CHAPITRE XII
Dix heures du soir. Ellen sortit du bar avec soulagement. Son travail devenait décidément de plus en plus pénible. Elle enfila la grande rue, déserte à cette heure, mal éclairée par de rares rampes lumineuses.
Elle habitait une petite maison préfabriquée à la lisière de la ville. A l'instant où elle tournait la clé dans la serrure, deux bras puissants l'enserrèrent, l'écrasant contre un torse musculeux. Une haleine puant le whisky frappa ses narines.
-J'ai envie de toi! Pas la peine de perdre tout ce temps bêtement!
Ellen tenta en vain de se dégager.
-Tu es fou, Joë! Lâche-moi!
-Pas question ! Ce soir, tu es à moi, que tu le veuilles ou pas. J'ai assez attendu !
-Non! Au secours!
La brute resserra son étreinte, coupant le souffle à sa victime.
-Tu ne seras pas la première poulette à passer à la casserole. J'aime quand elles se débattent, ça m'excite!
Soulevant la jeune femme de terre, Joë ouvrit la porte d'un coup de pied et fit un pas en avant. Il eut l'impression que le toit lui tombait sur la tête. Ses bras, soudain sans force, lâchèrent leur proie. Un second choc, un craquement, et il plongea dans un trou noir.
Ellen se releva, le corps secoué de violents frissons. Elle reconnut l'étranger qui était passé au bar dans l'après-midi.
-Calmez-vous, lui dit-il doucement. Le temps de me débarrasser de votre encombrant admirateur et je reviens.
Encore sous le choc, la serveuse fut seulement capable de hocher la tête. Ray souleva le corps de Joë et disparut dans la nuit tandis qu'elle entrait chez elle d'une démarche titubante.
L'androïde s'arrêta une trentaine de mètres plus loin. Après s'être rapidement assuré qu'il n'y avait pas de spectateur indésirable, il actionna sans hésiter son désintégrateur. Un éclair mauve jaillit de son avant-bras et le corps de l'homme disparut soudain, comme effacé par une gomme gigantesque.
Ellen sursauta en entendant le bruit de la porte. Ray referma le battant, redressant au passage la serrure que le coup de pied de Joë avait tordue.
La baraque ne comportait qu'une grande pièce. Un coin cuisine, un bloc sanitaire, un divan, une table basse et trois fauteuils. Le robot s'installa sur un siège et sourit:
-Je pense avoir mérité un whisky.
Le visage d'Ellen s'éclaira d'un sourire.
-Je vous l'apporte.
Dès qu'elle eut posé deux verres sur la table, Ray reprit:
-Quand as-tu vu mon ami?
Elle répondit sans hésiter:
-Il y a quatre jours. Il est venu au bar pour boire un verre. Il aurait voulu louer un trans.
-Ensuite?
-Joë et un de ses copains sont arrivés et ils ont immédiatement cherché la bagarre.
-Alors?
Au souvenir de l'algarade, la jeune femme émit un petit rire:
-Ils l'ont trouvée! En moins d'une minute, ton ami les a assommés ! Puis il est sorti et je crois qu'il est allé aux bureaux de la Compagnie Swenson.
-J'ai vu une secrétaire, là-bas.
-C'est Carole! Méfie-toi. Elle dirige tout depuis qu'Angus Shore reste enfermé dans son bureau. D'après ce que j'ai entendu, elle serait aussi la maîtresse de Fersen.
Comme si elle désirait poursuivre la conversation, elle parla longuement de Fersen et des bruits qui couraient sur son compte. Lorsqu'elle se tut, Ray voulut se lever. Mais elle posa vivement une main sur la sienne.
-Reste ici! Je t'en prie, j'ai peur...
Elle se pencha, les yeux clos, offrant ses lèvres. Très gêné, Ray hésita un instant. Déjà, sa compagne se collait contre lui. De toute manière, réfléchit-il, il lui fallait attendre le lendemain pour interroger cette Carole. Il prit donc Ellen dans ses bras, la souleva et la porta jusqu'au divan.
Ses constructeurs l'avaient heureusement doté de tous les attributs nécessaires afin qu'il puisse passer pour un humain. Quant au mode d'emploi, il lui suffisait de se souvenir des exploits de Marc, qu'il s'efforçait de censurer car les administratifs n'aimaient guère voir les agents du service batifoler avec les indigènes...
***
Dès huit heures, Ray pénétra dans les bureaux de la Compagnie Swenson. Carole, fraîche et souriante, assise devant sa table de travail, discutait avec deux hommes.
-Entrez, monsieur Kase ! Voici Lee et Surk. J'allais justement leur expliquer le travail. Vous aurez un rôle très important à jouer.
Elle cligna malicieusement de l'oeil. Lee sortit aussitôt de sa poche une matraque et, d'un geste vif, frappa l'arrivant à la nuque. L'androïde hésita un millième de seconde. Riposter? Trop tôt pour se dévoiler... Il glissa sur le sol, les yeux fermés.
D'une voix sèche, la secrétaire donna ses instructions :
-Embarquez ce gars dans le trans et conduisez-le chez Ellen. Il faut que vous la liquidiez en faisant croire que c'est lui le coupable.
Lee allait protester, mais elle ne lui en laissa pas le temps :
-C'est une indic de la Sécurité Galactique ! En fouillant chez elle, vous trouverez son émetteur que vous m'amènerez. Dépêchez-vous, tout doit être terminé dans une heure!
Sans discuter, les bandits soulevèrent Ray par les bras et les jambes. Carole décrocha le vidéo-phone :
-Capitaine Ling!
Le visage bouffi du policier apparut sur l'écran.
-Dans une heure, vous vous rendrez chez Ellen, la serveuse du bar. Elle vient d'être agressée et tuée. Son assassin est Rick Kase, un repris de justice débarqué hier. Il a refusé de se laisser capturer et vous l'avez abattu.
Son correspondant, le regard vague, ne manifesta aucun étonnement.
-Ellen assassinée; j'ai tué Rike Kase, le meurtrier.
Le trans s'immobilisa sur l'arrière de la cabane. Lee en descendit et alla ouvrir la porte avec brusquerie. Ellen, qui dormait encore, se réveilla en sursaut. Un mouvement de pudeur lui fit tirer le drap qui avait glissé, pour masquer sa nudité. En voyant l'autre homme traîner Ray dans la pièce, elle voulut se lever, mais Lee la repoussa en lui palpant sans vergogne la poitrine.
-Viens m'aider, grogna Surk, il est bougrement lourd !
-Débrouille-toi. L'épaule que ce satané Stone m'a luxée me fait encore mal.
La jeune femme voulut appeler à l'aide, mais Lee prévint son cri en la frappant d'un direct sec et précis à la pointe du menton.
-Tu n'aurais pas dû faire ça!
Le ton de la voix fit se retourner le sbire de Fersen. Il s'immobilisa, regardant d'un oeil stupide Ray, debout, et Surk inanimé à ses pieds. Sa main chercha son pistolaser mais il ne put achever son geste. D'un fulgurant revers de main, son adversaire venait de lui briser l'avant-bras. Une pince plus dure que l'acier serra sa gorge.
-Tu as dix secondes pour me répondre ! Où est le capitaine Stone?
Lee tenta de desserrer l'étau qui l'étouffait. En vain!
-Je... je ne sais pas, parvint-il à murmurer, la tête bourdonnante.
-Tu viens de perdre ta dernière chance, dit Ray, le regard féroce.
Et il augmenta sa pression.
-Attendez... Il est...
L'étau se relâcha légèrement.
-Il est prisonnier chez M. Fersen... Tout au moins il l'était avant-hier... Depuis, je ne sais pas... Je ne suis sorti qu'hier soir de l'hôpital.
-Et Mlle Swenson?
-Elle était avec lui... et un autre type aussi... Un Asiatique...
-Bien ! J'ai besoin de quelques précisions.
Maintenant volubile, Lee répondit à toutes les questions de Ray. Lorsqu'il se jugea suffisamment renseigné, l'androïde mit fin au dialogue d'une brusque tape sur le crâne de son interlocuteur.
Il lui était impossible de relâcher ses prisonniers qui s'empresseraient d'avertir Carole et Fersen. Ce serait la mort pour Marc et Elsa... Il ramassa donc les corps et les empila clans le trans, qu'il alla dissimuler une cinquantaine de mètres plus loin, entre deux fourrés. Là, il en fit tomber les deux bandits et activa son désintégrateur.
-Désolé, il ne fallait pas attaquer Marc!
Ce fut leur seule oraison funèbre !
Ray retourna au pas de course à la cabane. Ellen n'avait pas encore repris connaissance. Il humecta un linge qu'il lui passa sur le visage et elle ne tarda pas à ouvrir lès yeux. Elle sourit en reconnaissant son ami puis, soudain la mémoire lui revint, la peur agrandit ses yeux.
-Rike, ces hommes...
Il lui caressa le front.
-Tout va bien ! Ils sont partis. Ils ne reviendront plus... Plus jamais.
Il émanait de lui une telle force que la jeune femme rassurée, laissa retomber sa tête sur l'oreiller. Ses bras se nouèrent autour du cou de son compagnon, l'attirant sur elle. Il y avait clans son regard un appel, une supplique même, et l'androïde ne put refuser.
***
Rayonnante, Ellen servait le petit déjeuner, vêtue d'un déshabillé léger qui ne masquait que très imparfaitement ses formes. Lorsque le capitaine Ling apparut brusquement, son arme à la main, elle ne put retenir un petit cri.
Il contempla le spectacle avec stupeur.
-Ellen... vous êtes morte... Vous avez été assassinée par Rike Kase...
-Soyons sérieux, capitaine ! Ai-je l'air d'un affreux cadavre ?
Le policier laissa retomber son pistolaser manifestement inutile. Il se passa la main sur le front, cherchant à rassembler ses idées.
-Voulez-vous une tasse de café?
-Oui... Euh... non! Vous affirmez que vous n'avez été victime d'aucune agression?
-Bien sûr!
-Cet individu ne vous menace pas?
-Vous présent, qu'aurais-je à craindre?
-Excusez-moi ! Je pense qu'il y a eu erreur...
-Ou qu'on a voulu nous faire une mauvaise farce.
Dès que le policier eut évacué les lieux, Ray se leva:
-Tu as été parfaite, Ellen, mais maintenant, il faut que tu disparaisses.
-Pourquoi?
-Carole sait que tu renseignes la Sécurité Galactique et elle veut t'éliminer. Dans son plan, je n'étais destiné qu'à fournir un coupable pour couper court à toute enquête.
Ellen pâlit fortement et des larmes perlèrent à ses paupières.
-Où pourrais-je aller? Les rares amis que j'ai ici ne voudront jamais m'aider s'ils savent que Fersen me recherche.
-Je crois avoir une solution. As-tu une carte de la région?
Elle lui donna ce qu'il demandait. Tout en dépliant le document, l'androïde reprit:
-Prépare un sac de voyage. Surtout, n'oublie pas ton émetteur. Nous pourrons avoir besoin de communiquer avec l'amiral Neuman.
La jeune femme dévisagea son amant, perplexe. Devait-elle faire confiance à un repris de justice expulsé de la Terre?
-Comment connais-tu Neuman?
-J'ai eu l'occasion de le rencontrer plusieurs fois, sourit le robot. Maintenant, dépêche-toi. Nous devons avoir filé avant que Ling apprenne à cette chère Carole que tu es toujours vivante.
Ce rappel incita Ellen à faire diligence. Bientôt, elle confiait à Ray un lourd coffre contenant la vidéo-radio et saisissait son sac.
-Rike, c'est affreux, je n'ai pas de trans!
-Nous utiliserons celui de nos « amis ». Viens, je l'ai caché derrière la maison.
Dès qu'ils furent installés, l'androïde démarra. Il prit la route du nord mais obliqua vite sur la gauche.
-Où allons-nous
-Dans une ferme! Stromme et sa femme t'hébergeront quelques jours. Ils ne refuseront pas de me rendre ce service.
-Je croyais que tu n'étais jamais venu sur Terrania XIX, remarqua Ellen, soudain soupçonneuse.
Son compagnon émit un petit rire sarcastique.
-J'ai la spécialité de sauver les petits Chaperons Rouges des grands méchants loups!
Comme le pensait Ray, Chuck les accueillit avec une agréable simplicité. Tandis que Rosy entraînait Ellen à l'intérieur de la ferme, le robot expliqua:
-Il faut qu'elle reste cachée en permanence, les gars de Fersen la recherchent pour la tuer. Je ne peux vous donner d'autres explications.
-Je n'en ai pas besoin pour rendre service à un ami! Ici, elle sera à l'abri, d'autant qu'en ce moment, les séides de Fersen ne se montrent guère. Il semble qu'ils soient occupés ailleurs...
Désignant la colline qui barrait l'horizon, Chuck ajouta:
-Hier, je crois qu'il y a eu de la bagarre à la mine. J'ai nettement vu des éclairs de rayons laser.
Rosy reparut très vite suivie de son « invitée ».
-Voilà, je l'ai installée dans la chambre d'ami. Naturellement, vous restez pour déjeuner.
-Non, merci. Je n'ai déjà que trop perdu de temps. J'ai une visite à rendre!
Alors qu'il montait dans le trans, Ellen courut vers lui pour l'embrasser. Ray se dégagea doucement.
-Ne mets plus le nez dehors, bougonna-t-il. Et surtout, ne te sers pas de ta vidéo-radio. Ce sont sûrement tes émissions qui t'ont fait repérer. Je reviendrai dans deux ou trois jours.
Il démarra brusquement. Ellen regardait toujours l'engin qui s'éloignait à grande vitesse, quand Rosy lui prit doucement le bras.
-Venez vous mettre à l'abri des regards indiscrets.
Elle ajouta avec un soupir:
-Rike est un garçon déconcertant. Un mélange de douceur désarmante et de force brutale qui effraie.