CHAPITRE V
Marc attendait depuis plus d'une heure dans l'antichambre du comte. Arrivé le matin, il avait d'abord vu un intendant, puis un soldat l'avait amené dans cette pièce, lui affirmant que Luko le recevrait bientôt. Par une étroite meurtrière, il apercevait la cour où régnait une intense agitation.
Enfin, il fut introduit dans une sorte de cabinet de travail. Le comte Luko était âgé d'une trentaine d'années, solidement charpenté, avec un visage énergique surmonté de cheveux noirs. Il était assis derrière une table couverte de parchemins. Deux officiers se tenaient debout derrière lui. Tandis que Marc s'inclinait, il commença :
-Chevalier, j'ai appris votre conduite généreuse lors de l'attaque d'un de mes villages. Que souhaitez-vous ?Le Terrien expliqua qu'il venait d'un lointain village de l'est et qu'il désirait entrer au service d'un seigneur. Luko parut satisfait de ces dires.
-Soyez le bienvenu, messire, lui dit-il avec un sourire triste. Je viens d'être informé que l'armée royale marchait sur notre ville. J'ai décidé de me porter à sa rencontre pour épargner à mon peuple les duretés d'un siège. Nous partons dans une heure. En chemin, nous aurons le temps de faire plus ample connaissance... Je vois que vous avez une magnifique épée. Allez vous procurer un bouclier et un heaume. J'ai hélas plus d'armes que d'hommes capables de les utiliser.
Dans la cour, Marc retrouva Ray et Burk. Le gamin avait absolument tenu à les accompagner au château. Avant que Marc ouvrît la bouche, il déclara :
-Les troupes se rassemblent, nous avons juste le temps de faire nos préparatifs. Je sais où sont distribués les équipements.
-Nous ne pouvons t'emmener, protesta Marc.
-Vous avez besoin d'un page débrouillard, messire. Puis de toutes les manières, je suivrai l'armée. Seulement, j'aimerais mieux servir sous votre bannière.
Le Terrien ne put que capituler devant tant d'obstination. A sa demande, Ray remit à l'adolescent trois pièces d'or. Il avait passé une partie de la nuit à en fabriquer.
-Va t'acheter une cape, elle te servira de couverture. N'oublie pas les provisions. Je sais d'expérience que le ravitaillement ne suit jamais.
Tandis que Burk filait, Ray maugréa :
-Ne crois-tu pas que nous devrions nous éclipser discrètement ?
-Si nous voulons rédiger un rapport correct, il faut nous mêler aux grands, et la guerre est la seule manière d'y parvenir.
***
Le soleil se levait sur ce qui allait être le champ de bataille. Après deux jours de marche, les troupes du comte avaient campé au sommet d'une petite colline, à peu de distance de l'armée royale dont les feux étaient visibles dans la nuit.
A l'aube, Luko avait fait ranger en ordre de bataille sa petite armée. Elle ne comportait que quarante cavaliers et une centaine de fantassins.
-Le soleil nous servira, expliqua le seigneur à Marc. Nos ennemis seront éblouis.
Les soldats du roi n'étaient guère plus nombreux qu'eux, ce qui étonna un peu Marc. Ils étaient alignés au pied de l'éminence, avec un bois à leur droite et une petite rivière à leur gauche.
-Ils ne semblent pas pressés de combattre, observa le comte, railleur. Nous allons leur montrer où se trouve le vrai courage. Chargez !
Les cavaliers partirent au trot puis au galop, suivis des fantassins qui couraient à toutes jambes, aidés par la pente. Marc assura son bouclier sur son bras gauche et serra fermement la pique qu'on lui avait remise au château. Ce n'était pas une lance de tournoi mais un simple manche en bois renforcé d'un fer à son extrémité. Soudain, il vit celui qui serait son adversaire direct. Il concentra toute son attention sur le petit rond central de son bouclier. Le choc fut des plus brutaux. Une force colossale le rejeta en arrière mais, d'un violent coup de reins, il parvint à rétablir son équilibre. En un éclair, il vit son opposant effectuer une cabriole et tomber à terre les bras en croix.
-Pas mal, ironisa Ray. Tu n'as pas perdu tes bonnes habitudes ! Prends garde, nous arrivons sur la ligne des fantassins.
Comme il était prévisible, les pertes s'équilibraient ; le comte ne disposait plus que d'une vingtaine de cavaliers. Par bonheur, la piétaille arriva pour les soutenir. La bataille se transforma en une foule de combats individuels. Marc se démenait, mais il recommanda à Ray :
-Evite de tuer. Nous ne sommes pas ici pour modifier le cours de l'histoire.
Le combat se poursuivit, acharné, épuisant.
-Victoire ! cria enfin le comte. Ils reculent ! En avant, mes braves !
Effectivement, les fantassins royaux se retiraient. Ce n'était pas une débandade mais un retrait lent, méthodique, qui resserrait un peu plus les rangs à chaque mètre cédé. L'ennemi perdit ainsi une bonne centaine de pas.
Soudain, des exclamations retentirent, suivies de hurlements de panique.
-Trahison ! Trahison !
Du bois jaillissaient des cavaliers royaux, qui encerclèrent bien vite les troupes du comte. Pressés de toutes parts, ses soldats ne pouvaient lutter efficacement. Bientôt, Luko n'eut plus autour de lui qu'une poignée de survivants.
Un homme portant une tunique grise ornée de trois cercles rouges s'avança lentement. Les troupes royales s'ouvraient respectueusement sur son passage. Arrivé à proximité du comte, il souleva son heaume, découvrant un visage buriné, marqué de deux cicatrices.
-Comte Luko, je vous somme de vous rendre. La partie est perdue, et en cas de refus, vous serez massacré.
L'interpellé hésita un instant avant de répondre :
-Connétable Kral, je préfère mourir les armes à la main que de pourrir dans les geôles de Warga l'usurpateur.
-Warga est notre roi, et nous lui devons obéissance. Que décidez-vous ?
Regardant le petit nombre de fidèles serrés autour de lui, Luko réalisa la disproportion des forces.
-Si je me rends, auront-ils la vie sauve ?
-La vie, pas plus. C'est tout ce que je puis promettre.
-C'est bien. Mais c'est à vous, et à vous seul, connétable, que je remets cette épée !
Tandis que le comte suivait son adversaire, les prisonniers furent désarmés et regroupés dans un enclos surveillé par des sentinelles. Ils furent cependant autorisés à aller chercher de l'eau à la rivière pour étancher leur soif, avivée par les efforts fournis durant la bataille.
A la nuit tombée, Ray sortit d'une cavité aménagée dans sa cuisse droite deux tablettes nutritives qu'il glissa entre les lèvres de Marc.
-Espérons que demain, ils n'oublieront pas le repas !
Le Terrien allait s'endormir quand il sentit une petite main le secouer. La voix de Burk murmura à son oreille :
-Messire Marc, je suis heureux de vous retrouver. Je vous ai cherché toute la journée !
-Es-tu prisonnier ?
-Non ! En voyant sortir les cavaliers de la forêt, j'ai compris que tout était perdu, et je me suis caché. Ce soir, je me suis faufilé jusqu'ici. Les gardes sont nombreux, il est impossible de tenter une évasion. Demain, peut-être. J'ai entendu les soldats parler entre eux. Vous devez être conduits à Sila, la capitale, pour être vendus au marché aux esclaves. Si je le peux, je reviendrai demain. Sinon, je vous rejoindrai à Sila.