CHAPITRE II
Marc étouffa un bâillement. Il voyageait depuis trois jours dans le subespace et n'avait guère quitté le poste de pilotage. Certes, l'ordinateur de vol assurait les manoeuvres, mais le jeune homme désirait le surveiller. D'ordinaire, Ray assumait ces besognes routinières et en plus apportait le réconfort d'une présence familière.
Après un regard sur les instruments de vol, Marc se rendit dans la cabine-salon, où il se versa un verre. Cette inaction prolongée le minait. Ce fut avec soulagement qu'il entendit la voix synthétique de l'ordinateur annoncer l'émergence du subespace.
Il retourna dans le poste de pilotage et s'allongea sur le siège-couchette. Les sangles magnétiques bouclées, il ferma les yeux.
-Transition dans cinq secondes... quatre... une...
Marc reprit très vite connaissance. Lorsqu'il se redressa, il vit que l'ordinateur affichait déjà les caractéristiques du système solaire où l'astronef s'était matérialisé.
-Soleil de magnitude G, référence DX 2950 de l'annuaire galactique. Terrania XIX est la quatrième planète d'un système en comportant huit. Elle est la seule terramorphe. Les autres présentent des conditions climatiques impropres à toute vie, annonça la machine.
Les détecteurs se centrèrent sur Terrania XIX, dont l'image apparut sur l'écran. Une grosse sphère bleutée.
-Masse: 0,95 de celle de la Terre. Atmosphère de type terrestre, avec un peu plus d'oxygène et moins de gaz carbonique.
-Elle ne connaît pas encore les charmes de la pollution, ricana Marc.
-Rotation sur son axe en 26 heures 12 minutes et révolution autour du soleil en 327 jours. Des océans occupent 78% de la surface du globe. Un seul continent en émerge, s'étendant d'est en ouest sur la moitié de la circonférence. Il est barré en son milieu par une haute chaîne de montagnes. Les pôles sont couverts de glace et l'équateur est chaud et humide. Les saisons sont peu marquées.
Le vaisseau fonçait vers la planète, qui grossissait rapidement ; elle occupa bientôt tout l'écran central. Le télescope se focalisa sur une région.
-La seule ville se situe à la hauteur du 30ème parallèle nord, sur la côte ouest, à l'embouchure d'un grand fleuve. La plaine alluvionnaire de cet estuaire est propice à la culture. Au nord se trouve une série de collines où l'industrie se développe. Habitants recensés: 12 328.
L'ordinateur interrompit sa leçon de géographie pour annoncer:
-Attention! La phase de décélération est amorcée. Attachez vos sangles.
Dix minutes plus tard, l'écran de la vidéo-radio s'éclaira, montrant le visage de l'opérateur de la tour de contrôle.
-Astronef Mercure de la Société Galaxie-Service, dit Marc. Je demande l'autorisation de me poser.
Le contrôleur, un homme jeune au visage bronzé, répondit:
-Autorisation accordée. Branchez le pilote automatique, nous vous prenons en charge. Atterrissage prévu 10 h 32, heure locale. Bienvenue à Palmer-Ville.
Marc n'ayant aucune manoeuvre à effectuer, il se contenta de regarder le paysage. Une belle plaine s'étendait le long des deux rives du fleuve, couverte de prairies. Au-delà, c'était le domaine de la foret. L'arrivant aurait aimé pouvoir se documenter sur la flore et la faune locales, mais à l'astroport de New York il n'avait trouvé qu'une petite brochure vantant le climat de Palmer-Ville, sans autre renseignement. Son expérience des planètes primitives lui avait pourtant appris qu'il existait souvent de dangereux prédateurs sous les frondaisons des plus beaux arbres.
L'agglomération se dressait à une dizaine de kilomètres de l'astroport. Elle était encore bien modeste! Au nord s'élevaient quelques fumées. Un minime début de pollution, qui irait en s'aggravant !
L'astroport ne comportait qu'une tour de contrôle et un bâtiment rectangulaire. Un seul astronef y stationnait, à une extrémité. Avec émotion, Marc reconnut le Neptune S, le yacht d'Elsa. Il alluma la vidéo-radio. Après un long moment apparut sur l'écran le visage d'un gros rouquin, les joues mangées par une barbe de plusieurs jours.
-Capitaine Stone ! annonça sèchement Marc. Je veux parler à Mlle Swenson.
-Elle n'est pas ici.
-Passez-moi le commandant Yuko!
Yuko était responsable du Neptune depuis son achat par Elsa.
-Il est parti également. J'ignore quand ils doivent revenir.
Pressé de questions par son interlocuteur, le rouquin se contenta de hausser les épaules.
-Je ne sais rien de plus! Mes ordres sont seulement d'attendre leur retour.
Son vaisseau ne s'était pas plus tôt posé en douceur -que Marc saisit son sac de voyage et descendit l'échelle qui s'était mise en place automatiquement.
Il respira avec plaisir l'air vif du dehors, agréable changement après un voyage en atmosphère conditionnée. Puis, aucun véhicule de service ne venant le chercher, il traversa la piste à pied. Un gros soleil rouge brillait dans le ciel, chauffant durement l'air. Le Terrien était en sueur lorsqu'il arriva au bâtiment principal.
Les formalités furent vite expédiées, par un policier transpirant dans un uniforme crasseux.
-La taxe d'astroport se monte à cinquante dols par jour, payables d'avance. Faites votre versement avant de quitter l'astrogare, sinon votre appareil sera confisqué.
Tandis que le visiteur ramassait ses affaires, l'autre ajouta:
-N'oubliez pas que le gouverneur défend les bagarres dans la ville. Toute infraction est punie de prison!
-Puis-je louer un véhicule?
-Ici il n'y a aucune agence. Un car part dans une demi-heure pour la ville. Ne le manquez pas, ou vous devrez attendre celui de demain.
Après un trajet cahotant dans un véhicule surchauffé et brinquebalant Marc atteignit la ville. Bien belle appellation pour désigner un assemblement de baraques préfabriquées d'où, par endroits, émergeaient des constructions de pierre à deux étages. L'arrivant retrouvait l'atmosphère pittoresque des planètes en voie de développement. Le large estuaire du fleuve se prolongeait par une mer d'un bleu resplendissant.
Le hasard, pour une fois, fit bien les choses. A quelques dix mètres de l'endroit où s'arrêtait le car, une affiche placardée sur une baraque indiquait: « Compagnie Swenson ».
Une secrétaire brune inoccupée bâillait derrière un bureau vierge de tout papier.
-M. Shore? s'enquit Marc.
La jeune femme tendit le bras, désignant une porte. Le geste eut pour effet d'ouvrir son chemisier, dévoilant une poitrine qui se passait sans difficulté de soutien-gorge.
-Merci! n'attrapez pas froid, ironisa le spectateur.
-Si vous voulez me réchauffer, je termine à cinq heures. Et je m'appelle Carole.
Le regard qu'elle posait sur le visiteur confirmait son invitation. Mais Marc n'était pas là pour flirter.
Angus Shore était grand, brun, solidement musclé. Son visage avait des traits énergiques. Il sursauta pourtant à l'entrée de Marc, et un éclair de peur traversa son regard trop bleu, hébété.
-Qui êtes-vous? Que voulez-vous?
-Capitaine Stone! Où est Mlle Swenson?
Shore haussa les épaules.
-Je l'ignore.
-Quand est-elle passée ici?
-il y a trois... non, quatre jours. Elle était accompagnée d'un Asiatique. Elle a regardé mes livres de comptes, puis elle est partie.
-Où?
-Je ne sais pas...
Il tressaillit devant le geste irrité de Marc et ajouta avec précipitation :
-Elle voulait se rendre à la mine. Je lui avais pourtant dit qu'il ne fallait pas! C'est dangereux... Ils ne veulent pas...
-Qui? s'écria le Terrien.
L'autre sursauta et se tassa sur son siège, terrorisé.
-Je ne sais pas! Je ne sais pas..., gémit-il, quasi hystérique.
Quoique furieux, Marc n'insista pas. Il sentait qu'il ne pourrait rien tirer de cette loque.
Dans l'entrée, la secrétaire n'avait pas rajusté son chemisier. Elle sourit en voyant réapparaître le visiteur.
-Ça fait longtemps qu'il est comme ça, votre patron ?
-Un peu plus d'un mois. Un matin, il est arrivé avec l'air de quelqu'un qui a rencontré un fantôme. Depuis, il s'enferme dans son bureau sans même me parler...
Un soupir gonfla la poitrine de la jeune femme, faisant saillir ses seins.
-Pourtant, avant, nous nous entendions bien. Nous faisions souvent l'amour.
Une fois dehors, Marc hésita un instant. Il n'y avait pas foule dans la rue bordée de maisons sans originalité. Il essuya son front où perlaient des gouttes de sueur et, d'un geste machinal, régla le thermostat de sa combinaison d'astronaute. Puis son léger sac à la main, il traversa la chaussée, pour gagner une baraque dont l'enseigne proclamait la vocation hôtelière.
Une salle basse, non climatisée, des tables dont une seule était occupée par deux consommateurs. L'arrivant se hissa sur un tabouret et s'accouda au comptoir de bois brut. La serveuse, blonde, jeune, eût été jolie si les traits de son visage n'avaient laissé transparaître une lassitude infinie.
-Un scotch avec beaucoup d'eau, commanda Marc.
Il fut vite servi.
-Ici, on paie d'avance.
Il poussa sur le comptoir une plaque de monnaie.
-Vous buvez avec moi ?
-Pourquoi pas? Le patron me paie pour ça. Je m'appelle Ellen.
Comme si elle éprouvait soudain le besoin de se justifier, la barmaid ajouta:
-Seulement pour boire! Je ne suis pas une putain. Pas encore, du moins. Vous êtes nouveau, ici?
-De passage seulement, et j'aimerais ne pas m'attarder. Est-il possible de louer un véhicule?
-Pour aller où?
-Au nord ! J'ai envie de visiter des installations minières.
La jeune femme secoua la tête.
-Je ne vous le conseille pas ! Là-bas, c'est le domaine privé de M. Fersen. Et il n'aime pas les visiteurs.
-Qui est-ce?
Deux hommes pénétrèrent dans le bar. Jeunes, costauds, le visage dur.
La serveuse devait les connaître, car elle blêmit et s'éloigna pour se réfugier à l'extrémité du comptoir. Les deux nouveaux venus s'installèrent de chaque côté de Marc. L'air se chargea d'électricité... et les derniers consommateurs filèrent sans aucune discrétion.
Peu désireux de participer à une bagarre, le Terrien recula et voulut prendre son bagage.
-Pas touche, ricana l'un des jeunes. C'est à moi !
-Je crois que vous faites erreur.
-Me traiterais-tu de menteur et de voleur?
Marc s'assura que le bar était maintenant désert.
-Oui! Et aussi d'imbécile!
Le type pâlit et avança d'un pas, les poings serrés, pendant que son acolyte s'écartait avec l'idée manifeste de prendre l'étranger à revers.
Malheureusement pour eux, Marc avait participé à nombre de combats, dans des villages primitifs, des tavernes moyenâgeuses et même des boîtes à cosmatelots. Il savait que dans ce genre de rixe, mieux valait frapper le premier. Après un petit saut rapide de côté, il se retourna. Son pied partit aussitôt, atteignant à l'estomac le voyou qui se trouvait derrière lui.
Le coup, porté selon la meilleure technique du karaté, fut particulièrement violent. L'homme se plia en deux, râlant de souffrance. Dans un écart rapide, Marc évita la charge du second, qui heurta son compagnon, l'envoyant à terre. Le jeune malfrat n'eut pas le temps de retrouver son équilibre. Une lourde manchette ébranla sa nuque, embrumant son esprit, il tenta néanmoins de se retourner. Un coup à la face lui ferma l'oeil gauche, puis un magistral uppercut au menton le fit glisser dans un puits sans fond. Pendant ce temps le deuxième voyou qui était à genoux, essayait de se redresser. Marc mit fin à ces velléités d'un direct à la face qui l'expédia au sol, les bras en croix.
Le visage de la barmaid apparut au-dessus du comptoir. Il affichait un ébahissement complet. Mais un sourire apparut bientôt sur ses lèvres.
-Même si vous le paierez probablement très cher, il est bien agréable de voir ces vermines prendre une raclée !
Son client lança une plaque de cent dols sur le bar.
-C'est pour les ennuis que cela pourrait vous causer, Ellen.
La serveuse secoua la tête.
-Je suis ravie ! Ravie ! Seulement vous devriez filer avant qu'ils ne se réveillent.
Regardant les deux corps étendus, Marc ironisa:
-Je crois que j'ai le temps de boire un autre scotch.
Ellen emplit deux verres avec rapidité.
-C'est offert par la maison!
Tout en buvant, son interlocuteur réfléchissait à la façon de se procurer un moyen de transport. Lorsqu'il lui posa la question, Ellen répondit:
-Ici, les trans et les hélijets sont hors de prix, parce qu'ils doivent être importés de la Terre. Personne ne voudra vous en céder un, surtout pour aller dans le nord.
-Merci pour le verre, Ellen ; je crois que j'ai une idée.
Marc quitta le bar sans un regard pour ses victimes toujours inconscientes. Traversant la rue, il retourna dans la baraque abritant les locaux de la Compagnie Swenson. La surprise que manifesta la brune secrétaire en le voyant apparaître ne lui échappa pas.
-Votre patron possède un trans. Où est-il?
-Derrière la maison. Mais vous ne pouvez...
-Je m'expliquerai avec Mlle Swenson, puisque c'est à elle qu'appartient tout le matériel.
Et il ressortit d'un pas rapide. La brunette, après un instant d'hésitation, alluma le vidéophone.