JEAN-PIERRE GAREN

CHAPITRE PREMIER

Marc Stone, capitaine au Service Action du Service de Surveillance des Planètes Primitives, pénétra dans son luxueux appartement, situé au dernier étage d'un building érigé au centre de New York. Trente-cinq ans, solidement charpenté, le visage bruni par des dizaines de soleils, Marc était un bel homme aux traits énergiques. Il se dirigea vers le bar automatique et se servit un grand verre de jus de fruit. Il se sentait un peu désemparé. Rentré le matin même d'une dure mission, il avait conduit Ray, son androïde, son ami, à l'usine pour une série de réparations urgentes. Paul Steeman, un ingénieur, avait aussitôt pris le robot en charge.

Marc avait l'impression d'être amputé d'une part de lui-même. Au fil des années s'étaient créés entre la machine et lui des liens complexes. Les cybernéticiens affirmaient que les robots ne pouvaient réagir qu'en fonction des programmes qui leur avaient été fournis, mais il savait que c'était inexact. Lorsque Ray le sentait en danger, il reprenait une autonomie aussi efficace que dangereuse, qui avait plusieurs fois sauvé la vie à son compagnon. A l'inverse, lui avait traîne Ray privé d'énergie pendant des jours au milieu d'une jungle hostile, n'hésitant pas à risquer ainsi son existence. Etait-ce dû au fait que l’androïde étant muni d'un amplificateur psychique lui permet tant de capter les pensées de son ami? Grâce à sa rencontre au cours d'une mission avec une mer veilleuse entité végétale, Marc était devenu un excellent télépathe.

Tout en achevant de vider son verre, il songea à la façon dont il allait occuper sa soirée. D'ordinaire, au retour d'une mission, il se précipitait chez Elsa Swenson, la femme la plus riche de la Galaxie, avec laquelle il entretenait de tendres relations. Malheureusement, une secrétaire revêche l'avait informé qu'Elsa était en voyage d'affaires et qu'on ignorait quand elle devait rentrer.

Marc hésitait entre dîner seul puis se coucher tôt ou appeler un des amis qu'il avait à New York. Aucune des solutions ne le satisfaisait. La sonnerie du vidéophone le tira de ses réflexions. Le visage qui s'imprima sur l'écran était ridé, avec des yeux très bleus derrière d'antiques lunettes à monture métallique.

Stone fut surpris de reconnaître maître Newcomb, un des meilleurs avocats de la Terre, conseiller juridique d'Elsa. Les lèvres du juriste esquissèrent un sourire.

-Je suis bien aise de vous voir, capitaine.

-Je ne suis là que depuis ce matin.

-Je le sais, le S.S.P.P. m'a renseigné.

De grosses rides soucieuses barraient le front de l’avocat.

J'ai un sérieux problème, et j'espère pouvoir compter sur votre discrétion...

Naturellement, maître. Je n'oublie pas que vous m'avez assisté lorsque j'en avais besoin.

Après un instant de silence, Newcomb reprit:

-Connaissez-vous Terrania XIX?

-Si mes souvenirs sont exacts, c'est une planète terramorphe de découverte récente, qui à été ouverte à la colonisation car elle était vierge de toute civilisation. Elle ne doit encore compter que quelques milliers d'habitants.

L'année dernière, un gisement diamantifère y a été découvert et Mlle Swenson en a obtenu la concession d'exploitation. Je le sais, c'est moi qui ai rédigé les actes ! (Après un instant de silence, Newcomb reprit lentement:) La société n'obtenant pas les résultats escomptés, Mlle Swenson a décidé, la semaine passée, de procéder à une inspection surprise. La veille de son départ, elle m'a demandé de suivre une autre affaire.

-De quelle nature?

-Simplement bancaire. Une augmentation de capital à souscrire pour conserver la majorité des parts d'une société. Elle devait me donner ses instructions hier. Or, je n'ai reçu aucun appel...

-Peut-être a-t-elle oublié?

L'avocat haussa un sourcil et son regard brilla.

-Vous la connaissez aussi bien que moi. Elle ne néglige jamais rien, surtout lorsque de gros intérêts sont en jeu!

-Exact.

-Aussi ai-je vidéophoné à Angus Shore, le directeur de la société minière. Il m'a dit que Mlle Swenson était partie pour le site d'exploitation et qu'il ne savait comment la joindre. (Newcomb secoua la tête en soupirant:) Il m'a paru assez abruti et léthargique. Je n'ai pu obtenir aucune information complémentaire.

-Curieux, grogna Marc, qui sentait un sourd malaise l'envahir. D'ordinaire, Elsa s'entoure de collaborateurs efficaces.

-C'est aussi mon avis. Vous comprenez que je ne peux m’empêcher d'être inquiet. J'ai averti l'amiral Neuman, le chef de la Sécurité Galactique, qui a promis de se renseigner. Toutefois, ce soir, il n'avait encore obtenu aucun résultat.

-Mauvais! Je vais partir sans délai pour Terrania XIX.

Le regard du juriste s'éclaira.

-Je n'osais vous le demander! Mais je sais que vous êtes la seule personne sur laquelle elle peut compter... (Devançant la protestation de Marc, il ajouta, avec un sourire ironique:) Plus on est riche, moins on a d'amis. Or, elle possède la plus grosse fortune de la Galaxie...

-Dès que possible, je vous donnerai des nouvelles.

-Encore un détail! Que dois-je faire pour cette souscription? J'ai appelé son bureau, mais personne ne veut prendre la responsabilité d'engager vingt millions de dols. Je n'ai pu avoir les fonds, et ils doivent être consignés avant ce soir, minuit.

Marc réfléchit un instant. En partie grâce à Elsa, il possédait une jolie fortune qui aurait pu lui permettre de mener la vie oisive d'un play-boy argenté. Il l'avait même essayé trois mois... et avait failli périr d'ennui. Aussi était-il retourné à la vie précaire et aventureuse des agents du Service de Surveillance des Planètes Primitives.

Toutefois, vingt millions de dols représentaient la totalité de son bien.

-Elsa souhaitait-elle cette souscription ?

-Je vous l'affirme ! La somme vous paraît importante, mais en réalité elle est minime pour conserver le contrôle d'une telle banque. De plus, elle ne doit pas être versée mais seulement consignée, pour contrer les manoeuvres d'un groupe adverse.

Marc n'hésita guère. Tirant de la poche de sa combinaison d'astronaute une carte plastifiée, il l'introduisit dans l'ordinateur placé sur sa table de travail et enfonça plusieurs touches.

-Voilà, maître. Je vous ai donné une procuration sur mon compte. Usez-en comme l'aurait fait Elsa. De plus, j'ai ramené d'une mission un énorme diamant. Je comptais l'offrir à Mlle Swenson pour son anniversaire. Je le déposerai à votre bureau. Si besoin est, mettez-le en vente, vous en tirerez facilement dix millions supplémentaires.

Newcomb eut un sourire gêné.

-Ce genre d'affaire est dangereux. Vous pourriez tout perdre en quelques minutes...

Haussant les épaules, Marc rétorqua:

-Jusqu'à ces dernières années, j'ai toujours vécu de ma seule solde. Si je suis ruiné, cela ne changera en rien mes habitudes. Ne vous tracassez donc pas pour moi. Et puis je vous fais entièrement confiance.

-Merci, capitaine. Sur Terrania XIX, n'oubliez pas de m'envoyer de vos nouvelles.

L'écran éteint, Marc composa aussitôt le numéro de l'usine des androïdes. Paul Steeman était encore à son bureau.

-Avez-vous commencé les réparations de Ray?

-Dix minutes après votre départ, toute l'équipe était au travail. Actuellement, il est entièrement démonté. Il n'était que temps! J'ai rarement vu un robot dans un état aussi pitoyable! Les séjours dans la jungle ou les marais ne conviennent guère aux circuits électroniques...

Une grimace de contrariété déforma les traits de Marc.

-Pouvez-vous le remettre en état très vite?

-Même en travaillant au maximum, nous avons besoin de deux jours.

-Tans pis... Faites au plus vite, et merci d'avance.

Le jeune capitaine coupa la communication. Ennuyé à l'idée d'entreprendre un long voyage sans son compagnon familier, il griffonna sur un bloc, à côté du vidéophone: « Rejoins-moi d'urgence sur Terrania XIX. » Puis il prépara rapidement un sac de voyage, empilant un peu au hasard ses affaires, et descendit au parking. Là, il s'engouffra dans son trans.

Courte halte au bureau de Newcomb, où il déposa le sachet contenant le diamant, puis cap sur l'astroport. Dans l'immense hall grouillant d'activité, l'ordinateur lui apprit que le prochain cargonef pour Terrania XIX ne partait que quatre jours plus tard. Il se dirigea vers le bureau de la compagnie Galaxie-Service, société qui louait de petits astronefs de plaisance.

Une hôtesse blonde avenante, répondit à sa question :

-Nous avons un yacht, une vraie merveille! Quand désirez-vous partir?

-Ce soir.

-Destination et durée du voyage?

-Terrania XIX ; et je compte rester absent une dizaine de jours.

La jeune femme pianota sur un clavier.

-Vous devez verser une caution de 100.000 dols.

Marc tendit sa carte de paiement et sa licence d'astronaute. La blonde les saisit avec un sourire, en le dévisageant. Un client capable de verser une telle somme ne pouvait qu'attirer son attention. Son regard montrait d'ailleurs qu'elle n'aurait nullement été hostile à une invitation. Malheureusement pour elle, son interlocuteur avait d'autres soucis en tête. Avec un soupir, elle lui rendit sa carte de crédit.

-Voilà, capitaine. Dans une demi-heure, piste 4 Z.

Marc profita des quelques minutes qui lui restaient pour effectuer une série d'emplettes dans les nombreux magasins automatiques. Aussi ne vit-il pas les deux hommes qui avaient entamé une discussion animée avec l'hôtesse.