CHAPITRE XIV

-Marc ! Lève-toi ! Vite, vite !

L'appel de Ray était chargé d'une telle angoisse que Marc se redressa immédiatement. L'aube naissante éclairait d'une lueur sinistre la clairière. Un grouillement agitait le bord du ruisseau. Des centaines de pieuvres dont le capuchon avait la taille d'un melon sortaient de l'eau, agitant leurs tentacules. Plusieurs de ces céphalopodes s'étaient fixés sur l'androïde. Pour un qu'il arrachait, deux autres venaient se coller à lui.

-Ces saletés ont des ventouses tenaces qui arrivent à tenir sur le champ de force. Recule, elles n'aiment peut-être pas s'éloigner de l'eau.

Cet espoir fut déçu. Les bêtes suivirent le mouvement. Elles progressaient même à grande vitesse. Marc manqua trébucher : un des animaux plus véloce que ses congénères, lui avait agrippé le pied. Domptant sa répugnance, il retourna le capuchon, comme il l'avait vu faire à des pêcheurs sur les bords de la Méditerranée. La recette fut efficace. Après une dizaine de soubresauts, la créature lâcha prise et retomba sur le sol. Mais ce temps d'arrêt avait suffi pour qu'une dizaine de ses soeurs atteigne Marc, il poussa son écran à la puissance maximale. Il se trouvait maintenant au centre d'une sphère de cinq mètres de rayon, sur laquelle les pieuvres s'étalaient, de plus en plus nombreuses. Marc voyait nettement leurs multiples ventouses. Entre elles apparaissaient des dards, d'où suintait un liquide jaune qui se volatilisait au contact du champ de force.

-Ce sont des sucs digestifs particulièrement corrosifs, expliqua Ray.

Pour l'instant, Marc était à l'abri, mais il lui était impossible de combattre. Inlassablement, Ray écrasait des têtes, utilisant parfois son laser. Vingt minutes s'écoulèrent. Les bêtes semblaient toujours aussi nombreuses.

-Marc, je n'arrive à rien, je vais être obligé d'utiliser mes antigrav. Quand je serai en l'air, je me débarrasserai de celles que je porte. Ensuite, je ferai le vide autour de toi avec le désintégrateur. Surtout, ne bouge pas.

A l'instant où il allait s'élancer, des criaillements aigus retentirent. Marc eut la fugitive vision d'une grosse mouette rouge, au bec recourbé d'un jaune éclatant et aux pattes garnies de serres puissantes. L'oiseau saisit un animal déchira son capuchon d'un coup de bec précis puis l'emporta. Jaillis de partout, de nulle part, les palmipèdes plongeaient, repartaient avec une proie, revenaient en un infernal ballet. Les céphalopodes survivants tentèrent de regagner le ruisseau où se trouvait leur repère. Bien peu y parvinrent tant le nombre de leurs prédateurs était grand.

Plus aucune pieuvre n'était attachée à la sphère protégeant Marc.

-Ces charmants volatiles sont bien utiles, ironisa Ray. Dommage qu'ils ne soient pas arrivés plus tôt. Cela m'aurait épargné beaucoup de travail.

-Ils sont au moins arrivés à temps. Je commençais à trouver la situation fort déplaisante. D'où sortaient ces bestioles ?

-Je l'ignore. J'étais au bord du ruisseau, cherchant s'il n'y avait pas un poisson qui aurait pu convenir pour ton déjeuner lorsqu'elles sont apparues. Avant que j'ai réalisé ce qui se passait, elles étaient déjà des dizaines. Il doit exister sous la berge des cavernes où elles s'abritent et d'où elles guettent les animaux qui viennent boire à l'aube.

-Je crois que nous aurions intérêt à sortir au plus vite de cette forêt. Je comprends pourquoi les gens d'ici la croient maudite !

-Prends d'abord une tablette nutritive, tu as besoin de récupérer des forces.

Il tendit à Marc une pastille blanche que son ami suça lentement.

-Il est peu probable que des indigènes se promènent par ici. Tu vas me soulever avec tes antigrav et voler sous la ramure. Nous gagnerons du temps, puisque nous n'aurons plus à nous tailler un chemin.

-C'est logique, approuva Ray. En route !

***

Sans transition, les bois laissèrent place à une plaine vallonnée. Au loin se dressait un château fort massif.

-Curieux, dit Ray, déposant Marc en douceur. Cette forteresse est l'exacte réplique de celle que les esclaves construisaient à Sila. Je ne comprends pas l'utilité de cette énorme tour sans aucune ouverture.

Marc désigna un gros village à une lieue de la place forte.

-Comme il nous est difficile d'aller frapper à la porte du castel, nous irons d'abord là-bas. Qui sait s'il n'existe pas une auberge accueillante ?

Ragaillardi par cette perspective, le Terrien se mit en marche d'un bon pas. En milieu d'après-midi, les deux amis arrivaient au bourg. Il n'y avait aucun mur d'enceinte, pas même une simple palissade. Les habitants ne devaient craindre aucune attaque, ou ils étaient très confiants en la protection de leur suzerain.

L'arrivée d'étrangers ne déclencha qu'une curiosité gênée. Dès qu'ils croisaient un autochtone, celui-ci détournait la tête et filait dans la direction opposée. Lassé, Marc interpella un gros type.

-Où se trouve l'hostellerie ?

L'homme montra une maison du doigt puis se sauva comme s'il avait le diable à ses trousses. Les arrivants pénétrèrent dans une salle basse ne comportant qu'une demi-douzaine de tables. Seules deux d'entre elles étaient occupées. Une servante rondelette au visage fatigué s'approcha d'eux en traînant ses savates. Marc commanda un pichet de vin. La fille acquiesça d'un hochement de tête, sans prononcer une parole, et repartit du même pas nonchalant.

-Tu noteras, émit Ray, qu'ils portent presque tous un collier émetteur. Il nous sera difficile de passer inaperçus.

-Je comprends maintenant pourquoi ils ne sont guère causants. Avec le temps, ils ont dû découvrir que les bavards avaient toujours des ennuis !

La serveuse revint, déposa sur la table un pichet et deux gobelets d'étain. Marc désigna du doigt une volaille qui rôtissait dans la cheminée et tendit un écu. Ce dialogue muet fut suffisant, car la fille esquissa un sourire et s'esquiva d'un pas plus rapide.

Marc mangea de bon appétit, creusé par les émotions de la traversée de la forêt. Cela ne l'empêchait pas de réfléchir.

-Inutile de s'attarder ici, nous ne découvrirons rien. La clé de l'énigme ne peut se trouver qu'au château.

-Comment nous y faire inviter ?

-Nous avons assez perdu de temps ! Dès cette nuit, nous y pénétrerons en utilisant tes antigrav.

Le repas terminé, les Terriens s'éclipsèrent sans qu'aucun des consommateurs leur adresse seulement un regard.

La nuit était tombée et les ruelles totalement désertes.

-Ces malheureux, ironisa Marc, n'ont pas une vie nocturne très excitante.

Ils sortirent sans encombre du village. Un chemin en terre battue menait vers la forteresse. Après une demi-heure de marche, l'ombre de la tour se dessina nettement sur la noirceur du ciel.

-Prends garde, Marc, mes détecteurs décèlent des ondes biologiques.

L'avertissement survint un peu tardivement. Une dizaine d'hommes armés, dissimulés derrière un repli de terrain, entourèrent les nouveaux venus. Ils portaient tous une tunique grise frappée d'un cercle rouge prouvant leur appartenance aux fidèles de Warga. Celui qui paraissait les commander, un solide gaillard au torse large, gronda :

-Il est interdit de circuler la nuit. Vous méritez la mort !

-Nous sommes des chevaliers errants. Nous nous sommes égarés dans une forêt peuplée de monstres et avons perdu nos montures.

-Vous mentez ! Nul ne peut traverser la forêt maudite.

-Nous l'avons pourtant fait, non sans mal, il est vrai. Nous espérions demander l'hospitalité au propriétaire de ce castel.

-Nul étranger ne peut y pénétrer !

-Nous nous reconnaissons prisonniers, plaida Marc, conduisez-nous.

Ennuyé, l'officier secoua la tête.

-Les ordres du roi sont formels ! Tous ceux qui sont capturés dans la zone interdite doivent être immédiatement mis à mort. Je ne puis vous accorder qu'une minute pour recommander votre âme au créateur.

-Pourquoi nous tuer puisque nous nous rendons ? Demandez des instructions à votre supérieur.

-Je ne puis enfreindre la consigne ! Seuls des cadavres doivent être ramenés.

Marc maudit l'entêtement de l'imbécile qui allait l'obliger à un combat meurtrier.

-Allez, ordonna le chef à ses hommes.

Les arrivants tirèrent vivement leurs épées. Marc évita l'attaque d'un premier adversaire et riposta d'un furieux coup de pointe à la poitrine. Il n'eut pas le temps de savourer son triomphe. Trois soldats s'élançaient vers lui. La mêlée devint sauvage. Le Terrien, soucieux de ménager son écran, parait les coups, ce qui l'empêchait de riposter avec efficacité. De son côté, Ray avait déjà envoyé à terre deux opposants.

Surpris et courroucé de cette résistance inattendue, l'officier invectivait autant ses hommes que leurs ennemis. Marc ruisselait de sueur, son souffle devenait rauque. Il lui semblait que son épée pesait de plus en plus lourd. Les gardes étaient d'excellents combattants, judicieusement sélectionnés et fort bien entraînés. Malgré ses esquives, le jeune homme avait été touché à l'épaule gauche, et chaque mouvement lui était douloureux. Ainsi, il n'avait blessé qu'un autre adversaire. Il aurait souhaité se reposer un instant, mais c'était impossible. Il était vivement pressé par deux soldats qui combinaient fort bien leurs attaques.

-Attention ! hurla Ray.

En un millionième de seconde, l'androïde avait jugé du danger qui menaçait son ami. Marc n'avait pas vu le traître qui s'était glissé derrière lui et levait sa lourde épée au-dessus de son crâne. Déjà, la lame redescendait. D'un bond désespéré, Ray s'élança. Son bras gauche s'interposa à l'ultime instant entre l'arme et la tête de Marc. Malgré tout, celui-ci ressentit le choc. Rancunier et furieux, dans une colère à la mesure du danger couru par son ami, Ray riposta. D'un vif mouvement de pointe, il ouvrit la gorge du garde, lança le corps dans les jambes des deux autres opposants de Marc qui trébuchèrent, il ne leur laissa pas le temps de retrouver leur équilibre. Une lourde manchette brisa la nuque de l'un, un coup de pied enfonça le thorax de l'autre.

-Merci, murmura Marc en reculant de quelques pas.

Six hommes gisaient à terre, morts ou trop gravement blessés pour se relever. Les autres hésitèrent un instant.

-En avant, cria l'officier en se ruant sur Marc, l'épée haute.

Ce bref répit avait permis au Terrien de récupérer un peu de souffle. Parant aisément en quinte l'attaque à la tête, il répondit d'un coup fouetté au flanc qui zébra de rouge la tunique grise. Fou de rage, l'autre se jeta en avant. Il s'embrocha sur l'épée de Marc déjà revenu en garde.

Un soldat venu prêter main forte à son chef n'arriva que pour recevoir le corps. Miséricordieux, Marc se contenta de l'assommer d'un solide coup du plat de la lame.

Pendant ce temps. Ray n'était pas resté inactif. Jugeant que le combat n'avait que trop duré, il avait achevé les trois survivants.

Marc s'assit sur le sol, attendant que les battements de son coeur retrouvent un rythme moins rapide.

-C'était d'excellents soldats. Il est navrant qu'un ordre imbécile nous ait obligés à les éliminer à propos, je te remercie. Sans toi, j'aurais attrapé un sérieux mal de tête.

Ray attendit plusieurs secondes avant de répondre :

-Vue la violence du choc, tu aurais au moins une fracture du crâne.., Maintenant, j'ai un problème. Mon avant-bras a été très secoué car il était coincé entre ton écran et le tranchant de la lame. Je crains que mon désintégrateur n'ait été endommagé.

-Souhaites-tu que nous regagnions le Neptune ?

-Mes calculs confirment tes suppositions. L'appel du module dans cette zone nous ferait courir un risque majeur.

-Il ne nous reste plus qu'à continuer, en espérant que nous sommes au bout de nos surprises.

-J' ai bien peur que ce ne soit pas le cas ! Regarde le corps de l'officier. Il porte un collier émetteur. Donc, l'ennemi est prévenu de notre présence.

-Dans ce cas, il importe d'accélérer notre mouvement. Utilise tes antigrav pour me transporter jusqu'au château.