas ! La spéculation avait lamentablement échoué ! Cette fille, cette Swenson, avait contre-attaqué, aidée déjà par ce ridicule Stone! Pour éviter une faillite retentissante qui aurait déshonoré à jamais son nom, il avait été contraint de céder la majorité de ses parts à son ennemie ! Aujourd'hui, il tenait sa revanche...

Il rouvrit les yeux. D'une petite tape sèche de la main sur la table, il attira l'attention des participants.

-Mes chers amis, mes chers actionnaires, j'ai réuni ce conseil d'administration extraordinaire car nous avons une importante décision à prendre. Notre présidente, Mlle Swenson, ne s'est pas manifestée depuis plusieurs jours. Tant à son domicile qu'au siège de sa société, elle demeure introuvable. Malheureusement, j'ai de bonnes raisons de croire qu'elle a disparu au cours d'une tournée d'inspection.

Il prit une large inspiration, arrivant même à simuler le chagrin.

-Nous déplorons ce triste accident, mais notre établissement ne peut rester longtemps sans un président responsable à sa tête. D'autant que de graves projets devront prochainement être examinés. Aussi, tant que la situation ne sera pas éclaircie, je me propose pour assumer la direction de cet établissement.

Sherman ne ressentait aucune inquiétude: il avait déjà négocié l'accord des participants. Mais il fallait que la délibération fût officiellement enregistrée.

-Si vous n'avez aucune objection, nous pouvons passer au vote.

Déjà, les mains se levaient, lorsque la porte s'ouvrit. Stupéfait, doutant de ses sens, Sherman vit entrer Elsa Swenson, vêtue d'un élégant tailleur. Elle était suivie du capitaine Stone.

Très à l'aise, la jeune femme s'installa dans un des fauteuils libres, désignant l'autre à son compagnon.

-Je vous prie d'excuser ces trois minutes de retard, dit-elle avec calme. Il semble qu'on ait oublié de m'envoyer une convocation à cette assemblée extraordinaire.

Désignant Marc, elle ajouta:

-Je vous présente le capitaine Stone, qui est maintenant actionnaire de notre société et membre de droit du conseil d'administration. Quel est l'objet de cette réunion?

Grâce à un immense effort de volonté, Sherman parvint à grimacer un sourire.

-Nous étions sans nouvelles de vous. Cela nous inquiétait beaucoup, et nous envisagions les mesures à adopter momentanément pour la bonne marche de notre établissement.

Il eut beaucoup de peine à articuler la suite :

-Nous nous réjouissons tous de votre heureux retour. A présent, cette réunion n'a plus de raison d'être. Je propose donc de lever la séance.

Les quatre participants originels s'empressèrent d'acquiescer et sortirent avec célérité. Seule la femme, rondelette et d'un âge certain, vint saluer Elsa, proclamant d'une voix un peu trop aiguë:

-J'ai toujours été votre amie. Je suis enchantée de vous revoir en bonne santé! J'aurais été désolée s'il vous était arrivé un accident.

Sa vis-à-vis la remercia d'un signe de tête ironique. Puis, voyant Sherman atteindre la porte, elle lança:

-Monsieur Sherman, voudriez-vous avoir l'amabilité de m'accorder une minute d'entretien ?

Le banquier hésita mais revint finalement s'asseoir à la table.

Je vous ai apporté un cadeau.

Elsa tira de sa poche une petite boîte qu'elle poussa vers lui.

Qu'est-ce que c'est? dit Sherman en la prenant machinalement.

-Quelques enregistrements! La confession de Fersen la veille de sa mort, une intéressante conversation que j'ai eue avec Cho-Kun juste avant qu'il ne disparaisse...

-Je ne connais nullement ces individus, protesta Sherman, qui avait pâli.

-Ce n'est pas mon affaire, sourit son interlocutrice, glaciale. Toutefois, il y a également la copie du message que vous avez envoyé à Cho-Kun, où vous lui demandez de détruire le Neptune. Depuis quelques jours, plus exactement après le cordial entretien que Ray a eu avec un certain Terry Dolan, la Sécurité Galactique s'intéresse beaucoup à vos liaisons vidéo-radio.

Un espoir restait à Sherman: ses messages étaient toujours codés. Marc lui porta le coup de grâce en précisant:

-Votre code est un peu primitif. Les ordinateurs n'ont guère eu de mal à le décrypter ! Cela a cependant pris du temps, et nous n'avons été informés qu'après l'attaque.

-Si c'était vrai, vous ne seriez pas ici! Vous mentez !

Elsa rétorqua avec un sourire:

-En montant votre machination, vous avez négligé un détail essentiel.

-Lequel?

-Vous avez sous-estimé les qualités du capitaine Stone! Sans lui, vous auriez sans doute atteint votre objectif.

Sherman se leva brusquement. Fuir, il devait fuir.

-Inutile de songer à vous échapper, poursuivit Elsa. Deux agents de la Sécurité Galactique vous attendent derrière cette porte pour vous conduire devant l'ordinateur judiciaire. Vous n'aurez qu'à assurer votre défense grâce à votre brillante intelligence... Ah! Encore un détail. L'amiral Neuman n'a pas apprécié que vous ayez soudoyé un de ses collaborateurs, vous savez, l'homme qui vous a révélé que j'étais toujours vivante et que je devais embarquer sur le Neptune.

Sherman gagna la porte en titubant tandis que Marc lançait:

-Si vous aviez trente ans de moins, je vous mettrais mon poing sur la figure. Mais maintenant...

***

Marc sonna à la porte de l'appartement d'Elsa, il avait passé un après-midi déprimant en compagnie des membres de la commission d'étude nommée par le Président : pendant des heures, il avait répondu à des questions quelquefois saugrenues. Les prochaines séances s'annonçaient difficiles!

Elsa ouvrit, très élégante dans un fourreau de lamé doré.

-Entre, Marc. Tu as l'air fatigué?

-Ces besognes administratives sont insupportables !

Ils prirent place dans de profonds fauteuils dont les coussins, réglés par ordinateur, s'adaptèrent immédiatement à leur configuration. Sur une table basse, des verres étaient préparés.

-Buvons à notre retour, proposa la jeune femme.

Lorsqu'elle reposa son verre, elle soupira:

-J'aurais aimé que nous passions quelques jours, seuls, sur mon îlot du Pacifique, mais c'est impossible! Tu dois rester à New York à la disposition de la commission, et moi, je veux reprendre en main mes affaires. Des gens mal intentionnés se sont fait un plaisir de propager le bruit de ma disparition, et je dois me montrer un peu partout pour les démentir.

Elle se leva pour aller ouvrir un tiroir, et son amant admira sa démarche gracieuse. Comme il aurait souhaité vivre en permanence avec elle! Mais il savait que c'était un beau rêve. Elsa était très indépendante et dirigeait un immense empire financier. Lui aimait son travail. S'intégrer sans heurt dans des peuplades primitives, courir sur des montures diverses des chemins mal pavés, donner et surtout recevoir des coups de lance, d'épée, de masse..., telle était son existence. S'il épousait la jeune femme, un an plus tard ils se disputeraient comme deux dogues autour d'un os. Mieux valait se contenter de ces moments d'intimité dont la rareté augmentait la valeur.

-C'est pour toi, annonça sa compagne en lui tendant un écrin.

Il l'ouvrit. Sur une couche de soie, son énorme diamant brillait de mille feux.

-Je l'ai racheté cet après-midi. Newcomb l'avait vendu à un joaillier pour souscrire à l'augmentation de capital de la banque. Il vaut plus cher que tu ne le pensais.

Marc regarda la pierre ; elle lui rappelait une de ses précédentes missions. Puis il la tendit à Elsa.

-Garde-la! Je voulais te l'offrir pour ton prochain anniversaire.

La jeune femme éclata d'un rire léger.

-Toujours aussi poète ! Offrir une fortune...

-C'est parce qu'elle est digne de toi que je suis heureux de te la donner. Et en plus, j'ai une autre raison.

-Laquelle?

-La femme, ou plutôt la déesse, qui m'en a fait présent m'a dit: « Si tu dois t'en séparer, donne-la à la femme que tu aimeras toujours! »

Plus émue qu'elle n'aurait voulu le paraître, Elsa replaça l'écrin dans son tiroir puis revint s'asseoir à côté de Marc en murmurant:

-Depuis le temps que nous nous connaissons, je savais que tu agirais ainsi. J'ai donc demandé à Newcomb de reconstituer ton portefeuille d'actions en l'améliorant un peu.

-C'est ridicule! Je ne veux pas...

Elle lui posa doucement la main sur le bras.

-Crois-tu que j'oublie que je te dois la vie? Non, ne proteste pas. Si tu n'étais pas arrivé sur Terrania XIX, je n'aurais pu résister éternellement au pouvoir des cristaux! Et Neuman ne pouvait rien faire, tu le sais.

-Je l'ai fait uniquement pour toi!

-J'en suis intimement persuadée. Vois-tu, je rencontre quotidiennement une foule de gens qui me sourient, m'assurent de leur entière amitié, parfois me font une cour pressante. En réalité, leur seul but est de grappiller quelques miettes de fortune. Tu es un des rares hommes à n'avoir jamais tenté de profiter de sa situation pour me soutirer de l'argent. De plus, tu es le seul qui, à plusieurs reprises, a risqué sa vie et la totalité de sa fortune pour me venir en aide. Et tu voudrais me priver du plaisir de marquer ma reconnaissance?

Marc fouilla la poche de sa combinaison en disant:

-J'ai un autre cadeau pour toi.

Il lui tendit un gros morceau de quartz.

-C'est un cristal de Terrania XIX?

-Oui! Regarde-le de très près.

Elsa approcha la pierre de son visage, et aussitôt, une pensée impérieuse s'empara de son esprit :

-Aimer Marc... Aimer Marc.

La sollicitation cessa lorsque la jeune femme recula la tête. Eclatant de rire, elle s'enquit:

-Comment est-ce possible?

-Mon ami, le gardien du cristal, m'a appris à moduler mes impulsions psychiques pour les rendre compatibles avec le quartz.

Elsa embrassa Marc en murmurant:

-Ton quartz est inutile, mais je répondrai comme les autres: «J'obéis... J'obéis... »

Son compagnon referma les bras autour d'elle. Deux lèvres fraîches s'appliquèrent sur les siennes, et il se laissa entraîner par un merveilleux tourbillon.