CHAPITRE II
Marc pénétra dans le poste de pilotage du Neptune. Il était reposé et détendu. Ray se tenait aux commandes. C'était un solide gaillard ressemblant un peu à son coéquipier, mais au visage plus rude. Seul un observateur très attentif pouvait noter chez lui une certaine rigidité des traits. Le travail des ingénieurs était réellement parfait. Tout avait été prévu, jusqu'aux poils rétractiles sur le visage pour simuler la barbe naissante et aux minuscules orifices qui laissaient sourdre des gouttes de « sueur ».
-Bonjour, Marc. As-tu bien dormi ?
-Merveilleusement ! Pour une fois, je n'ai pas eu à subir les leçons de l'inducteur psychique, puisque nous ne disposons d'aucun document sur notre lieu de destination. Il nous faudra improviser sur place.
Ray afficha un air inquiet très humain.
-Je n'aime guère cela. Les risques d'accident sont plus élevés, et je déteste te savoir en danger. Marc ne s'étonna pas de cette manifestation de sentiments. Les cybernéticiens affirmaient que les androïdes ne pouvaient réagir qu'en fonction de leur programmation, mais le capitaine savait que ce n'était pas exact. Depuis qu'il partageait son existence avec Ray, il avait constaté qu'une véritable affection était née entre eux. Lorsqu'il savait son ami en danger, Ray retrouvait une dangereuse autonomie, effaçant toute programmation et ne laissant place qu'à une redoutable efficacité. Marc lui-même n'avait pas hésité à traîner pendant deux jours, au milieu d'une nature hostile, son compagnon gravement endommagé. Totalement illogique ! Cependant, il l'avait fait !
-La trajectoire est-elle correcte ? interrogea l'humain.
La demande était superflue. Avec Ray aux commandes, il ne pouvait y avoir d'erreur. Mais cela faisait partie des questions rituelles, dont les réponses devaient être enregistrées pour la satisfaction de technocrates qui n'avaient jamais mis les pieds sur un astronef. Avec une trace d'ironie dans la voix, Ray répondit :
-Dans une heure, nous sortirons du subespace à l'intérieur du système de référence B Z 7482. (Il leva les yeux au ciel, ce qui signifiait qu'il interrompait l'enregistrement de la conversation, se contentant de filmer les instruments de contrôle.) Tu as le temps de te servir une rasade de ton vieux scotch préféré.
Ce dernier moment de détente avant le début de la mission était presque devenu un rite.
Marc goûta pleinement l'âcre saveur de l'alcool. Il terminait son verre lorsqu'une sonnerie annonça l'imminence de la transition. Il s'allongea sur son siège et boucla les sangles magnétiques.
Dès que le malaise dû à l'émergence se fut dissipé, il se redressa. Déjà, Ray consultait les données sorties de l'ordinateur.
-Ce système solaire correspond à celui qui nous a été désigné. Soleil de magnitude G, six planètes gravitant autour. Seule la troisième est terramorphe. Les deux plus proches de l'étoile sont petites et torrides. Les trois dernières, volumineuses, sont de véritables congélateurs ambulants.
-Centre les détecteurs sur celle qui nous intéresse !
-Voilà ! Masse : 0,82 de celle de la Terre. Rotation sur elle-même en 22 heures 17 minutes. Elle parcourt son ellipse en 314 jours. L'inclinaison de son axe est peu marquée, estompant nettement les saisons.
L'écran de visibilité extérieure montrait maintenant une grosse sphère bleutée. Ray poursuivit :
-Les océans qui recouvrent les huit dixièmes du globe adoucissent encore le climat. Il existe de nombreuses îles plus ou moins grandes, et un continent principal qui s'étend du nord au sud, coupé en son centre par une imposante chaîne de montagnes. Les pôles sont couverts de glace.
Le Neptune approchait rapidement de sa destination.
-Atmosphère comparable à celle de la Terre, légèrement plus riche en oxygène.
-Satellise le vaisseau pour que nous obtenions une carte détaillée de la planète. Nos amis des explorations galactiques n'ont rapporté que des vues fragmentaires. Utilise également le télescope optique au plus fort grossissement, nous arriverons peut-être à apercevoir quelques autochtones.
-Cela prendra plusieurs heures. Tu as le temps d'aller déjeuner puis de te relaxer.
-Je ne suis pas fatigué ! protesta Marc.
-Il faut profiter de toute occasion d'emmagasiner des forces, répondit sentencieusement Ray. N'oublie pas qu'à chaque mission tu perds plusieurs kilos.
-inutile de discuter avec toi, s'esclaffa Marc en se levant. Tu es une vraie mère poule !
-Voilà un résumé des observations, annonça Ray. Les îles sont désertes, ainsi que toute la partie du continent situé à l'est des montagnes. Seule la partie ouest est habitée. Une cité a été édifiée sur l'estuaire du fleuve qui longe approximativement le 45ème parallèle.
Ray projeta sur un écran une vue aérienne de la ville. Elle était de type médiéval, cernée par une muraille et dominée par un château-fort massif ne comportant que quatre tours d'angle et pas de donjon.
-Aux alentours, il existe une trentaine de villages plus ou moins importants, qui deviennent de misérables hameaux à mesure qu'on s'approche des montagnes.
-As-tu discerné des indigènes ?
-C'était à la limite des possibilités du télescope. Voici ce que l'ordinateur a réussi à reconstituer.
Une série d'images défila sur l'écran.
-Tu constateras qu'ils sont de type humanoïde. Leurs vêtements sont simples et leur armement fruste : épées, boucliers ronds, quelques piques. A peine le début du Moyen-âge ! J'ignore si les lames sont en fer ou en bronze, ils montent des animaux qui ressemblent fortement au cheval.
-Comment vivent-ils ?
-Autour des bourgs, il y a des champs cultivés, et ils pratiquent l'élevage de gros animaux de type bovidés. De très vastes étendues sont couvertes de forêts. La ramure des arbres empêche de voir quelle faune vit là-dessous.
Marc se leva d'un bond. Pour lui, l'aventure commençait.
-C'est à nous de le découvrir ! Au travail, sinon les administratifs vont encore penser que nous paressons durant les missions.
Ils descendirent dans la soute, où Marc se déshabilla entièrement. La loi de non-immixtion était formelle. Aucun objet personnel ne devait être introduit sur une planète primitive. Ray lui tendit une culotte d'étoffe grossière et une chemise de toile.
-Je les ai fabriquées d'après les informations recueillies. Je ne sais si ces hardes seront à la dernière mode. Le climat est relativement chaud, mais j'ai également prévu un pourpoint en similicuir. Enfin, voici des bottes. Elles sont un peu plus hautes que celles observées, mais ainsi elles assureront une meilleure protection contre les insectes et les serpents.
Tandis que Stone se vêtait, l'androïde enfila un costume semblable. Il tendit ensuite à son compagnon un large ceinturon.
-N'oublie pas ta protection.
C'était une merveille de la technologie terrienne, réservée aux agents en mission. Elle induisait autour de celui qui la portait un champ de force quasi impossible à franchir : il fallait pour ce faire une énergie supérieure à celle du mini-générateur contenu dans la boucle. Elle mettait ainsi à l'abri des projectiles divers et même des tirs laser. Les membres du S.S.P.P. maintenaient cette force à faible intensité pour ne pas attirer l'attention des indigènes, qui n'auraient pas manqué d'être surpris en voyant rebondir une flèche à vingt centimètres de son but. Cela avait cependant un inconvénient : en raison de l'élasticité du champ, les chocs étaient souvent douloureusement perçus. Paradoxalement, les armes les plus primitives, haches ou massues, devenaient alors les plus dangereuses. Au retour de ses explorations Marc ne comptait plus les ecchymoses et hématomes qui constellaient son corps. Enfin chaque coup encaissé consommait de l'énergie, et le générateur s'épuisait assez rapidement.
La ceinture bouclée, Marc y suspendit l'épée et le poignard que lui tendait Ray. Le contraste entre ces armes primitives et l'accessoire ultra-sophistiqué était fort amusant. Au demeurant, Marc n'était guère inquiet, car il savait pouvoir compter sur son androïde. Ce dernier était pourvu de nombreux perfectionnements. Outre un ceinturon protecteur, il possédait des antigrav qui lui permettaient de s'envoler en supportant le poids de Marc. Puis surtout, de son index droit pouvait jaillir un fin rayon laser, et son avant-bras gauche dissimulait un désintégrateur.
-En voiture! s'exclamat-il joyeusement en prenant place dans le module de liaison.
C'était une sphère dont la partie supérieure était couverte de plastique transparent.
Ray s'installa aux commandes, et le moteur ronronna doucement.
-Prêt pour l'éjection, annonça l'androïde.
La porte extérieure du sas coulissa, et le véhicule fut aspiré par le vide extérieur, au milieu d'une multitude de cristaux d'air congelé. L'engin, plongeant vers la planète, atteignit vite les couches supérieures de l'atmosphère.
-Défenses automatiques du Neptune? demanda Marc.
-Enclenchées depuis douze secondes. Nous effectuerons trois révolutions, pour nous freiner dans l'atmosphère, ce qui nous permettra de compléter nos enregistrements. Ensuite, nous nous poserons en pleine forêt, à quelques kilomètres d'un village de peu d'importance. Pour un premier contact, mieux vaut ne pas attirer l'attention de toute une cité. Attention ! nous amorçons la descente.
Marc resserra sa ceinture de sécurité. Des nuages épais masquaient la visibilité, il n'était aucunement inquiet cependant, sachant Ray aux commandes. L'androïde disposait d'une vision infrarouge et radar !
Une légère secousse annonça l'atterrissage. Marc tendit la main vers le système d'ouverture, mais la voix de Ray interrompit son geste.
-Un instant î Les analyses ne sont pas terminées ! Nous ignorons si le hasard ne nous a pas fait poser dans une zone dangereuse.
Après un long regard sur les instruments de mesure, il ajouta :
-Ce n'est pas le cas ! Toutefois, n'oublie pas de brancher ton écran. Qui sait s'il n'existe pas des prédateurs nocturnes ?
Marc, sautant à terre, respira avec plaisir l'air chaud et parfumé de la forêt. Après plusieurs jours dans l'atmosphère aseptisée et régénérée d'un astronef, le contraste était vif et des plus agréables. Il fit quelques pas pour s'adapter à la gravité de la planète, légèrement plus faible que celle de la Terre.
-Dans une épreuve de saut en hauteur, je battrais le record olympique, songea-t-il, amusé.
Un chuintement léger lui fit tourner la tête. Portes refermées, le module s'élevait dans l'air. Il monta d'abord lentement, puis accéléra et disparut dans la nuit. Marc ne put réprimer un discret frisson. Il était toujours émouvant de voir disparaître le dernier lien avec sa civilisation. S'il survenait un accident au Neptune, le jeune homme resterait bloqué sur ce monde étranger : il était peu probable qu'une expédition de secours arrive à le retrouver, en raison de la discrétion imposée par la loi de non-immixtion.
Ray se manifesta avec douceur, comme s'il avait deviné les pensées de son ami.
-Assieds-toi sur ce tronc d'arbre. L'aube ne va pas tarder à poindre, et nous pourrons nous mettre en marche. Le village est dans cette direction, à une douzaine de kilomètres.