CHAPITRE XVIII

Le colonel Parker rejoignit Marc au bar de l'astroport. Les deux hommes s'étaient rencontrés à de nombreuses reprises et s'étaient même mutuellement sauvé la vie. Cependant, le rigorisme de Parker empêchait tout laisser-aller et leurs relations étaient toujours empreintes d'une courtoisie glacée.

-Enchanté de vous revoir, Stone. L'amiral m'a expliqué la situation. Je sors d'ailleurs d'un entretien avec le gouverneur et le capitaine Ling. Indiscutablement, ils sont encore très perturbés. J'ai déjà détruit une dizaine de cristaux, mais il en reste d'autres. Sans votre intervention et celle de Ray, Fersen et cette Carole n'auraient pas tardé à être les maîtres de la planète!

-Belle victoire que de régner sur des esclaves privés de volonté !

Parker négligea l'interruption.

-Mon officier en second supervise l'enquête de Ling. Quelques jours suffiront pour achever notre travail. Je pense que vous pouvez regagner la Terre. Vous l'avez bien mérité !

-Encore un détail, colonel. Evitez la région de la mine. Les cristaux perçoivent les pensées, et j'ignore quelles seraient les réactions du robot-gardien s'il se sentait menacé.

-C'est prévu ! La zone sera interdite à toute pénétration en attendant la venue de la commission d'enquête.

Marc désigna le comptoir.

-Si vous avez le temps, je vous offre un whisky?

-Jamais pendant le service, répondit dignement le colonel. A bientôt, sur Terre!

Après son départ, Ray apporta un verre à son ami.

-Bois tranquillement, puis tu iras récupérer Elsa et Yuko. En vous attendant, j'ai un dernier détail à régler.

-Lequel?

-Débarrasser le Neptune de ses hôtes indésirables !

L'androïde traversa le terrain d'un pas rapide. L'échelle était toujours dressée contre l'astronef et la porte de soute grande ouverte. Moyen économique d'aérer un appareil sans avoir besoin de faire fonctionner le générateur.

L'arrivant trouva Jarwin et ses deux acolytes vautrés dans le poste de pilotage. Le rouquin barbu se redressa en le voyant.

-Tu es têtu, ricana-t-il en agitant ses énormes poings. Je t'ai déjà dit que je n'embarquais personne ! Comme je n'aime pas être dérangé pendant ma sieste, tu vas regretter d'être venu.

Décontracté, souriant, Ray annonça d'une voix douce:

-Moi, j'embarque ; mais vous, vous descendez!

Jarwin éclata de rire.

-Un fou ! Ça ne t'empêchera pas de recevoir ta correction.

Il lança un direct sec, rapide, précis... qui ne rencontra que le vide. La riposte fut fulgurante, lui coupant la respiration. Le bandit voulut alors saisir son pistolaser, mais une main preste lui arracha l'arme.

Il se sentit soulevé, balancé, plana une seconde dans les airs en agitant les bras puis retomba lourdement sur le sol de plasto-titane.

Ses deux compagnons contemplèrent avec stupeur la chute de leur chef.

-Dehors, gronda Ray.

Ils eurent l'intelligence de comprendre qu'il était inutile de vouloir s'incruster et s'empressèrent de détaler. L'androïde saisit aussitôt Jarwin par le devant de sa combinaison d'astronaute et le traîna sans ménagement dans la coursive. Arrivé au sommet de l'échelle, il le poussa rudement. Le barbu dévala les degrés sur le ventre et atterrit sans douceur vingt mètres plus bas.

Là, il se redressa, étourdi, crachant nombre de jurons accompagnés d'une dent. Une paire de bottes bien astiquées entra à cet instant dans son champ de vision. Il releva la tête, pour voir deux gardes de la Sécurité Galactique impeccablement sanglés dans leur uniforme noir, la tête couverte d'un casque descendant bas sur la nuque.

-Jarwin, vous êtes en état d'arrestation. Vous serez interrogé par l'ordinateur judiciaire.

Le rouquin tourna la tête de droite et de gauche, se demandant s'il avait une chance d'atteindre le bâtiment de l'astroport. Comme s'il avait devine ses pensées, le policier reprit:

-En cas de résistance ou de tentative de fuite, nous sommes autorisés à ouvrir le feu.

En un dernier défi, Jarwin rétorqua:

-Quand M. Fersen l'apprendra, il...

Un éclat de rire lui coupa la parole.

-Au lieu de te soûler, lança Ray, tu aurais dû écouter les informations. Ton patron grille en enfer !

Voyant son dernier espoir s'envoler, le bandit se laissa emmener docilement.

***

Elsa était radieuse, éclatante. Après un séjour au bloc sanitaire, elle avait revêtu une élégante combinaison d'astronaute ornée de plusieurs motifs décoratifs.

Marc admira la rapidité avec laquelle elle récupérait de son dur emprisonnement.

-Tu es resplendissante, chérie. On croirait que tu reviens d'une cure de détente.

-De psychothérapie élémentaire, tout au plus! sourit-elle.

Elle se dirigea vers le bar et servit deux verres.

-Ton scotch préféré. Mais il faudra te rationner, ces fripouilles ont pillé toute ma réserve.

Deux heures auparavant, sous la conduite de Ray, ils avaient embarqué sur le Neptune. Yuko avait délivré les trois membres de l'équipage qui se morfondaient dans une soute puis, aidé de l'androïde, il avait entamé une vérification complète de l'astronef.

Le commandant pénétra dans la cabine-salon et salua:

-Nous sommes parés, mademoiselle. Nous pouvons décoller quand vous le voudrez.

-Immédiatement, alors. Je crois que nous avons épuisé les charmes de Terrania XIX.

A l'instant où Yuko allait se retirer, Elsa ajouta :

-J'oubliais un détail, commandant. Pour cet horrible voyage, votre prime et celle de l'équipage seront doublées. Annoncez la nouvelle aux hommes, cela les consolera de leur inconfortable séjour.

Peu après, les propulseurs du Neptune se mirent à gronder. Marc et Elsa s'allongèrent sur les fauteuils relax dont ils bouclèrent les sangles magnétiques.

Le sifflement des moteurs devint plus aigu et le yacht s'éleva avec douceur. Marc reconnut là la marque de Yuko, habitué à promener des personnalités. Sur les avisos du service, les décollages étaient plus brutaux, pour économiser l'énergie.

Les deux amants, main dans la main, se laissaient aller à une agréable somnolence, attendant le passage dans le subespace, lorsqu'ils furent soudain rappelés à la réalité.

-Marc, demandait Ray, veux-tu venir au poste de pilotage? Il y a un problème.

Dès que son ami l'eut rejoint, l'androïde désigna un point sur l'écran radar.

-Il vient d'émerger du subespace et il coupe notre trajectoire.

-Cargonef?

-Il ne porte aucune marque d'identification. C'est très probablement un pirate.

A cet instant, la vidéo-radio sonna. Ray alluma l'écran d'un frôlement de doigt. Leur correspondant avait un visage au teint ardoisé, des traits grossiers, des yeux d'un jaune malsain.

-Commandant Cho-Kun, annonça-t-il. Je veux parler à Mlle Swenson.

Elsa, qui avait suivi Marc, entra dans le champ de la caméra.

-Que voulez-vous?

L'autre grimaça un sourire.

-Discuter affaires. Mais vite, car je n'ignore pas qu'un croiseur de la sécurité Galactique est posé sur Terrania XIX.

Ray, qui avait consulté l'ordinateur, émit à l'intention de Marc:

-Il est fiché comme pirate. Deux fois condamné à mort par l'ordinateur judiciaire, malheureusement toujours par contumace.

-Prépare une salve de torpilles. Pour l'instant, nous devons gagner du temps.

De son côté, le pirate expliquait:

-On m'a proposé dix millions de dols pour vous éliminer, vous, Stone et votre yacht. Bien que l'offre soit tentante, je me suis demandé si vous n'achèteriez pas votre vie vingt millions...

Elsa rétorqua, ironique:

-Vous ne semblez pas très fidèle à votre employeur !

-La fidélité est un luxe hors de prix que bien peu de personnes peuvent s'offrir... Soyons sérieux! Acceptez-vous ? Ma proposition n'est valable que pendant trois minutes!

-Je pense que vous exagérez. Le vieux Sherman ne vous a jamais promis dix millions de dols. Cinq me semblent plus raisonnable. Au reste, c'est le maximum d'argent qu'il peut réunir.

Un éclair amusé traversa le regard du bandit.

-Vous êtes très perspicace !

-Nous pourrions traiter à sept millions, pas un dol de plus!

Il secoua la tête, la mine navrée.

-C'est malheureusement impossible. Vingt millions ou rien! C'est mon dernier mot. Que voulez-vous? La vie errante me pèse, et je souhaite me retirer sur une planète bien paisible pour soigner mes vieilles douleurs.

-A ce prix, vous aurez les meilleurs médecins. Soyez réaliste, mon offre est plus avantageuse que celle de Sherman.

-Peut-être, mais lui est un excellent client, presque un ami. J'ai travaillé souvent pour lui et il entre pour une part non négligeable dans mon chiffre d'affaires.

-Je ne vous crois pas !

Cho-Kun soupira une nouvelle fois.

-Ne jouez pas les naïves. L'attaque d'un cargonef au bon moment peut mettre en difficulté certaines petites sociétés qui sont alors très heureuses d'accepter les offres de service d'un gentil banquier.

-Ignoble!

-Ce n'est pas moi qui édicte les règles! Bon... Pour agréable que soit cette conversation, il faut y mettre un terme. Le délai est terminé.

-Encore quelques secondes, chuchota Marc qui surveillait l'écran de visibilité extérieure.

Le vaisseau pirate se rapprochait à grande vitesse. Déjà, les détails de ses superstructures étaient visibles. Les orifices des lance-torpilles étaient ouverts, les missiles prêts à en jaillir.

Elsa tenta de poursuivre le dialogue.

-Si je cède, comment envisagerez-vous l'opération ?

-Vous accepterez mon hospitalité, juste le temps nécessaire à vos amis pour réunir l'argent en liquide. Vous comprendrez que je ne puis accepter ni chèque, ni carte de crédit. Je suis persuadé que le capitaine Stone fera diligence.

-Comment puis-je être sûre que lorsque je serai en votre pouvoir, vous n'exigerez pas soudain vingt-cinq ou trente millions?

-Vous avez ma parole !

-Je crains que ce ne soit insuffisant. Pensez-vous réellement que je sois prête à risquer un seul dol sur elle?

Le visage de Cho-Kun se ferma.

-Choisissez immédiatement! Vingt millions ou la mort dans cinq secondes... Quatre...

-Il existe encore une solution, dit Elsa.

Son interlocuteur interrompit le compte à rebours :

-Laquelle?

-Celle-ci!

Marc avait ordonné d'ouvrir le feu. Quatre missiles jaillirent des flancs du Neptune. La surprise qui se peignit sur les traits de Cho-Kun arracha un sourire à Elsa.

-Ce n'est pas possible! cria le bandit. Un yacht de plaisance n'est pas armé ! C'est contraire...

L'imminence du danger l'obligea à brancher son écran protecteur à pleine puissance, l'empêchant de riposter.

-Vite, Ray, ordonna Marc. Une seconde salve. Ces bâtiments pirates ont souvent des générateurs renforcés.

Tout en libérant les engins, Ray objecta, conditionné par les strictes consignes d'économie du S.S.P.P. :

-Cela occasionne une lourde dépense supplémentaire...

-Rassure-toi, ironisa Elsa, j'assume les frais !

Les occupants du poste de pilotage reportèrent leurs regards sur l'écran de visibilité extérieure.

-Impact dans quatre secondes.

Les deux premières torpilles, merveilleusement réglées par l'androïde, explosèrent simultanément au contact de l'écran, amenant le générateur du vaisseau pirate à la limite de la saturation. Les deux autres l'atteignirent moins de cinq secondes plus tard.

Les yeux exorbités, la bouche entrouverte, Cho-Kun contemplait, incrédule, les voyants rouges qui clignotaient devant lui. Chaque seconde, de nouveaux témoins s'allumaient, tandis que l'ordinateur débitait d'une voix saccadée :

-Générateur trois en panne. Incendie au propulseur deux. Générateur un hors d'usage...

Le bandit voulut, contre toute logique, riposter. Il n'eut pas le temps d'atteindre la commande de tir. Les missiles de la seconde vague arrivèrent à cet instant, secouant son astronef comme une feuille par jour de grand vent.

-Baisse de la pression...

Cho-Kun vit une mince fissure progresser le long de la coque. Un trajet rapide, irrégulier, changeant souvent de direction. Les bords s'écartèrent. Une sensation de froid intense, d'étouffement. Le vaisseau se transforma en un nuage pourpre.

En voyant exploser le bâtiment pirate, ses adversaires poussèrent un soupir de soulagement.

-Un seul missile aurait suffi, nota placidement Ray.

-Eh bien, sourit Elsa, j'en demanderai le remboursement à la Sécurité Galactique, puisque nous avons fait son travail!

Avec un petit rire encore crispé par le danger couru, elle ajouta:

-Je pense que Neptune est le meilleur placement que j'aie effectué depuis des années.

Ayant manqué d'être agressée à bord d'un yacht, la jeune femme avait acheté un aviso construit sur le modèle de ceux du S.S.P.P. Petit, rapide et... puissamment armé! Elle avait seulement fait améliorer les installations intérieures, n'ayant aucunement envie de partager le confort Spartiate des agents en mission.

-Je frémis quand je pense que nombre de mes amis se promènent encore dans des boîtes de conserve, à la merci du premier tyranneau de l'espace venu.

Yuko intervint, très calme, comme si le combat était une péripétie sans importance :

-Nous allons atteindre la vitesse suffisante pour basculer dans le subespace. Vous devriez vous allonger afin de mieux supporter la transition.

Ils s'empressèrent d'obéir.

Le malaise habituel dissipé, Elsa se redressa:

-Nous avons enfin trois jours de tranquillité devant nous!

Marc lui tendit un verre contenant un mélange de jus de fruits.

-Bois vite, c'est souverain pour se remettre d'une plongée. Bon, maintenant, il me faut avertir Neuman qu'il peut rayer le nom de Cho-Kun de la mémoire de ses ordinateurs.

Elsa réfléchissait. Derrière ses yeux d'un vert resplendissant, une froide machine à calculer s'était mise en route.

-Rien ne presse, nous le ferons lors de notre arrivée sur Terre. Je préfère laisser nos adversaires dans l'incertitude.

-Ça me semble une bonne idée! A quoi allons-nous occuper le voyage?

Une lueur ironique brilla dans le regard de la jeune femme et un adorable sourire vint éclairer son visage. Elle prit le bras de Marc et murmura :

-Je crois avoir une idée. Je te l'expliquerai lorsque nous serons dans ma cabine...