CHAPITRE XVII

A l'instant où Marc, tous les muscles bandés, allait bondir, la porte du poste de pilotage s'ouvrit et une ombre plongea sur Warga, relevant le bras armé. Ray ! Comment était-ce possible ?

Egalement surpris, le gnome et le Terrien assistèrent au combat des deux androïdes. Ray, cramponné au poignet de Warga, le tordait sauvagement. Un instant, les deux colosses restèrent figés dans l'effort, puis, avec une inexorable lenteur, Ray ramena le bras de son adversaire en arrière, pliant coude et épaule au-delà des limites supportables. De petits craquements furent perceptibles, résonnant dans le lourd silence qui s'était installé. D'une dernière secousse, Ray fit tomber le désintégrateur, le poussant d'un coup de pied dans la direction de Marc. Ce dernier le ramassa aussitôt. En sentant le contact du métal sur sa paume, il ne put retenir un frémissement joyeux. Il pointa le canon en direction du gnome et eut la satisfaction de voir que l'anxiété ravageait son visage grotesque.

Pendant ce temps, les deux robots poursuivaient leur explication. Lorsque Ray relâcha enfin sa prise, le bras de Warga resta coincé derrière son dos. L'ancien roi tenta néanmoins de donner un coup de poing à son opposant. Ray esquiva, ripostant d'un coup du tranchant de la main au cou. Le choc, d'une violence inouïe, fit éclater le revêtement cutané synthétique sur plusieurs centimètres. Avec un grognement, Ray lança les deux mains en avant. Ses doigts agrippèrent les lèvres de la « plaie », et il tira avec force, déchirant la fausse peau jusqu'à l'ombilic, mettant à nu un fouillis de fils, de câbles, d'engrenages et de poulies. La vision fut brève. D'un puissant direct du gauche, Ray frappa les entrailles métalliques, y allumant une gerbe d'étincelles. Warga hoqueta puis glissa sur le sol tandis que s'élevait dans la pièce une déplaisante odeur de brûlé. Médusé, le visage exprimant un mélange de stupéfaction et de peur, Krotos avait assisté à la destruction de son dernier androïde. Lorsque Ray avança vers lui, il cria d'une voix aiguë, tremblante :

-Ne me touchez pas ! Je me rends !

Marc éclata d'un rire nerveux.

-Bon Dieu, Ray, où étais-tu passé ? J'allais agir seul.

-Je le sais ! Je percevais tes pensées.

-Pourquoi ne t'es-tu pas manifesté ?

-Je craignais que notre ami perçoive nos ondes psychiques.

-Que faisais-tu ?

-Tu sais que mes réserves d'énergie avaient sérieusement baissé. Comme nous étions sur un astronef, je me suis dit qu'il devait exister un générateur qui me permettrait de me ravitailler. Je n'ai eu aucune difficulté à le trouver. Le plus long a été d'accumuler l'énergie sans faire sauter mes circuits !

-Je constate que tu as retrouvé la forme, ironisa Marc, en désignant la carcasse fracassée de l'autre machine.

Le gnome intervint, toujours incrédule.

-Ce n'est pas possible ! Il était désactivé, je l'ai vu !

-Vos trois cerveaux ont négligé un détail. Lorsqu'il est débranché, Ray retrouve une complète autonomie et n'obéit plus à personne. Comme il m'aime bien, cela peut devenir dangereux.

-Un robot ne peut éprouver de sentiments, rétorqua machinalement Krotos.

-Croyez-vous ? Je pense que s'il vous reste des neurones disponibles, vous avez encore beaucoup à apprendre !

-Que faisons-nous, maintenant ? intervint Ray.

-Nous allons regagner le Neptune en emmenant notre ami. Je dois transmettre un rapport à Khov et demander des instructions. En route !

-Je ne bougerai pas, clama Krotos, crispant ses petits poings sur l'accoudoir de son fauteuil.

-Dans ce cas, Ray vous portera ! Souvenez-vous de vos théories. Le plus faible doit obéir au plus fort !

L'hésitation du gnome fut de brève durée.

-Soit ! Je vous suis.

Arrivé dans la cour, Marc demanda à Ray d'appeler le module.

-C'est fait. Il se posera dans vingt minutes. Je voudrais retourner à son vaisseau pour enregistrer le plus de données possibles. Ce ne sera pas inutile si nous devons rencontrer d'autres créatures de son acabit. Surveille-le bien, et s'il fait mine de broncher, n'hésite pas à faire usage du désintégrateur.

Sur ce, Ray s'esquiva. Marc commençait à s'impatienter lorsqu'il reparut enfin, à l'instant où le module se posait dans un chuintement soyeux. L'androïde s'installa aux commandes.

-Prenez place, dit Marc à son prisonnier, et attachez votre ceinture.

La porte refermée, l'engin s'élança rapidement vers le ciel. Krotos poussa un cri de douleur, vite étouffé.

-Notre passager ne paraît pas très bien supporter les effets de l'accélération, nota Ray, parfaitement indifférent.

-Ralentis légèrement. Inutile de le faire souffrir.

-Regarde en dessous ! Le feu d'artifice ne devrait pas tarder à se déclencher.

Effectivement, une lueur rouge orangée naquit et s'étendit presque aussitôt, plus intense que les premières clartés de l'aube naissante.

-J'ai programmé une explosion à retardement. Il était inutile que les populations de Summa découvrent ce curieux monument.

Krotos émergea de son malaise pour lancer avec hargne :

-Vous avez osé détruire mon astronef !

-La loi de non-immixtion précise qu'aucun objet étranger ne doit être introduit sur une planète primitive, répliqua Marc. Or, Summa fait partie de la sphère d'influence de l'Union Terrienne, et je me dois de faire appliquer le règlement.

La perte de son vaisseau sembla affecter le gnome qui se renferma dans un silence boudeur, après avoir déclaré :

-Cet appareil est particulièrement inconfortable. J'espère que votre bâtiment sera mieux équipé.

Avec sa précision coutumière, Ray fit pénétrer le module dans la soute du Neptune. Dès que la pression fut rétablie, Marc descendit, tendant la main à son prisonnier, qui la refusa.

-Où le boucle-t-on ? s'enquit Ray.

-Amène-le dans le poste de pilotage. Je veux le montrer à Khov pour illustrer mon rapport. Sinon, le général me prendra pour un joyeux plaisantin.

Tandis que Ray mettait en route les différentes machines, Marc se servit un verre de vieux scotch.

-Cela me donnera le courage d'affronter le patron. Voulez-vous goûter à cette mixture, Krotos ?

Le gnome, qui s'était allongé sur un fauteuil-relax, les yeux clos, se contenta de répondre :

-Il y a des millénaires que nous avons banni toute boisson alcoolisée !Marc savoura avec plaisir le contenu de son gobelet.

-Inspection terminée, annonça Ray. Parés pour le retour. J'appelle le service... Attention, Marc ! Une onde psychokinétine d'une extraordinaire puissance.., Elle me paralyse...

Au même instant, Marc se sentit comme enfermé dans une gangue épaisse tandis qu'une pensée puissante vrillait ses neurones, laissant éclater une joie malsaine :

-Présomptueuses créatures ! Vous avez pu croire avoir vaincu un Trikan. Si j'ai paru céder, c'était pour découvrir votre ridicule technologie et obtenir les coordonnées de vos planètes.

Appuyé contre la console des commandes, Marc respirait difficilement sous le poids qui l'écrasait.

-... Vous êtes perdus... Vos compatriotes deviendront mes esclaves... Je leur ferai expier vos fautes.

Le Terrien tenta de remuer les doigts. Sa main lui semblait peser une tonne. Le sang battait à ses tempes. Mobilisant tout ce qui lui restait de force, il fit progresser son index de quelques millimètres. Un cri lui échappa tant la douleur qui transperçait son thorax était intense. Et toujours, la pensée qui puisait dans son crâne.

-Je veux sentir ta souffrance... que tu souhaites que la mort vienne te délivrer.. Crois-moi, ce sera long... Je sais doser ma force...

Encore un millimètre, un autre...

-Crie !... J'aime entendre cette expression de douleur...

Un nouveau millimètre...

-Allons, supplie-moi de t'épargner. Qui sait si je ne me laisserai pas fléchir ?...

Pourquoi ce bouton était-il aussi éloigné ? Un hurlement de bête à l'agonie.

-Est-ce moi ? se demanda vaguement Marc.

-Encore... Tu ne souffres pas assez... Il faut payer...

Une nouvelle progression de l'index.

-Ainsi seront punis ceux qui auront outragé le futur maître de la Galaxie... Mêmes mes compatriotes subiront leur châtiment...

Marc sut qu'il ne pourrait jamais atteindre son but.

-Tous des lâches ! Demande-moi de te pardonner...

L'insulte insuffla un regain d'énergie au Terrien. Le temps avait perdu toute signification. La douleur s'était répandue dans toutes ses fibres... Depuis quand était-elle en lui ?... Jusqu'à quand ?

-Tu ne peux pas savoir le plaisir que j'éprouve... beaucoup plus raffiné que celui procuré par tes ridicules femelles.

Marc fut étonné de constater que son doigt était arrivé à son objectif. Une minime pression, qui lui arracha un gémissement...

Le rugissement aigu des propulseurs lancés à plein régime retentit dans le poste de pilotage. Une seconde... deux... Le Neptune s'arracha à sa trajectoire. Malgré les anti-G, les effets de l'accélération devinrent vite insupportables.

-Non... Non... Vous n'avez pas le droit...

L'onde psychique s'affolait, s'affaiblissait. Elle s'évanouit brusquement... Marc ne pouvait cependant toujours pas esquisser un geste. L'étau qui l'enserrait avait disparu, mais une force irrésistible le clouait sur place. Elle cessa d'un coup, en même temps que le sifflement s'atténuait.

Avec douceur, Ray allongea son ami sur un siège couchette.

-C'est terminé, je vais te conduire au bloc médical.

Marc se redressa lentement.

-Krotos ?

-Comme tu le pensais, il n'a pas supporté l'accélération brutale. Dès que j'ai été libéré, j'ai pris les commandes manuelles.

Le Trikan était toujours étendu dans son fauteuil. Sa peau avait pris une couleur cireuse. De nombreux hématomes provoqués par l'éclatement des vaisseaux sanguins étaient visibles sur sa tête et ses membres. Marc s'approchait quand il perçut une onde psychique très faible.

-Inutile... Je meurs... Tu penses avoir gagné, mais c'est faux... J'ai des amis qui partagent mes idées... Je les ai avertis... Ils me vengeront... Prépare-toi à mourir...

Le contact cessa brusquement...

-C'est fini, bon débarras, grogna Ray. Qu'est-ce que j'en fais ?

-Glisse-le dans un container réfrigérant. Les spécialistes voudront examiner son organisme.

-Tu devrais consulter l'ordinateur médical.

Marc éclata de rire.

-Je me sens en pleine forme ! J'ai surtout besoin d'un séjour au bloc sanitaire. Je crois que je n'ai jamais autant transpiré de ma vie !