CHAPITRE X

La brune secrétaire de la Compagnie Swenson pénétra d'un pas pressé dans le bureau de Fersen. Elle n'avait plus rien de la fille un peu simplette attendant les ordres du patron.

Le colosse avança vers elle, l'enlaça et l'embrassa :

-Carole, si tu savais comme j'ai hâte que tout soit terminé! Nous pourrons enfin vivre ensemble ici.

La jeune femme se dégagea avec un sourire.

-J'ai reçu un appel de Sherman. Il arrive demain matin et ne souhaite pas rester plus de quelques heures. Il veut ses documents signés. Où en es-tu, avec tes... pensionnaires?

Fersen eut un geste d'impuissance.

-Je ne comprends pas comment ils résistent !

Carole laissa échapper un petit sifflement agacé.

-Impossible! Tu utilises mal les quartz! Je n'ai jamais vu quelqu'un tenir plus de quelques heures.

-Viens voir toi-même.

Il mena sa compagne à la cave, après s'être fait escorté d'Igor. Les prisonniers étaient adossés au mur, dans l'angle opposé aux cristaux. Marc ne semblait pas en trop mauvaise forme ; l'enflure de son visage meurtri avait déjà diminué de moitié. Reconnaissant la secrétaire, il lança:

-Je croyais que vous souhaitiez un rendez-vous galant?

Elle haussa les épaules et évalua la pièce du regard.

-Ridicule ! Fais-les attacher sur des chaises à un mètre des pierres. Tu verras que leur résistance ne durera guère.

Vexé, Fersen aboya cependant une série d'ordres. Moins d'une demi-heure plus tard, les trois captifs se retrouvaient ligotés à proximité des cristaux.

Revenu dans son bureau, le colosse murmura, les yeux brillants:

-Restes-tu ici ce soir?

-Impossible! Je rentre chez moi. Je crains que la Sécurité Galactique ne possède encore un agent à Palmer-Ville.

Le visage de Fersen se crispa:

-Je pensais que nous l'avions éliminé?

-J'ai installé chez moi une écoute permanente qui balaie toutes les fréquences. Et j'ai enregistré un fragment de message ; trop bref malheureusement pour que je puisse le décrypter ou localiser l'émetteur. Toutefois, j'ai noté la fréquence. Si cet espion émet de nouveau, je suis sûre de le coincer.

Fersen reconduisit Carole jusqu'à son trans.

-Le cargonef arrive demain, dit-elle. As-tu besoin de quelque chose?

-Recrute-moi deux ou trois gars solides. Par la faute de ce maudit Stone, j'ai perdu trois hommes et deux autres sont à l'hôpital.

-Entendu! Envoie Igor visiter les prisonniers ce soir. Tu seras surpris de leur changement. Demain, tout sera réglé.

La jeune femme effleura les lèvres de son compagnon d'un rapide baiser et lança:

-A demain!

-Attends! Je n'aime pas te savoir sur la route. Je t'accompagne.

Dans la cave, Marc subissait l'assaut psychique des cristaux.

-Obéir... Obéir...

Quelques secondes lui suffirent pour accorder ses ondes cérébrales.

-Il suffit! Je suis un maître!

La pensée étrangère hésita, diminua...

-Que dois-je faire ?

Sans faiblir, le Terrien ordonna:

-Cesse d'émettre!

-C’est dangereux! S'il survenait...

-Non ! Nous devons pratiquer des contrôles. Je te contacterai quand ce sera nécessaire!

La stimulation psychique diminua encore puis disparut. Dans la coupe, les pierres perdirent de leur brillant.

-Marc, murmura Elsa, je ne sens plus rien. Qu'arrive-t-il ?

-Je l'ignore. Ces cristaux obéissent à une entité que je n'arrive pas à comprendre. Elle paraît me confondre avec d'autres créatures. Profitons-en! Quoique, pour l'instant, nous ne puissions qu'attendre.

Des heures s'écoulèrent, monotones, rendues pénibles par les liens trop serrés qui les rivaient à leurs sièges. Lorsqu'il entendit le bruit d'une clé tournant dans la serrure, Marc chuchota:

-Prenez l'air hébété.

Igor, solide gaillard à la tignasse brune et aux yeux bridés, souvenirs d'ancêtres asiatiques, jeta un regard satisfait sur le tableau. A intervalles réguliers, les trois prisonniers psalmodiaient:

-Obéir... Obéir...

Avec un rire ironique, l'arrivant s'exclama :

-Détache-les, Al! Nous allons les conduire dans le bureau du patron. Il ne va pas tarder à rentrer de la ville, et il sera enchanté de les trouver dans d'aussi bonnes dispositions.

Marc se frictionna les poignets à l'endroit où les cordes avaient laissé des sillons rouges, sans cependant omettre de balbutier:

-Obéir... Obéir...

Al achevait de libérer Yuko quand il s'exclama :

-Curieux! Je suis à côté de ces fichus cailloux et je ne sens absolument rien...

Alerté, Igor avança d'un pas tout en portant la main à son pistolaser. Il ne put achever son geste : Marc s'était jeté sur lui et son poing lui percutait l'estomac tel un bélier. Le garde hoqueta, se plia en deux et fut cueilli par un coup de genou, sec et précis au menton. Il glissa à terre, mais pas assez vite pour éviter la manchette qui s'abattit sur sa nuque.

L'agent du S.S.P.P. se retourna, prêt à recevoir l'autre bandit. C'était inutile : Yuko était, lui aussi, entré en action. Le dénommé Al avait visiblement plusieurs côtes cassées et le larynx écrasé.

L'Asiatique salua son compagnon d'une inclinaison de buste.

-Un de mes parents était grand maître karatéka.

-Vous êtes son digne descendant, Yuko. Tenez, prenez le pistolaser.

Le trio grimpa rapidement l'escalier de la cave, qui aboutissait à un vaste hall. Aucune lumière n'y brillait. Marc approcha de la porte d'entrée qu'il ouvrit doucement. Il resta un instant à épier les bruits de la nuit.

-Attention, chuchota-t-il, j'entends une sentinelle à l'extérieur.

Il se faufila dans l'obscurité.

Moins de deux minutes plus tard, il reparaissait, un fusil à la main. Un sourire cruel découvrait ses dents.

-La voie est libre. Ils manquent encore d'entraînement. Voyons si nous pouvons emprunter un trans, le garage est là-bas.

Deux petits rayons laser vinrent à bout de la serrure. Les fugitifs s'entassèrent dans le véhicule le plus proche.

-Yuko, prenez le volant, je vous couvrirai avec le fusil. Foncez, et ne vous occupez de rien d'autre.

Sans hésitation, le Japonais s'installa aux commandes et mit le contact. Le moteur ronfla aussitôt.

A peine le trans avait-il parcouru une centaine de mètres que la lueur des phares d'un autre engin apparut.

-Eteignez vos lumières et appuyez à droite, ordonna Marc. Fersen revient un peu trop tôt!

Les fuyards regagnèrent la route tandis que l'autre trans s'immobilisait devant le bâtiment principal.

-Où allons-nous? s'enquit Yuko.

-Regagnons le Neptune, proposa Elsa.

Marc secoua la tête.

-Dans quelques minutes, notre évasion sera découverte. La route sera barrée avant que nous ayons atteint Palmer-Ville. Et même si nous arrivons là-bas, que ferons-nous? Le Neptune est aux mains d'un séide de Fersen qui ne nous le rendra pas sans combattre. Le gouverneur et le chef de la police, eux, sont sans doute sous l'influence des cristaux et doivent obéir à Carole...

-Il faut lancer un appel par vidéo-radio, reprit Elsa. La Sécurité Galactique ne peut refuser de nous aider.

Après un instant de réflexion, Marc s'écria:

-La mine! J'ai vu qu'il y a là-bas un vidéo-phone. En plus, nous serons à l'abri quelques heures.

Arrivé à la bifurcation, Yuko vira à droite.

Fersen malmenait son vidéophone. Enfin, le visage de Carole apparut sur l'écran.

-Gros pépin ! Nos hôtes se sont évadés. Igor et Al se sont laissés berner comme des novices.

-Les imbéciles! gronda la jeune femme.

-Rassemble tous nos hommes. Qu'ils barrent la route à l'entrée de la ville. Nous devons les rattraper à tout prix!

-Je fais le nécessaire. Je te rappelle dans une demi-heure.

Fersen sortit aussitôt de son bureau, rameuta ses hommes et les répartit dans des trans prêts à partir. Un employé s'approcha de son patron, mal à l'aise.

-Qu'y a-t-il Joë?

-Al vient de mourir et Igor est toujours sans connaissance. Faut-il appeler le médecin?

-Pas question! Il n'est pas sous notre contrôle, et il risque de prévenir les autorités. Les gars sont prêts?

-Ils attendent vos ordres. Ils sont impatients de venger leurs camarades!

-Rappelle-leur mes instructions! Il faut les prendre vivants ! C'est à cette seule condition que les dix mille dols de prime seront verses.

Fersen hésitait toujours lorsque Carole rappela.

-Deux trans sont partis. Ils progressent sur la route mais n'ont rencontré aucun véhicule. Je crois que nous commettons une erreur. Tes évadés ne se dirigent pas vers Palmer-Ville, où ils savent qu'ils ne peuvent compter sur aucune aide puisque j'ai commis l'erreur de me montrer à eux.

-Où peuvent-ils aller?

-A la mine.

-L'accès en est défendu par un robot.

-Dont le conditionnement a été modifié par Stone! ricana la jeune femme.

Fersen éructa une série de jurons.

-Je pars immédiatement! Si tu as raison, nous risquons une catastrophe.

***

Yuko arrêta le trans devant l'entrée de la concession. Le robot de surveillance se matérialisa aussitôt :

-Vous êtes sur la propriété...

-Marc et Elsa, lança Marc très vite.

La machine se rangea docilement.

-Passez!

L'engin redémarra et traversa l'esplanade.

-Arrêtez-vous devant le plus petit bâtiment, dit Marc.

La lumière s'alluma dès qu'ils eurent franchi le seuil de la construction. Tandis que Yuko se dirigeait vers le distributeur automatique de boissons, Marc chercha la vidéo-radio. Comme il le craignait, il n'existait pas d'émetteur hyperspatial. La liaison devait être relayée par le centre de communication de la ville.

Il composa fébrilement le numéro d'appel. Après un moment qui lui parut durer un siècle, un opérateur apparut sur l'écran.

-Je veux une communication urgente avec la Terre.

-Rappelez plus tard.

-Pas question ! Je demande le quartier général de la Sécurité Galactique. Ces appels sont prioritaires.

-Si ce n'est pas justifié, vous risquez une bonne amende.

-Je prends le risque!

L'employé haussa philosophiquement les épaules.

-Veuillez patienter.

Des minutes s'écoulèrent, durant lesquelles Marc bouillit d'impatience. Il avala distraitement le contenu d'un gobelet que Yuko lui tendait. Enfin, le visage d'un officier de la Sécurité Galactique se profila sur l'écran.

-Capitaine Stone! Message urgent pour l'amiral Neuman. Mlle Swenson et moi demandons de l'aide...

Des éclairs zébrèrent l'écran et des explosions firent vibrer les murs du baraquement. Les lumières clignotèrent puis s'éteignirent, tandis que retentissait une sonnerie d'alarme.

***

Les deux véhicules chargés d'hommes s'immobilisèrent devant la clôture électrifiée. Les yeux rivés aux jumelles, Fersen beugla :

-Je vois le trans! Ils sont dans ce bâtiment!

Désignant les antennes fixées sur le toit, il ordonna à ses séides:

-Tirez! Tirez! Utilisez les lance-grenades.

Deux salves suffirent pour abattre les tiges métalliques, qui furent transformées en un amas de ferrailles tordues. Un véhicule voulut ensuite forcer l'entrée en dépit du robot de surveillance ; il s'embrasa aussitôt sous le tir de la machine. Cinq hommes sautèrent à terre, mais le sixième, coincé derrière son volant, ne put les imiter; il périt dans les flammes, avec d'atroces hurlements.

Furieux, les survivants concentrèrent leur tir sur le robot. Néanmoins, deux d'entre eux s'effondrèrent avant que la mécanique fut disloquée.

-En avant! hurla Fersen. Ne les laissez pas fuir, visez les jambes.

Trois silhouettes sortaient au pas de course du baraquement, toujours soumis à un tir intense. Elles atteignirent l'entrée de la mine et disparurent dans la galerie principale.

-Ils sont coincés, jubila le colosse. Il n'y a pas d'autre issue...

Après avoir dégagé le chemin de la carcasse du robot, les assaillants traversèrent l'esplanade. Deux bandits, plus véloces que leurs compagnons, atteignirent avant eux l'entrée de la galerie. Ils s'effondrèrent aussitôt, frappés par des rayons laser.

Fersen fit ranger les dix hommes qui lui restaient en arc de cercle et leur ordonna d'entretenir un feu nourri. Obligés de se terrer, les assiégés ne pouvaient riposter.

-Les lance-grenades, en position! Nous allons les enfumer comme des renards. S'ils ne veulent pas étouffer, il faudra bien qu'ils sortent.

***

Une grenade explosa dans la mine, détachant des rochers de la voûte. Marc recula de quelques pas, secoué par une quinte de toux. Il essuya d'un revers d'avant-bras son visage congestionné, dégoulinant de sueur.

-Ils sont bien camouflés, haleta-t-il, je ne peux les atteindre. Nous devons encore reculer.

-J'ai exploré la galerie, annonça Yuko avec un calme imperturbable. Elle ne s'enfonce que de trois cents mètres sous la colline. Voulez-vous que je tente une sortie?

-Ce serait un sacrifice inutile! Leur tir convergeant vous abattrait aussitôt. Laissons-les entrer, nous aurons plus de chances. Elsa, replie-toi jusqu'au front de taille.

Dans la poussière soulevée par la grenade, Marc discerna une silhouette. Il épaula son fusil pressa la détente. L'ombre bascula avec un cri. Mais une nouvelle grenade explosa, obligeant les assiégés à reculer.

Un peu au hasard, l'agent du S.S.P.P. ouvrit pourtant le feu. Un râle d'agonie lui prouva qu'il avait touché un agresseur. Il se jeta au sol, tandis que plusieurs rayons laser trouaient l'obscurité. Sa lutte était sans espoir, il le savait. Les assaillants étaient trop nombreux! Seul, il n'aurait éprouvé que du regret, mais l'idée qu'Elsa devait aussi mourir lui était insupportable.

-Ray... Ray..., émit-il avec force. Où es-tu? J'ai besoin de toi!

C'était puéril, car son ami était beaucoup trop loin pour recevoir son message.

Il fut surpris de sentir une pensée étrangère se glisser dans ses neurones.

-Maître... vous avez un problème?

Avant qu'il puisse répondre, l'entité poursuivit:

-Les cristaux ne sont pas assez nombreux pour influencer tous ces gens, mais je peux les empêcher d'avancer. Reculez-vous. Vite !

Marc balaya la galerie d'un long jet laser, achevant d'épuiser le chargeur énergétique de son arme, puis il rejoignit en rampant ses amis. Soudain, un grondement fit trembler les parois, comme si une vingtaine de charges explosives s'allumaient en même temps. Dans un bruit épouvantable, toute l'entrée de la galerie s'effondra. Médusé, Fersen, debout dans son trans, vit un énorme nuage de poussière s'élever tandis que trois hommes se repliaient en courant, hébétés. L'un d'eux arriva près du véhicule, noir de poussière, le visage barré d'une estafilade sanglante.

-Patron! L'enfer... Un éboulement... Les autres sont coincés!

Dans la lumière de l'aube, le nuage se dissipait.

-Nous ne pouvons rien pour eux. Il faudra des semaines pour remettre cette galerie en exploitation. Rentrons !

Devant la mine choquée de ses sbires, Fersen ajouta :

-Vous toucherez chacun votre prime de dix mille dols!