CHAPITRE III
Marc épongea son front où perlaient des gouttes de sueur. Il marchait depuis deux heures mais n'avait encore parcouru que la moitié de la distance qui le séparait de son objectif. En effet, la densité du sous-bois obligeait à de nombreux détours. Il n'avait rencontré aucune créature hostile, et seuls quelques oiseaux s'étaient envolés sur son passage. Il s'arrêta à l'ombre d'un grand arbre ressemblant à un chêne.
-Je crois avoir mérité une petite halte ! soupira-t-il. Pourquoi faut-il que toutes mes missions débutent par un interminable marathon ?
-Ce sont les ordres, rétorqua Ray. Nous devons atterrir dans un lieu désert pour ne pas risquer d'être aperçus par un indigène trop curieux... Dès que tu seras reposé, nous pourrons repartir.
A l'instant où Marc se levait, Ray émit psychiquement : -Attention ! Je perçois un bruit devant nous. Vérifie le niveau de ton écran.
Moins de dix secondes plus tard, une silhouette apparut. C'était une jeune fille aux cheveux bruns, vêtue d'une misérable robe lui arrivant à mi-mollet. De nombreux trous dans le tissu prouvaient que c'était son seul vêtement. Son visage était couvert de sueur et ses traits tirés accusaient son épuisement. Marc fut frappé par son regard, qui trahissait une panique folle.
A bout de forces, l'arrivante s'affala aux pieds de Marc, le souffle rauque, marmonnant des paroles incompréhensibles. Elle tendit la main en un geste suppliant. L'explication ne tarda guère. Un animal émergea de la forêt. Il ressemblait à un très gros loup, au pelage d'un noir sombre, à la gueule allongée garnie de longs crocs fins. Voyant sa proie allongée sur le sol, il poussa un glapissement aigu et bondit. Folle de peur, la malheureuse se cramponna aux genoux de Marc, le paralysant.
Ray réagit avec sa promptitude électronique. Il saisit le fauve par la queue avant qu'il ne retombe sur sa victime, le souleva à bout de bras et lui brisa la nuque d'un coup sec. Puis il balança le corps inerte à quelques mètres. Toutefois, cette rapide intervention n'apaisa pas les craintes de la jouvencelle qui, tout en parlant avec volubilité, désignait l'endroit d'où la bête avait surgi.
Marc dégagea doucement ses jambes et tenta de la relever avec un sourire rassurant. Un bruit de branches brisées interrompit son opération charme. Deux cavaliers apparurent. Ils étaient vêtus d'une tunique grise ornée d'un cercle rouge au niveau de la poitrine, ils s'immobilisèrent en découvrant les Terriens. Soudain, l'un d'eux poussa un cri, désigna le cadavre du loup. Il tira son épée et lança une longue phrase.
-Ton traducteur universel est-il branché ? émit Marc.
-Il enregistre mais ne dispose pas encore d'assez de données pour sortir les premiers mots.
Aux vociférations du premier homme se mêlaient maintenant celles du second. Terrorisée, la fille se cacha derrière Marc tout en criant également. Assourdi par cette cacophonie, Stone grogna :
-Ils ne semblent pas animés des meilleures intentions à notre égard.
-Apparemment, la petite était leur gibier, et nous gâchons leur partie de chasse.
Maintenant, les nouveaux-venus s'étaient tus et avançaient vers les Terriens, l'épée haute. Marc tira sa lame en soupirant :
-Il est dommage que nous ne puissions discuter. L'incompréhension est source de tous les conflits.
-Négociation ou non, railla Ray, je ne te vois pas leur livrer une fille qui te supplie de la protéger. Tu n'es pas depuis deux heures sur cette planète que déjà, tu te bats pour une donzelle !
-Cesse de philosopher, grommela Marc. Ecartons-nous. Je me charge de celui de droite, occupe-toi de l'autre.
Sûr de sa force, le cavalier avança vers Marc au petit trot. Le Terrien para en quinte le coup destiné à lui fendre le crâne et riposta de pointe. Touché au flanc, son adversaire vida les étriers et s'effondra sur le sol. Un instant, il tenta de se relever, mais il retomba, une écume sanglante aux lèvres.
Ray avait été aussi expéditif. Esquivant sa lame, il avait saisi le pied de son opposant et l'avait soulevé avec force. Désarçonné, l'autre n'avait pas eu le temps de se redresser. Un vigoureux coup du plat de l'épée l'avait assommé.
Médusée par ce rapide dénouement, la fille restait immobile. Réalisant enfin qu'elle n'avait plus rien à craindre, elle se précipita vers Marc. A nouveau très volubile, elle lui saisit la main, le tirant avec insistance, indiquant la direction d'où elle venait.
-Voyons où elle veut nous mener, décida Marc.
-Continue à la faire parler, suggéra Ray. Mon traducteur commence à trouver des équivalences.
La jeune indigène avançait à petits pas pressés, se retournant sans cesse pour s'assurer que les Terriens la suivaient. Elle s'irritait de les voir progresser aussi lentement.
Après une demi-heure de footing, ils émergèrent de la forêt à proximité d'un modeste village, constitué d'une dizaine de bâtisses en bois et terre séchée couvertes de chaume. Sur ce qui devait être la place centrale, une quarantaine de personnes étaient réunies, jeunes, vieux, femmes, enfants. Cinq hommes d'arme portant une tunique grise frappée d'un cercle rouge choisissaient leurs proies. Chaque fois que celui qui paraissait être leur chef désignait une victime, les gardes lui liaient les poignets et l'attachaient à une longue corde. Six jeunes gens, quatre garçons et deux filles, étaient déjà ligotés.
Un vieillard, très digne avec sa chevelure blanche, grand, maigre, tentait de protester auprès du décideur, qui le rabrouait.
-Je commence à comprendre quelques brides de phrases, annonça Ray. Apparemment, le vieux explique qu'ils sont ici sur les terres du comte Luko. Le soldat répond que le roi Warga a besoin d'esclaves et qu'il les prend là où il veut.
Leur guide secouait le bras de Marc en désignant la scène.
-Pas besoin d'interprète, émit Marc. Il est évident qu'elle souhaite que nous nous mêlions de cette histoire.
Un sourire ironique autant qu'amical retroussa les lèvres synthétiques de Ray.
-Et tu le feras, pour lui plaire !
Sur la place, les événements se précipitaient. Le chef du détachement venait de frapper l'ancien et houspillait ses hommes pour qu'ils accélèrent le mouvement. L'apparition des Terriens figea un instant la scène. L'officier se porta en avant, lançant une phrase interrogative.
-Je pense qu'il demande d'où nous sortons. Je vais tenter de lui répondre.
L'androïde s'adressa à son interlocuteur dans sa langue :
-Nous sommes des voyageurs étrangers. Nous nous sommes égarés dans la forêt.
Un rictus déforma le visage du soudard :
-Je vais vous remettre dans le bon chemin !
D'un index impérieux, il montra la corde qui entravait déjà sept villageois.
Marc secoua la tête et tira son épée hors du fourreau, ce qui, sur toutes les planètes de la galaxie, signifie le désir de combattre. Se frappant la poitrine du poing, l'autre cria une phrase que Ray traduisit immédiatement :
-Oseriez-vous défier des soldats du roi Warga ?
Marc fit répondre par l'androïde :
-Nous sommes nés libres, et nous mourrons libres !
Outré, son vis-à-vis lança sa petite troupe à l'attaque.
-Voyons quel type d'escrime ils pratiquent sur cette planète, sourit Marc.
La science des armes semblait n'en être encore qu'à ses balbutiements : les gardes ne voulaient visiblement que frapper le plus fort possible. Marc para en tierce une attaque de flanc, porta un coup droit qui transperça l'épaule de son adversaire. Un rapide saut en arrière lui permit d'éviter l'assaut d'un deuxième ennemi. Ce dernier, entraîné par son élan, frappa le sol. Il n'eut pas le temps de relever son arme. D'un revers de pointe, Marc lui entailla profondément le bras. Sous l'effet de la douleur, l'homme lâcha son épée. Se voyant désarmé, il préféra détaler aussi vite que ses jambes pouvaient le porter.
Ray s'était montré aussi efficace. Esquivant d'une rotation du buste la charge de son antagoniste, il avait contré d'un solide coup de la poignée de son épée au visage, assommant net le malchanceux. Dans la seconde qui suivait, l'autre subissait le même sort.
Sidéré par la déroute de sa troupe, l'officier, le visage écarlate, répétait :
-Vous avez osé... Vous avez osé...
Voyant Marc avancer vers lui, il n'hésita guère. N'ayant aucune envie d'affronter un adversaire qui s'était si vite débarrassé de ses gardes, il jugea qu'une fuite rapide lui éviterait bien des désagréments. Son départ précipité fut salué par les cris de joie des paysans qui s'empressèrent de délivrer les prisonniers.
La jeune fille se précipita vers le vieillard resté allongé à terre et se lança dans une longue explication en désignant les Terriens. Ray se manifesta psychiquement.
-Avant qu'ils nous abordent, je vais induire dans tes neurones ce que le traducteur a pu décoder. Ferme les yeux et détends-toi.
Ce type d'enseignement était familier à Marc : au cours d'une de ses missions, il avait eu la chance de rencontrer une extraordinaire entité végétale qui avait multiplié ses capacités télépathiques.
Quelques secondes plus tard, il relevait les paupières.
-C'est tout ? demanda-t-il dépité.
-Maintenant que le code général est trouvé, les progrès seront rapides. Il me faut juste enregistrer beaucoup de dialogues.
-Pour l'instant, je ne risque pas de passer pour un dangereux intellectuel.
-Tu es un guerrier, non un savant clerc. Tes silences passeront pour une affirmation de ta force. Au fait, la demoiselle s'appelle Nala.
L'ancien s'avança, soutenu par la fille, suivi à distance respectueuse par quelques personnes.
-Je suis le chef de ce village, et je vous remercie de cette courageuse intervention. Etes-vous au service du comte Luko ?
Marc répondit, laborieusement d'abord, puis plus vite à mesure que les mots lui venaient à l'esprit.
-Non ! Nous sommes des étrangers. Nous venons d'un lointain pays, par là-bas !
Il fit un large geste du bras englobant tout ce qui s'étendait à l'est. Une affirmation peu compromettante.
Avec un imperceptible tremblement dans la voix, le vieux reprit :
-Que voulez-vous ? Nous sommes très pauvres et ne pouvons offrir qu'une modeste hospitalité.
Ray émit avec ironie, à l'intention de Marc :
-Les actions gratuites ne semblent guère avoir cours sur cette planète. Tu les plonges dans un abîme de perplexité...
Marc tenta de rassembler son maigre vocabulaire.
-Mon ami et moi ne souhaitons qu'un abri pour cette nuit. Demain, nous partirons pour la cour du comte Luko.
Cette précision amena un sourire sur le visage de son interlocuteur.
-Faites-nous l'honneur de considérer ma maison comme la vôtre.
Il conduisit les Terriens vers une des huttes et les fit pénétrer dans une grande pièce basse. Au centre se trouvaient une longue table et des tabourets. Deux femmes, qui se tenaient dans un angle, s'inclinèrent profondément.
Le vieillard désigna des sièges à ses hôtes puis ordonna aux femmes :
-Portez-nous du vin !
Il resta silencieux jusqu'à ce que des gobelets d'étain fussent distribués. Alors portant un toast, il but d'un trait. Ray, qui l'avait imité émit :
-Tu peux y aller. Vin léger de qualité moyenne. Aucun danger pour l'organisme, à dose modérée bien sûr.
En attendant le repas, dont le bruit des préparatifs parvenaient jusqu'à eux, l'homme renouvela ses remerciements.
-Je ne sais si je vous ai réellement rendu service, soupira Marc, soucieux. J'ai humilié ce soudard, et il n'aura de cesse de se venger. Dans quelques jours, quelques semaines, il reviendra à la tête d'une troupe plus importante. Que pourrez-vous faire ?
-Peu de choses ! Nous n'avons pas d'armes, et nous ignorons l'art de nous en servir. Mais demain, j'enverrai un messager, en espérant qu'il parviendra à la cour de notre suzerain.
Marc sauta sur l'occasion.
-Si vous le permettez, nous l'escorterons.
Le vieux acquiesça avec satisfaction. Les femmes disposèrent des assiettes de terre cuite. La fille, qui semblait remise de ses émotions, apporta une énorme volaille rôtie que l'ancien découpa avec dextérité. Les deux Terriens furent servis en premier. Afin de ne pas attirer l'attention, Ray disposait d'une cavité buccale. Les aliments étaient désintégrés dans l'arrière-gorge. L'énergie, bien que minime, servait à recharger son générateur.
Marc mangea avec appétit. Après une cure de plats cuisinés insipides et aseptisés du distributeur du Neptune, il était heureux de retrouver une nourriture consistante. Il aimait à répéter que, sur le plan culinaire, les planètes primitives pouvaient beaucoup apporter à la Terre.
Le repas se poursuivit longtemps et il comprit que cette population misérable faisait un lourd sacrifice en l'honneur de ses hôtes.
-Pourquoi ces gardes vous ont-ils attaqués ? Le roi Warga n'a-t-il pas assez de sujets ?
-Nous l'ignorons, Messire Marc. Autrefois, du temps du roi Klir, la paix régnait sur tout le territoire. Il y a deux ans, Klir a été chassé par Warga, qui a aussitôt rétabli l'esclavage, une ancienne coutume abolie depuis plus d'un siècle ! Seul notre suzerain, le comte Luko, a refusé de reprendre cette habitude barbare. Depuis, ses gens sont harcelés par les troupes royales. Le mois précédent, des soldats sont venus dans le village voisin et ont emmené la moitié des habitants. Les plus jeunes et les plus forts, naturellement.
Lorsque le festin s'acheva, le soleil atteignait l'horizon. Le vieillard tint absolument à faire visiter à ses invités le village. Un début d'artisanat s'y développait : il y avait un forgeron, un potier, un tisseur au métier primitif. Dans les champs poussait une sorte d'hybride de blé et de maïs donnant de lourds épis chargés de graines dorées.
-Enregistre tout ce que tu vois, recommanda Marc à Ray. Les administratifs adorent découvrir les détails de la vie quotidienne des indigènes. C'est grâce à eux qu'ils mesurent, de demi-siècle en demi-siècle les progrès des civilisations.
La nuit tombait lorsqu'ils regagnèrent la maison de l'ancien. Ce dernier leur désigna deux chambres.
-Je vous souhaite une bonne nuit. Mon messager vous attendra, demain à l'aube.
La pièce dévolue à Marc était petite, éclairée par une maigre chandelle. Elle ne comportait qu'un tabouret et un lit. Ce dernier était fait de planches et recouvert de peaux. Marc s'y assit, grimaça devant la dureté de la couche. Rien de comparable avec les matelas antigravité d'un appartement terrien, il savait qu'il lui faudrait quelques jours pour s'habituer aux normes de la vie primitive. Mais cela faisait partie de son métier !
La lumière éteinte, il s'étendit dans l'obscurité. A l'instant où il allait s'endormir, il perçut le grincement de la porte. Bien vite, un corps souple vint se coller contre le sien. Il reconnut la voix de Nala qui murmurait à son oreille :
-La vaillance que tu as montrée cet après-midi mérite une récompense.
Marc hésita un instant, ignorant les coutumes locales. La jeune fille perçut cette réticence car elle reprit :
-Je t'en prie, ne me repousse pas ! C'est notre chef qui m'a envoyée. Si je pars maintenant, il pensera que tu trouves son présent indigne de toi, et je serai punie.
La douce insistance de Nala n'eut aucune difficulté à vaincre la faible résistance de Marc, qui se laissa emporter par le plaisir.