CHAPITRE IX
Marc, adossé au tronc d'un gros chêne, regardait ses compagnons. Comme la veille, ceux qui étaient partis à l'aube avaient tué du gibier, assurant un ravitaillement substantiel. D'autres commençaient à confectionner des abris de branchages.
-Messire Marc... Messire Marc.
L'appel surprit le Terrien, qui se releva. Un gamin se débattait entre les bras d'un solide gaillard.
-C'est un espion ! Je l'ai surpris dans un fourré, à dix mètres de là.
-Burk ! s'exclama Marc. Comment es-tu arrivé ici ?
Attirés par le bruit, Luko et Spartack approchèrent.
-Vous pouvez le lâcher assura, Marc. C'est un ami, et j'en réponds.
-Messire, les soldats ne sont qu'à une heure de marche. Il faut fuir ! Pour éviter que cette nouvelle déclenche un mouvement de panique, Marc répondit aussitôt :
-Un instant ! Commence ton récit par le début, Burk !
L'adolescent inspira profondément pour retrouver son souffle.
-Lorsque la nouvelle de l'évasion des esclaves a été connue, il a régné une grande agitation au château. (Avec un clin d'oeil, il ajouta :) Vous m'aviez demandé, messire, de me renseigner !
-Il n'a pas son pareil pour laisser traîner son oreille, expliqua Marc.
-Le connétable voulait lancer immédiatement un détachement à votre poursuite, mais l'opération a été reportée par ordre du roi. Elle a été décidée pour ce matin. Une troupe de deux cents hommes a quitté le château. Je me suis arrangé pour la suivre à bonne distance.
-Comment ont-ils trouvé la direction que nous avions prise ? interrogea Luko.
-Des koros flairaient votre piste. Les soldats ont abandonné leurs montures à l'orée de la forêt et se sont enfoncés dans les bois. Après une bonne marche, j'ai vu un groupe d'une trentaine d'hommes qui faisait une halte. J'ignore où étaient les autres. Ayant observé le manège des koros, j'en ai déduit vers où aller. J'ai contourné le groupe ennemi, et j'ai couru aussi vite que possible. Ensuite, l'odeur de votre feu m'a guidé.
Marc posa la main sur l'épaule du gamin pour le remercier. Luko et Spartack étaient plongés dans des abîmes de perplexité. Le comte maugréa le premier, en désignant les hommes qui jetaient des regards anxieux vers leur petit groupe.
-Dieu m'est témoin que je voudrais combattre, mais ce n'est pas avec ceux-ci, mal armés, que nous pourrons vaincre. Nous les conduirions soit à la mort, soit à une nouvelle captivité. Il faut nous replier plus loin dans la forêt..
Spartack serrait ses énormes poings. Il soupira :
-Je crois que vous avez raison !
Il allait donner l'ordre du départ lorsque Marc intervint.
-Avant d'agir, le sage réfléchit. Souvenez-vous, comte, le roi Warga nous a prouvé qu'il était un habile stratège. C'est ainsi qu'il nous a écrasés alors que nous pensions obtenir la victoire. (Dessinant de la pointe de son épée sur le sol, il poursuivit :) Nous sommes ici ! Burk a vu l'ennemi là ! Mais il a bien précisé que ce n'était qu'un petit groupe. Où se trouve le gros de la troupe ?
-Comment le savoir ? grogna Spartack.
Marc traça un arc de cercle.
-Je pense que les autres sont en train de nous encercler ! Au moment choisi, le détachement vu par Burk passera à l'attaque en faisant beaucoup de bruit, pour que nous détalions. Nous irons alors nous jeter dans la nasse que le connétable n'aura plus qu'à refermer.
L'idée chemina lentement dans le cerveau des féodaux.
-Si nous ne pouvons fuir, il nous faut donc combattre jusqu'à la mort, conclut Spartack.
-Jusqu'à la victoire, corrigea Marc ! Nous allons retourner le piège contre eux !
***
Précédé de trois koros fermement tenus en laisse par des gardes, un officier avançait. C'était un colosse, qui avait participé à nombre de batailles et s'enorgueillissait de n'avoir jamais fait de quartier. Il trouvait peu digne de lui de chasser les esclaves rebelles. Cela n'ajouterait rien à sa gloire ! Toutefois, c'était le connétable lui-même qui l'avait chargé de cette mission. Aussi n'avait-il pu s'y soustraire.
Les koros donnaient furieusement de la voix.
-Messire Brank, appela un des soldats, nous apercevons leur campement.
L'officier fit aligner ses hommes et tira son épée.
-En avant, et pas de merci !
L'irruption de la troupe dans la clairière provoqua une panique générale. Plus de vingt hommes s'enfuirent, sautèrent le ruisseau et se dirigèrent vers des buissons touffus.
-Poursuivez-les ! hurla Brank. Lâchez les koros !
Plus véloces, les fauves atteignirent les premiers les fourrés. Les aboiements se transformèrent alors en gémissements, puis ce fut le silence.
Les premiers gardes, en arrivant, s'effondrèrent. L'aspect du buisson se modifia brutalement. Des branchages s'abaissèrent, laissant voir une double rangée de piques.
L'officier comprit qu'il était tombé dans un piège. Il lui fallait ordonner un repli, pour reformer ses rangs et donner plus de force à son attaque.
Il allait lancer ses ordres lorsque des cris s'élevèrent derrière lui. Les rebelles, jusqu'alors dissimulés dans les arbres, sautaient à terre, encerclant ses hommes.
Brank était brave ; il tenta de rameuter les soldats, submergés par le nombre des agresseurs. Soudain, Spartack se dressa devant lui, son épée rouge de sang à la main. Le combat ne dura guère, le baron imposant sa force et son adresse supérieures. La gorge tranchée, Brank s'affala sur le sol. La chute de l'officier mit fin au combat, les gardes s'empressant de se rendre. Ils furent non seulement désarmés mais aussi déshabillés ; les révoltés profitant de l'occasion pour renouveler une vêture mise à mal par le séjour sur le chantier.
-Messire Marc, s'exclama Spartack, cette victoire est vôtre, puisque vous avez imaginé ce piège, qui a fort bien fonctionné !
Le Terrien tempéra son enthousiasme.
-Nous n'avons encore remporté qu'une petite bataille. Dans peu d'heures, le connétable, constatant l'échec de sa manoeuvre, se mettra en marche. Il peut encore nous encercler. Il nous faut agir vite.
-Que proposez-vous ?
-Vous avez entendu Burk : ils ont laissé leurs montures à l'orée de la forêt. En marchant vite, un groupe pourrait s'en emparer avant la tombée de la nuit. Seules quelques sentinelles doivent les garder.
-Ensuite ?
-Il faudrait longer les bois sur une lieue, pour donner l'impression que nous cherchons à fuir le plus loin possible, puis rentrer sous le couvert et revenir jusqu'ici. Comme il faudra progresser de nuit, le baron Spartack est le plus qualifié pour mener cette manoeuvre.
Le comte approuva.
-Que ferons-nous pendant ce temps ?
-En partant immédiatement vers l'est, nous échapperons également à la tenaille.
Les deux colonnes se mirent bientôt en marche, laissant les prisonniers ligotés aux arbres.
***
Le roi Warga était un colosse de deux mètres de haut, aussi massif que grand. Toujours habillé de cuir noir, il avait un visage rond, aux traits impassibles qui mettaient mal à l'aise ses interlocuteurs. Il était escorté en permanence de deux serviteurs également de noir vêtus. Eux seuls avaient le droit de pénétrer dans les appartements royaux.
Pour l'heure, Warga, assis sur son trône, simple fauteuil placé sur une estrade, recevait le connétable. Ce dernier, prosterné, faisait grise mine.
-Messire Kral, je suis fort mécontent de vous !
La voix était sèche, un peu aiguë pour une telle montagne de chair.
-J'ai fidèlement exécuté vos ordres, plaida le connétable. Seulement ces misérables, "loin de fuir, ont fait tomber Brank dans un piège. Ils ont ensuite disparu avant que je puisse intervenir.
-Vous avez sous-estimé vos adversaires, c'est une faute !
-j'ai combattu Spartack et Luko. Ce sont de rudes jouteurs, mais je ne les aurais pas cru capables d'imaginer une telle manoeuvre. A moins que...
-Expliquez-vous, dit le roi avec impatience.
-Parmi les prisonniers, il y avait un chevalier étranger. Il m'a semblé avoir l'esprit vif, car il a compris avec facilité la manoeuvre d'encerclement par les ailes. L'estimant moins coupable que les autres, je l'ai fait vendre en ville à un marchand. Il semblait fort bien accepter son sort. J'espérais, dans quelques mois, solliciter sa grâce et l'attacher à mon service. Or, force m'est de constater que l'évasion des esclaves s'est produite le soir même du jour où ceux de la ville ont été réquisitionnés...
Warga hocha sa tête massive.
-Vous me montrerez cet homme avant de le faire exécuter. Auparavant, il faut le capturer, ainsi que tous les autres rebelles. Je veux des châtiments exemplaires. Leur rigueur extrême devra ôter à quiconque pour des années l'envie de se révolter. Comment comptez-vous procéder ?
-Je les poursuivrai aussi longtemps qu'il le faudra, même si pour cela je dois aller aux enfers ! D'après la piste laissée par les chevaux, ils fuyaient vers l'ouest.
-Pour aller où ? L'océan les arrêterait. S'ils remontaient ensuite vers le nord, ils ne trouveraient que des landes désertes. Il leur serait alors impossible de se procurer des vivres...
-Les traces indiquaient...
Impatienté, le roi interrompit la phrase d'un ton mordant.
-Ils ont voulu vous berner, et ils ont réussi ! S'ils ne sont pas en fuite, où peuvent-ils être ?
-Je ne vois pas...
-C'est évident ! Là où vous ne les chercherez pas ! C'est-à-dire à l'emplacement de leur premier campement !
-Je ne puis le croire !
-C'est justement ce qu'escompte votre ennemi. Je pense que vous avez raison sur un point : ce chevalier inconnu est plus intelligent que ses amis ! Maintenant, voici vos ordres : vous allez mobiliser toute l'armée, ne laissant ici qu'une petite garnison. Vous ferez mouvement demain soir et marcherez de nuit. Je veux qu'à l'aube, vous ayez gagné vos positions sur le pourtour de la forêt. Ensuite, vous progresserez en trois colonnes convergeant vers leur campement.
-Ils s'enfuiront, s'ils nous voient très nombreux.
-C'est ce que je veux. La seule voie qui leur restera sera celle de la ville. Ils seront ainsi coincés entre vos armées et les murailles. Les habitants de Volfa verront alors votre victoire et le châtiment des rebelles.