CHAPITRE XV

Dix minutes plus tard, Ray déposait Marc sur le mur de l'enceinte carrée précédant la haute cour. Ils restèrent à observer la cour, plongée dans une profonde obscurité.

-Curieux, dit l'androïde. Je ne perçois aucune présence. Cette bâtisse est entièrement déserte.

Portant Marc, il plongea dans la cour.

-La seule porte d'entrée de la tour se trouve par ici.

Ils n'en étaient plus qu'à quelques mètres quand un projecteur se démasqua, éclairant vivement les lieux.

-Cette fois, nous quittons le Moyen Age, ricana Marc. A quelle époque allons-nous plonger ?

Cette discussion philosophique s'interrompit rapidement. Deux silhouettes sortaient de la tour.

-Ce sont des androïdes, prévint Ray. L'un, porteur d'une épée, s'élança vers lui, tandis que l'autre marchait sur Marc, les bras écartés, dans l'intention évidente de le saisir à bras-le-corps. Le Terrien assena un coup du tranchant de son épée, visant la tête. Il y avait mis toutes ses forces, tout son poids. La lame atteignit son objectif, le robot n'ayant pas eu un geste pour esquiver. Cependant, il ne parut aucunement en être incommodé et poursuivit son avance rapide. Marc n'eut d'autre solution que de se laisser tomber en arrière pour éviter les bras qui allaient le happer. En une ruade désespérée, il projeta ses deux pieds dans le bas-ventre de la machine. Cette dernière, emportée par son élan, fut soulevée, bascula et retomba sur le dos avec un bruit sourd. Relevé le premier, Marc sauta à pieds joints sur son adversaire, détendant ses membres inférieurs pour augmenter la force de l'impact. Sous le choc, il lui sembla percevoir un craquement. Effectivement, une plaque protégeant le cou, arrachée, laissait apercevoir une multitude de fils. Marc n'eut pas le temps de se réjouir de ce maigre succès. Déjà, l'automate se redressait, le repoussant avec violence, l'envoyant rouler à plusieurs mètres. Instinctivement, le Terrien avait augmenté la puissance de son écran, ce qui amortit le choc mais consomma beaucoup de l'énergie du générateur.

-Dix coups comme celui-là, et il sera épuisé, songea le jeune homme en se remettant sur pied avec difficulté.

L'androïde était tout proche, levant le bras droit pour l'attraper par le cou. Marc pivota, lui agrippa le poignet et, d'un sec déhanchement, fit culbuter le robot par dessus son épaule. Sur un tapis d'entraînement, il aurait lâché le membre. Ici, il le maintint fermement, glissant son genou sous le coude à l'instant où son opposant retombait. A cause de l'effet de levier, le membre se plia à angle droit. Cela ne perturba guère la machine qui, une fois encore, le rejeta en arrière. Le hasard fit qu'il retomba à l'endroit où il avait lâché son épée. Instinctivement, sa main se crispa sur la poignée de l'arme.

Imperturbable, l'autre revenait à l'attaque, ridicule avec son coude désarticulé qui pointait vers l'extérieur. Une fraction de seconde, Marc eut la vision du cou, où il manquait une portion du revêtement simulant la peau. Son bras se détendit, et la lame y pénétra profondément, sectionnant nombre de fils. Des éclairs jaillirent, l'acier ayant entraîné une série de courts-circuits.

Le robot fut saisi de tremblements puis s'immobilisa. Marc, épuisé, sentit un voile noir lui brouiller la vue. Un étau semblait lui écraser le thorax. Il s'efforça de respirer lentement, profondément. Enfin, il récupéra un minimum de vision. Pourquoi son ami n'était-il pas intervenu plus tôt ?

Ray semblait en grande difficulté. Deux fois déjà, il avait été projeté à terre.

-Ton laser ! hurla Marc. Utilise ton laser !

-Impossible ! Nos épées se sont heurtées avec une telle violence qu'elles se sont brisées. Le choc a secoué mon avant-bras, et les fibres optiques ont été endommagées. Le laser est hors d'usage. Depuis, nous nous expliquons. Cette casserole est un peu moins rapide que moi mais beaucoup plus forte. Je n'arrive pas à m'en débarrasser.

-Ton programme karaté ! Ils ne semblent pas connaître ce genre de lutte.

-Merci ! Je vais essayer...

Dans la lumière crue du projecteur se déroula un spectacle effarant, d'aspect d'autant plus irréel qu'il était silencieux, aucun des adversaires n'éprouvant le besoin de crier sa souffrance. Pendant des minutes qui lui parurent des siècles, Marc assista à un véritable festival d'arts martiaux. Ray portait prise sur prise, frappant du pied, du poing, du coude, du genou. Son opposant invincible, semblait-il, repartait chaque fois à l'attaque.

Ray réussit enfin à porter une clef au bras gauche. Il effectua un saut retourné qui, chez un ennemi humain eût déboité l'épaule et fracturé l'humérus. Là, il n'obtint qu'une minime déchirure du revêtement en regard de l'omoplate. Il dut relâcher sa prise pour éviter un formidable coup de poing.

Néanmoins, son action avait dû créer quelques lésions, car il parut à Marc que son antagoniste éprouvait des difficultés à se servir du membre maltraité. Ray le perçut également, et il concentra ses attaques sur le bras meurtri. Lentement, insensiblement la fissure s'agrandit.

Une attaque aux jambes fit trébucher l'androïde. Aussitôt, Ray plongea les doigts dans la fente du faux épiderme, tira avec une violence formidable. Il arracha un large lambeau de la plaque dorsale, mettant à nu des mécanismes complexes. Par malheur, un méchant coup de tête l'envoya rouler à plusieurs mètres.

Combat de géants, de titans, les mots manquaient pour décrire cette lutte épique. Ray tardait à se relever, et son adversaire approchait. Marc vit le danger, mais il était trop loin pour intervenir. Arrachant son poignard de sa ceinture, il le lança, visant la partie ouverte du dos. La chance aidant, la lame toucha quelques fils, provoquant une petite étincelle. Ce fut insuffisant pour immobiliser le robot, qui eut cependant un temps d'hésitation. Cela permit à Ray d'esquiver un monstrueux coup de pied. Redressé, il dégaina à son tour son couteau et changea de tactique. Il tourna avec rapidité autour de son opposant, en effectuant de petits sauts. Chaque fois que cela lui était possible, il frappait à l'endroit vulnérable, s'efforçant de sectionner de nouveaux fils. Au troisième coup, la machine tressauta et bascula en avant. Ray en porta encore deux.

-Cette fois, émit-il, le générateur d'énergie est hors d'usage.

-Ouf ! marmonna Marc, tu peux te vanter de m'avoir causé une belle frayeur.

-Je constate que tu t'es fort bien débrouillé tout seul.

-J'ai eu beaucoup de chance. Surtout, je pense que l'androïde voulait me capturer vivant et non me tuer, ce qu'il aurait réussi à faire sans difficulté.

-Ce combat a encore diminué nos réserves d'énergie. La sagesse recommande de filer au plus vite. Nous reviendrons lorsque j'aurai retrouvé mes moyens d'action...

Marc, vidé, aurait sans doute accédé à la requête de Ray, mais le sort en décida autrement. La silhouette du robot qui se faisait appeler Warga se découpa dans la lueur du projecteur. Leur ennemi tenait à la main une sorte de gros pistolet prolongé par un canon effilé.

-Ne bougez pas, cria-t-il de sa voix aiguë. Ceci est une arme terrible.

Il pressa sur la détente, et un éclair bleuté frappa le sol devant Marc, creusant un profond entonnoir.

-C'est un désintégrateur, émit Ray. Sa puissance est comparable à celle que portent les robots de combat. C'est-à-dire que ni ton écran ni le mien ne résisteront plus d'une minute.

-Dans ce cas, mieux vaut essayer de négocier, ironisa Marc.

Levant les bras, il lança d'une voix forte :

-Nous nous rendons, messire. Je ne suis qu'un malheureux chevalier étranger...

-Vous mentez ! Vous êtes le chevalier Marc, engagé sous la bannière du comte Luko puis organisateur de l'évasion des esclaves et de la prise de mon château. Je vous ai vu combattre ! Comment êtes-vous arrivé jusqu'ici ?

-Ce fut épouvantable ! La forêt est réellement peuplée de monstres. Nous avons évité de justesse une araignée géante ; ensuite nous avons fui devant une multitude de pieuvres !...

-Vous avez eu beaucoup de chance ! Pourquoi avoir entrepris ce voyage ? Quel but visiez-vous en venant ici ?

Marc réfléchit rapidement. Dans la situation où il était, il lui fallait ruser.

-Le nouveau souverain est encore un enfant, très influencé par le connétable et le baron Spartack. Mes mérites n'ont guère été récompensés, et nul fief ne m'a été octroyé. Aussi ai-je pensé que je pourrais vous proposer mes services. Je pensais bien que vous deviez vous être réfugié ici !

-Il est possible que vous disiez la vérité, mais j'en doute. Nous verrons demain. Avancez vers cette porte.

Warga désignait un bâtiment attenant au mur d'enceinte.

-Poussez-la !

Le battant pivota avec un grincement lugubre, découvrant un escalier obscur s'enfonçant dans le sol. A son extrémité, une faible lueur était visible. Ils descendirent des marches gluantes ruisselantes d'humidité, avant de parvenir dans une salle basse. Un individu qui dormait sur une paillasse se redressa, clignant des yeux. C'était indiscutablement un humain, mais qui ne faisait guère honneur à l'espèce. Il avait un torse puissant reposant sur deux jambes arquées, une épaule beaucoup plus haute que l'autre. Son visage carré aux traits grossiers était mangé par une barbe hirsute.

-Torok, enchaîne-les ! Le maître les interrogera demain.

Le gardien déverrouilla une porte basse et poussa les prisonniers. Prudent, Warga resta en arrière, ôtant à Ray toute chance d'intervenir. Torok ficha une torche fumeuse dans un porte-flambeau, désigna à Marc un emplacement contre le mur. De gros anneaux métalliques pendaient à la muraille, une courte chaîne les reliant à la pierre où ils étaient scellés. Avec dextérité, le geôlier en entoura les poignets et les chevilles de Marc, qui se retrouva adossé au mur, les jambes légèrement écartées et les bras étirés au-dessus de la tête. Dans les minutes qui suivirent, Ray subit le même traitement.

-Voilà, monseigneur, c'est terminé.

Warga dut courber sa grande carcasse pour pénétrer dans la cellule. Avec minutie, il vérifia les attaches des deux prisonniers. Satisfait de son inspection, il se retira, non sans recommander à son serviteur de faire bonne garde. Ce dernier émit un bref ricanement en regardant Marc.

-Je vous laisse la torche ! Je viendrai voir toutes les heures si vous ne manquez de rien.

La porte refermée, Marc grommela :

-La situation n'est guère confortable. Peux-tu te libérer, Ray ?

-Sans le laser, je ne peux sectionner les chaînes. J'ai tenté d'arracher les fixations, mais ça n'a pas marché. Nous devrons attendre qu'on nous libère.

Les minutes s'écoulèrent, longues et monotones. Marc sentait la douleur irradier dans ses épaules. Il ferma les yeux, essayant de se détendre. Soudain, il eut la sensation qu'une pensée étrangère tentait de s'infiltrer dans ses neurones. C'était comme une palpation très douce, insinuante, insistante. Depuis sa rencontre avec la magnifique entité végétale vivant sur une lointaine planète, il était sensibilisé aux échanges télépathiques. Il concentra donc sa pensée sur sa nuit avec Mina, revoyant toutes les étapes de leurs joutes amoureuses, insistant sur les épisodes les plus crus !

-On tente de sonder mon esprit, murmura-t-il. Notre seul atout reste le fait qu'on semble ne pas avoir deviné que tu étais un androïde. Emets une onde psychique érotique. Par exemple, songe à la fois où tu as fait l'amour à une jeune soubrette pendant que je m'occupais de la princesse. Vite...

Marc lui-même ne cessait de se répéter : la poitrine de Mina, les reins de Mina, l'amour avec Mina... La pensée étrangère cessa brusquement de se manifester. Le Terrien, épuisé, souffla bruyamment. Il prit à nouveau conscience de ses épaules douloureuses, se demanda quelle heure il pouvait être. Viendrait-on le chercher rapidement ?