CHAPITRE XVII

-Nous arriverons dans dix minutes, annonça Ray.

Dès la nuit tombée, le robot les ayant assuré qu'il ne percevait plus de présence hostile, les Terriens avaient quitté la grotte avec facilité. Ensuite, Ray avait utilisé ses antigrav pour aller récupérer un trans que les policiers n'avaient pas songé à emmener.

L'arrivée à la ferme des Stromme provoqua un beau remue-ménage. Ellen se jeta au cou de Ray et l'embrassa à pleine bouche, sous le regard ironique de Marc.

Les présentations terminées, Rosy proposa de leur préparer un repas.

-Merci, dit Marc, nous avons dîné.

-Acceptez au moins un verre, intervint Chuck. J'ai un alcool de fabrication locale qui ressemble au scotch!

-Très volontiers.

Pendant ce temps, Ray expliquait à Ellen:

-Nous avons besoin de contacter la Terre de toute urgence. Veux-tu me prêter ta vidéo-radio ?

-Elle est à ta disposition, mais ne crains-tu plus un repérage?

Marc intervint, le front soucieux :

-Il est possible que nos adversaires soient toujours à l'écoute des messages pour la Sécurité Galactique, alors mieux vaut agir en finesse. Nous passerons par le Service de Surveillance des Planètes Primitives. Ils n'ont aucune raison d'écouter cette fréquence.

Dans la chambre d'Ellen, Ray modifia rapidement les réglages du poste et Marc parvint à accrocher un récepteur du S.S.P.P. L'opérateur, un jeune officier au visage criblé de taches de rousseur, s'étonna :

-Je ne vous savais pas en mission, capitaine Stone.

-Passez-moi le général Khov, répondit son interlocuteur, sans prêter attention à la remarque.

Le rouquin esquissa un sourire.

-Je suppose que vous n'ignorez pas qu'il est deux heures du matin à New York et que le général a depuis longtemps regagné son domicile?

-Je maintiens ma demande.

-Je sais que vous êtes un de ses familiers, mais à trop abuser... Ne vous plaignez pas si vous vous faites virer un de ces jours !

L'opérateur disparut sur ce commentaire.

Après plusieurs minutes d'attente, le visage de Khov s'imprima sur l'écran. L'officier était un colosse de deux mètres de haut, pesant plus d'un quintal, au crâne totalement dénudé. De lointaines ancêtres mongols lui avaient légué des yeux bridés très noirs.

Ses lèvres esquissèrent un sourire crispé lorsqu'il reconnut son correspondant.

-Félicitations, capitaine, dit-il d'une voix polaire. Vous battez votre propre record ! Même lorsque vous n'êtes pas en mission, vous trouvez le moyen de me réveiller!

-Je suis navré, mon général, mais je souhaiterais que vous transmettiez un message urgent à l'amiral Neuman.

Marc fit un résumé édulcoré de ses démêlés et de ceux de Ray sur Terrania XIX. Quand il eut terminé, Khov ricana:

-Un cristal qui domine les cerveaux humains, une civilisation disparue, quelques cadavres, il n'y a qu'à vous que peuvent arriver de telles histoires... Pourquoi ne passez-vous pas vos permissions au bord de la mer comme les autres agents? Ne comptez surtout pas obtenir une prolongation !

-Mon général, puis-je...

-Dites à Ray d'envoyer un rapport en accéléré.

L'air féroce, Khov ajouta:

-Moi, je vais me faire une joie de réveiller Neuman. Puisqu'il a cru bon d'enrôler votre androïde, il est juste qu'il bénéficie à son tour de ses découvertes. Attendez ses ordres. Par prudence, je lui dirai d'utiliser notre fréquence.

Sur quoi l'opérateur réapparut, remplaçant le colosse.

-Apparemment, vous vous en êtes tiré encore une fois, mais souvenez-vous de mon conseil... Prêt pour l'enregistrement!

Marc laissa la place à Ray, qui la garda à peine quelques secondes, puis ils regagnèrent le séjour. Rosy, très intimidée par la présence d'Elsa, balbutiait:

-Je pense que vous pouvez partager la chambre avec Ellen. Les hommes dormiront ici ou dans la grange.

Ellen protesta aussitôt:

-Non, Mlle Swenson a besoin de se reposer seule. J'irai dans la grange, et Rike me servira de garde du corps.

Sans attendre de réponse, elle sortit, tirant Ray par la main.

***

A l'appel de Rosy, tous les invités se regroupèrent dans le living-room pour prendre un solide petit déjeuner. Ellen aidait la maîtresse de maison à servir. Marc, qui n'avait fait que l'entrevoir le jour de son arrivée, fut frappé du changement: elle rayonnait de joie. Paradoxalement, Ray paraissait gêné, mal à l'aise. Il émit psychiquement à l'intention de son ami:

-Je n'ai pas encore dit que j'étais un androïde. Je crains les réactions d'Ellen.

-Continue à jouer ton rôle, au moins jusqu'à ce que nous recevions l'appel de Neuman.

Chuck alluma un petit téléviseur tri-D.

-C'est l'heure des informations régionales. Peut-être aurons-nous des nouvelles de ce qui se déroule à Palmer-Ville.

Un présentateur, la mine sombre, apparut. Il annonça d'une voix grave:

-Hier, un drame terrible a ensanglanté notre ville. M. Fersen, deux de ses employés et une jeune femme ont été sauvagement assassinés par deux repris de justice débarqués depuis peu à Palmer-Ville. Le capitaine Ling est arrivé trop tard pour sauver les victimes, mais ses hommes ont abattu un des coupables alors qu'il tentait de s'enfuir.

Suivit une série d'images macabres.

-Bon débarras, émit pour Marc un Ray, rancunier, qui ne pardonnait pas les souffrances infligées à ses amis. Je n'ai plus de soucis à me faire pour récupérer ma grenade.

Rosy poussa un petit cri en reconnaissant les deux hommes qui l'avaient agressée dans le cargonef.

-Vous ne risquez plus de les rencontrer en ville, ironisa Ray.

Le journaliste termina par un violent discours sur les dangers qu'on courait en acceptant les rebuts de l'humanité terrienne.

« Le destin nous donne un joli coup de main, songea Marc. Avec un peu de chance, la police ne cherchera pas plus loin et Ray ne sera pas inquiété. »

La sonnerie de la vidéo-radio retentit alors dans la chambre voisine. Fait exceptionnel dans les annales de la Sécurité Galactique, l'amiral Neuman arborait un discret sourire.

-Je suis très heureux de vous voir en bonne santé, capitaine. N'oubliez pas de transmettre mes respects à Mlle Swenson.

-Merci d'avoir envoyé Ray, amiral.

-Vous savez très bien qu'il serait venu même s'il lui avait fallu voler un astronef! Je n'ai fait que lui faciliter la tâche.

Redevenant grave, Neuman ajouta:

-Vous vous doutez que votre rapport a déclenché sur Terre un beau chambardement, informé par mes soins, le Président a contacté le gouverneur de Terrania XIX. Ce dernier a admis qu'il se sentait très fatigué et il a reconnu qu'il souffrait de certains troubles de la mémoire. Il a donc accepté l'aide de la Sécurité Galactique.

-Les cristaux ne sont plus dangereux depuis que j'ai conclu un arrangement avec mon ami le robot. Toutefois, par prudence, vos hommes devraient identifier et faire examiner tous ceux qui ont été soumis à leur influence.

-C'est prévu! Le colonel Parker, qui commande le croiseur Orion, a reçu des instructions. Il se posera sur l'astroport dans trois heures.

Devant le regard étonné de son interlocuteur, l'amiral précisa:

-Lorsque j'ai été averti de votre message malheureusement tronqué, j'ai envoyé une unité dans le système de Terrania XIX avec ordre de se dissimuler derrière la cinquième planète et d'attendre des nouvelles de Ray ou de mon agent. Je constate que vous l'avez facilement trouvée et que vous utilisez son émetteur.

-Vous noterez également que c'est Carole qui l'a découverte la première. Sans Ray, elle aurait été éliminée !

-Dès que possible, vous regagnerez la Terre avec Mlle Swenson. Une commission de spécialistes sera créée pour étudier vos documents sur cette civilisation inconnue, et elle aura certainement de nombreuses questions à vous poser. Ensuite, lorsque ses travaux seront plus avances, elle désirera certainement se rendre sur Terrania XIX. Vous devrez l'accompagner puisque vous êtes le seul à pouvoir communiquer avec ce curieux robot. Rassurez-vous, c'est le Président lui-même qui demandera à Khov de vous détacher en mission extraordinaire. Il n'y aura aucun problème.

-Entendu, amiral.

-Ah ! Encore un détail ! Dites à Ellen de continuer à m'adresser ses rapports comme par le passé.

Dans le grand living-room, Marc retrouva ses amis et leur résuma sa conversation avec Neuman.

-Nous pouvons donc partir, dit Elsa en se levant.

-Un instant ! Si nos hôtes le veulent bien, je préférerais rester encore quelques heures ici.

-Vous êtes chez vous, répondit aussitôt Chuck.

-Pourquoi? s'étonna Elsa.

Marc grimaça un sourire.

-Nous ignorons si cette chère Carole n'a pas laissé derrière elle quelques pièges à retardement. C'est pourquoi j'aimerais laisser le temps au colonel Parker d'arriver et de débarquer des patrouilles.

Elsa acquiesça de la tête et Chuck proposa:

-Voulez-vous visiter mon petit domaine?

Pendant une heure, Marc et Elsa se promenèrent sur les terres des Stromme. La plus grande partie en était consacrée à l'élevage, mais une zone près de la maison était réservée aux céréales et même aux cultures potagères. Chuck affirma fièrement :

-Je produis les meilleurs légumes de la Galaxie ! Nulle part ailleurs vous n'en trouverez de plus savoureux.

De retour à la ferme, Marc alla retrouver Ray. Ce dernier paraissait très gêné.

-Où est Ellen?

-Dehors. Je lui ai dit la vérité et elle l'accepte très mal. Veux-tu essayer d'intervenir? Je suis malheureux pour elle.

Ellen, debout, immobile, contemplait sans le voir l'horizon herbeux, insensible au soleil qui frappait son visage. Des larmes glissaient en silence sur ses joues.

Marc s'arrêta à côté d'elle et dit d'une voix très douce :

-Je sais ce que vous ressentez, Ellen. Vous croyez avoir été trompée, bafouée par une mécanique sans âme. Mais je vous assure que ce n'est pas le cas. Ray est mon ami. Mon meilleur ami, plus sûr et plus fidèle que s'il était une créature de chair et de sang.

La jeune femme eut un petit haussement d'épaules.

-Non, ne protestez pas, c'est la vérité! Pour me retrouver, il a pris des initiatives que n'aurait jamais prévues un ingénieur. Et moi, sur une planète primitive, il m'est arrivé de le traîner endommagé pendant des jours au milieu de la jungle. Si j'étais parti seul, quelques heures auraient suffi pour me mettre à l'abri, seulement on n'abandonne pas un camarade, un ami. Croyez-vous que j'aurais fait une chose pareille pour un simple assemblage de ferrailles et de circuits ?

Ellen regarda enfin Marc, et un timide sourire éclaira son visage.

-Je crois que je comprends, souffla-t-elle.

Retournant vers Ray, qui était resté discrètement en arrière, elle lui plaqua deux baisers sonores sur les joues.

-Merci, Rike. Pour moi, tu resteras toujours Rike! L'année dernière, après la mort de mon mari, j'ai pensé que ma vie était fichue, terminée. Je me laissais dériver, j'étais indifférente à tout. Lorsque j'ai accepté d'être un informateur de la Sécurité Galactique, je connaissais les risques et je les ai acceptés avec joie. Une forme de suicide, puisque je n'avais pas eu le courage de me supprimer.

Marc voulut intervenir, mais elle l'en empêcha :

-Non! Laissez-moi terminer... Grâce à toi, Rike, j'ai découvert que je peux encore être heureuse, aimer et être aimée. C'est merveilleux !

Elle prit le bras de l'androïde.

-Je sais que tu vas repartir, mais je voudrais que nous restions des amis, de grands amis.

Ray la souleva de terre et la fit tourner, les lèvres ornées d'un sourire très humain.

-Je te le promets ! Et tu sais que je n'oublie jamais rien.

Quand ils rentrèrent dans le living-room, Elsa discutait avec Chuck et Rosy.

-Monsieur Stromme, je désirerais que vous me rendiez encore un service.

-Très volontiers!

-Dans quelques semaines, quelques mois au plus, le domaine Fersen sera mis en vente. Je voudrais l'acheter. Ce sera utile pour garantir l'accès à ma mine. Voulez-vous suivre cette affaire pour moi? Ensuite, je souhaiterais que vous preniez la direction de cette exploitation. Vous aurez toute latitude pour l'organiser à votre idée et nous partagerons équitablement les bénéfices. Qu'en dites-vous?

Chuck accepta immédiatement cette proposition inespérée qui assurait sa fortune.

-Bon Dieu, jura-t-il, quelle histoire! Je pense que nous avons mérité un verre pour arroser ça!

Tandis qu'il sortait la bouteille, Elsa se tourna vers Ellen:

-Que faisiez-vous avant d'arriver sur Terrania XIX?

-J'étais technicienne dans une usine d'électronique. Mais mon mari supportait mal la vie dans une grande ville, et nous avons décidé d'émigrer.

-Voudriez-vous revenir sur Terre?

Ellen hésita un long moment avant de répondre :

-Je ne sais pas! Là-bas, je ne connais plus personne. Les rares amis qui me restent sont ici!

-Dans ce cas, j'ai une offre à vous faire. Je dois réorganiser mes bureaux. L'état de santé d'Angus Shore nécessitera son retour sur Terre. Je vous propose donc de le remplacer et de prendre la direction de ma Compagnie sur Terrania XIX.

-Je ne serai pas capable...

-Rassurez-vous, j'enverrai une équipe de techniciens pour remettre en état les installations. Vous n'aurez qu'à les guider et superviser leur travail. Je sais que je peux compter sur vous ! Malicieuse, Elsa ajouta: -Il m'est indifférent que vous continuiez à renseigner Neuman...