CHAPITRE XII
Debout au sommet du donjon, Marc scrutait l'horizon. Cinq jours s'étaient écoulés depuis la prise de la citadelle. Comme Burk l'avait prévu, le connétable lui avait rendu hommage en apprenant qu'il était le fils de Klir. Cette soumission avait entraîné celle de tous les autres féodaux, et la paix civile du royaume était assurée. Le comte Luko parlait de regagner sa bonne ville de Volfa, et Spartack se morfondait d'ennui. Il tentait d'initier le jeune roi à la chasse, mais Burk ne portait à cette distraction qu'un intérêt médiocre. Il préférait consacrer son temps à réorganiser le pays. La libération des esclaves n'avait guère posé de problème, le phénomène, apparu avec Warga, n'étant pas encore implanté dans les moeurs. Seuls quelques propriétaires terriens et des marchands avaient un peu grogné de se voir retirer une main-d'oeuvre gratuite. Mais, trop heureux de l'amnistie généreuse accordée par le roi, ils s'étaient bien gardés de manifester leur mauvaise humeur. Etant relativement peu nombreux, les anciens esclaves ne rencontraient pas de graves problèmes de réinsertion.
Burk avait tenu à se rendre en ville, expliquant qu'un roi devait se montrer s'il voulait être obéi. Escorté seulement de Marc, du connétable et de quelques barons, il avait sillonné les rues de la cité, attirant à chaque fois une foule de curieux. Il s'était naturellement rendu à la boutique de maître Urfus, où le gros commerçant, rouge de confusion, l'avait reçu avec force courbettes. Nala, libérée, avait décidé de rester au service de Mina.
-Chère Nala, s'était exclamé le souverain en arrivant, prépares-tu toujours de bonnes soupes ? J'en ai rarement mangé de meilleures !
Il avait regardé quelques étoffes avant d'annoncer :
-En remerciement de votre hospitalité, maître Urfus, j'ai décidé de vous nommer fournisseur officiel de la cour. Faites livrer au château plusieurs pièces de tissu. Messire Marc affirme que je dois me constituer une garde-robe convenable. (A mi-voix, il ajouta :) Attention ! Je veux un prix normal, et non un de ces tarifs exceptionnels que prônait messire Marc. Je connais bien la valeur des choses, et j'ai demandé à mon Grand Argentier d'être particulièrement vigilant sur les dépenses. C'est le meilleur moyen pour faire baisser les taxes ! (Clignant de l'oeil à l'intention de Marc, il conclut, ironiquement :) Ce n'est pas à moi qu'on apprendra à voler ! J'ai été un expert.
Marc contemplait toujours l'horizon. Espérant que la destruction des colliers priverait l'ennemi inconnu de renseignements, il attendait une réaction, mais elle tardait à venir. Si l'adversaire se terrait, il allait devoir le débusquer. Seulement, où fallait-il chercher ? Marc ne pouvait rester plusieurs mois sur Summa.
Un garde arriva, fort essoufflé par l'escalade des nombreuses marches du donjon.
-Sa Majesté vous demande, messire Marc.
Le Terrien avait noté que les soldats s'étaient facilement accoutumés à être commandés par un enfant. Dans le cabinet de travail du roi, Marc eut la surprise de voir dame Mina et Nala, entourées de tissus.
-Aidez-moi dans mon choix, messire Marc.
Ils étaient ainsi occupés à parler chiffons quand le connétable se fit annoncer. Son visage écarlate trahissait une vive émotion. Il était si troublé qu'il resta plusieurs secondes sans parvenir à articuler un mot.
-Sire... Sire... Warga... Il revient !
Burk lança rapidement aux deux jeunes femmes :
-Je prends tout le lot ! Portez-le aux chambrières.
Comprenant que leur présence était indésirable, Mina et Nala s'esquivèrent rapidement. Cet intermède avait permis au connétable de retrouver un peu de calme.
-Selon le conseil de Messire Marc, j'avais envoyé des patrouilles sur les trois routes qui mènent à Sila. Un messager vient d'arriver. Warga a levé une nouvelle armée et se trouve seulement à deux journées de marche de nous.
Le jeune souverain hocha la tête en disant :
-Je ne l'attendais pas si tôt. Connétable, rassemblez l'armée immédiatement. Faites-vous aider par le baron Spartack, qui a prouvé sa valeur. Que tout soit prêt pour demain matin. Nous marcherons à la rencontre du félon.
Kral sursauta de surprise.
-Vous voulez nous accompagner ?
-Si vous ne m'en jugez pas indigne, j'aimerais chevaucher à vos côtés !
-Cela risque d'être dangereux. Warga a montré qu'il était un rude combattant.
-Raison de plus ! Mon père m'a appris que les hommes se battent mieux lorsqu'ils savent leur roi parmi eux ! Allez, connétable, je compte sur vous !
Lorsque Kral fut sorti, Burk soupira :
-Le métier de roi n'a pas que des avantages ! Faites-moi le plaisir de dîner en ma compagnie, Marc. Notre dernier repas correct. Je me suis laissé dire que la cuisine des armées était des plus médiocres. Or, je commençais à prendre l'habitude de manger deux fois par jour, luxe qui m'a souvent fait rêver ces deux années.
Dans sa chambre, Marc eut la surprise de retrouver Mina.
-Mon mari vous prie d'accepter cette étoffe. Grâce au roi et à vous, notre boutique ne désemplit plus, et il nous faut renouveler notre stock.
Après un silence, elle ajouta, le visage soudain triste :
-Vous allez déjà repartir en guerre ?
-C'est la vie des chevaliers errants comme moi.
Mina s'approcha de Marc et murmura, le regard brillant :
-Avant cela, ne puis-je solliciter une autre punition ?
Le Terrien ouvrit les bras, et elle s'y blottit aussitôt.
***
-Sire, voici l'ennemi, annonça le connétable avec emphase.
Après deux jours de marche, l'armée royale avait presque rejoint les troupes adverses. Ces dernières, éclairées par le soleil levant, se tenaient au centre d'une plaine n'offrant aucun abri.
-Ils ne sont pas très nombreux, jubila le chef de l'armée. Une centaine tout au plus, et presque uniquement de la piétaille.
Les fantassins, alignés sur deux rangs, tenaient chacun un grand bouclier. Monté sur un cheval aussi massif que lui, Warga était nettement reconnaissable. Entouré de quatre cavaliers, il se tenait légèrement en retrait.
-Notre inconnu semble avoir une réserve d'androïdes identiques, émit Ray à l'intention de Marc.
-Discernes-tu d'autres robots ?
-Il semble être le seul...
Marc était soucieux. Cette nuit, il avait envoyé Ray en exploration aérienne pour s'assurer qu'il n'existait pas de renforts dissimulés aux alentours.
-Une charge de notre cavalerie les bousculera sans difficulté, affirma Kral. Dans moins d'une heure, Warga sera mort ou prisonnier !
-Qu'en pensez-vous, messire Marc ? questionna le jeune roi.
-J'aimerais savoir où se dissimule le piège !
-Que voulez-vous dire ? grogna Kral avec morgue.
-il ne faut jamais sous-estimer son adversaire. (Le connétable rougit violemment. C'était la phrase que lui avait lancée Warga, il n'y avait guère de temps !) L'ancien roi a prouvé qu'il était un habile stratège. Il sait que son armée est inférieure en nombre à la nôtre. Or, il est resté deux jours entiers à attendre, puisque c'est ici que les éclaireurs l'avaient signalé. Cela signifie qu'il souhaite que la bataille se déroule sur ce terrain. Je me demande donc pourquoi.
Le soleil commençait à chauffer. Un instant, un rayon lumineux frappa Marc. Les boucliers des fantassins adverses, fort bien astiqués, reflétaient la lumière.
Le baron Rikor, le visage déjà rubicond malgré l'heure matinale, s'écria :
-Tout ceci n'est que finasseries de clerc pour masquer la poltronnerie. Je vais montrer au roi ce qu'est le vrai courage. Chargeons !
Il éperonna vigoureusement sa monture, qui bondit en avant. Une vingtaine de cavaliers le suivirent. Heureusement, la voix de stentor de Spartack immobilisa le reste de la troupe.
Marc suivait avec intérêt la course du baron. Celui-ci n'était plus qu'à cent pas de l'ennemi. Les soldats de Warga inclinèrent leurs boucliers avec ensemble, réfléchissant les rayons solaires, et la rangée ennemie parut s'embraser. Les hommes lancés au galop parcoururent encore quelques mètres. Soudain, leurs montures se cabrèrent au milieu de hennissements de douleur. Avec stupeur, les gens du roi virent les vêtements de leurs compagnons s'embraser. Transformés en torches vivantes, les malheureux sautèrent à terre, coururent en tous sens puis s'effondrèrent sur le sol, se roulant dans la poussière. Après trois minutes, il ne restait plus de la ligne d'attaque que quelques chevaux qui s'enfuyaient.
Les yeux exorbités, livide, le connétable murmura d'une voix à peine audible :
-Quelle est cette diablerie ? Warga a conclu un pacte avec les puissances infernales !
-Non, intervint Marc. Les boucliers réfléchissent la puissance du soleil comme autant de miroirs, voilà tout.
Ray se manifesta psychiquement :
-C'est exact, à un détail près : ils renvoient une énergie vingt fois supérieure à celle qu'ils reçoivent !
-Que pouvons-nous faire ? demanda Burk.
Désemparé, Kral secoua la tête, manifestement dépassé par la situation. Marc, qui ne voulait pas que la panique s'empare de la troupe, lança aussitôt :
-Connétable, avec les fantassins, restez sur cette position. Le baron Spartack effectuera avec la moitié de la cavalerie un large mouvement tournant sur la gauche. J'agirai de même sur la droite avec l'autre moitié. Nous aurons alors le soleil en face et nous pourrons charger. Kral, si l'ennemi venait à avancer, n'hésitez pas à reculer. Conservez toujours trois cents mètres d'écart. Il n'y a aucune honte à refuser un combat qui ne serait pas loyal.
Marc leva son épée, salua le roi et lança :
-Baron Spartack, n'oubliez pas de rester toujours face au soleil.
Tout en chevauchant à côté de Marc, Ray émit :
-Espérons que l'androïde n'a pas gardé en réserve une autre surprise.
-En bonne logique, il devait supposer que l'ensemble de la cavalerie chargerait, ce qui aurait provoqué un massacre. Cet imbécile de baron a au moins servi à quelque chose en obligeant Warga à dévoiler son piège.
La troupe menée par Marc arrivait maintenant sur le flanc de l'ennemi. Le Terrien, jetant un coup d'oeil au soleil, estima être à l'abri des reflets meurtriers.
-Souhaitons que ces objets ne soient pas pourvus de générateurs autonomes trop puissants.
Warga avait vu le danger. Il modifia son dispositif pour protéger ses flancs et ordonna d'avancer. Suivant les conseils de Marc, le connétable fit reculer ses troupes d'autant. Voyant les boucliers brillants dirigés vers eux, certains cavaliers hésitèrent, ralentissant l'allure. Marc ne leur laissa pas le temps de réfléchir : il sonna immédiatement la charge.
-Augmente ton écran, émit Ray, on ne sait ce qui peut arriver.
Pour une fois, les craintes de l'androïde s'avérèrent vaines. Le premier rang des fantassins du renégat fut facilement enfoncé. Marc se débarrassa d'un soldat qui s'était suspendu aux rênes de sa monture, laquelle heurta le second rang. Celui-ci résista mieux. Le Terrien levait et abaissait sans cesse son épée, faisant volter sa bête, bousculant ses adversaires. Il fut presque surpris de voir en face de lui Spartack, qui avait imité sa manoeuvre.
-Nous tenons la victoire, hurla le baron, qui s'efforçait de rejoindre Warga.
Deux des cavaliers qui entouraient ce dernier tentèrent de lui barrer la route ; ils s'effondrèrent bien vite sous ses coups.
Leur chef dut juger la situation désespérée car, se détournant, il s'enfuit au galop. Spartack tenta de le poursuivre mais fut rapidement distancé.
-Le baron n'a aucune chance de le rattraper, émit Ray. La monture est aussi un robot !
La fuite du chef eut le mérite de décourager ses partisans, qui mirent bas les armes. Marc dut modérer l'ardeur de Spartack peu enclin à faire quartier. Enfin, les prisonniers furent regroupés sous une garde solide.
-Nous devrions exterminer ces traîtres, gronda Spartack en donnant l'accolade à Marc.
-Prenons d'abord la peine de les interroger, répliqua son ami.
Désignant un soldat qui semblait avoir le regard vif, il reprit.
-Commençons par celui-là.
D'un signe, le baron fit amener le captif qui se jeta à genoux.
-Tu vas répondre à nos questions, sinon je jure de te trancher le cou sur le champ ! D'où viens-tu ?
-D'un village situé sur vos terres, messire. Il y a trois jours, le roi... enfin, celui que nous pensions être encore le roi, est venu. Il a rassemblé tous les hommes en âge de porter les armes.
-Pourquoi l'avoir suivi ?
-Il a menacé de pendre ceux qui refuseraient ! Nous avons marché longtemps, nous arrêtant dans d'autres bourgs afin de grossir nos rangs.
Spartack grogna, furieux :
-Ce maudit Warga a dépeuplé mes campagnes pour constituer son armée.
-Ensuite ? pressa Marc.
-Hier, le roi... enfin, l'usurpateur, nous a remis des piques, des épées et ces boucliers.
-Qui les avait apportés ?
-Je l'ignore, je vous le jure, messire. Le matin, lorsque nous nous sommes réveillés, ils étaient entreposés devant la tente du roi ! Il nous a longuement expliqué comment il conviendrait de les utiliser. Je n'ai pas compris, mais j'ai obéi. Je ne sais rien de plus. J'ai dit toute la vérité !
-C'est sans doute exact, murmura Marc. Les autres ne nous apprendront rien de plus. Je crois qu'il est temps de rejoindre le connétable. Il doit se morfondre.
La petite troupe se mit en marche, tandis que Ray expliquait psychiquement :
-J'ai examiné les boucliers. Le procédé est simple et astucieux. L'énergie solaire est captée et emmagasinée dans une sorte de condensateur. Lorsque les rayons lumineux sont intenses, elle est libérée.
-Notre adversaire fait preuve de modération, comme s'il respectait lui aussi la loi de non-immixtion. Tu mettras hors d'usage discrètement ces mécanismes, pour que nos amis ne soient pas tentés d'utiliser ces engins.
***
Le soir de la bataille, le roi réunit ses nobles pour un dîner improvisé.
-J'enrage encore d'avoir laissé échapper Warga, gronda Spartack.
-Sa monture était exceptionnelle, sourit Marc. Le meilleur de nos chevaux n'aurait pu soutenir cette allure.
Le connétable, vexé de n'avoir pas participé au combat, affirma d'un ton docte :
-Un homme seul n'est pas à craindre ! il sera contraint de se terrer, et nous n'en entendrons plus jamais parler.
-Qui sait ? murmura Marc.
Burk l'interrogea du regard. Il savait d'instinct que son ami était de meilleur conseil que tous les autres.
-Que proposeriez-vous, messire Marc ?
-Warga a attaqué en venant du nord-est. Le baron Spartack devrait retourner sur ses terres pour en assurer la surveillance. Cela éviterait que notre ennemi vienne y recruter d'autres hommes. De plus, en cas d'attaque, Spartack constituerait une première ligne de défense, qui donnerait le temps au connétable de réunir son armée et d'arriver à la rescousse.
L'idée reçut l'agrément du roi et des barons.
-Maintenant, reprit Marc, je vais remuer de douloureux souvenirs, et je prie le roi de m'en excuser. Si j'ai bien compris, Warga est apparu il y a trois ans environ. D'où venait-il ?
Ce fut Kral qui répondit :
-A l'extrémité nord-est du royaume, il existe une petite baronnie, Sark. Elle a été créée par le père du roi Klir pour protéger le royaume des incursions des tribus barbares de l'est. En fait, elle est séparée du reste du territoire par une forêt de sinistre réputation qui a empêché pratiquement tous les échanges.
-Warga s'est-il réfugié là-bas ?
-C'est possible.
-Si c'est le cas, il pourra en toute quiétude reconstituer une armée.
-Mais cette fois, nous serons sur nos gardes, affirma le connétable avec suffisance.
-Sans le sacrifice bien involontaire du baron Rikor, la moitié de l'armée aurait grillé et le reste serait en fuite. Qui vous dit que Warga n'inventera pas une autre astuce démoniaque ?
-Le génie humain a des limites... (Kral fit une pause, avant d'ajouter comme à regret :) Pourtant ce n'est pas impossible.
Le Terrien s'adressa directement au roi.
-.le me propose donc de partir dès demain matin explorer les environs de Sark. Il est indispensable de savoir si Warga s'y trouve.
Les barons présents approuvèrent d'autant plus vigoureusement qu'ils n'étaient pas mécontents de voir s'éloigner un inconnu qui avait une si grande influence sur le souverain. Leur mine s'allongea lorsque Burk proposa :
-Cette mission est fort dangereuse. Il vous faut une solide escorte. Choisissez qui vous plaira pour vous accompagner.
Ils retrouvèrent le sourire quand Marc répondit :
-Je ne veux que Ray, mon écuyer. Je ne pars pas pour la guerre, et un chevalier errant aura moins de chances d'attirer l'attention qu'une troupe portant vos couleurs.
Le roi se rendit à ces raisons, non sans recommander :
-Prenez bien garde à vous, messire Marc. Je tiens essentiellement à ce que vous reveniez à la cour !