CHAPITRE VII
Depuis deux jours, Marc menait une vie paisible. Il s'était proposé pour aider à la vente, tandis que Ray, avec une rapidité qui avait fait l'admiration de Maître Urfus, avait rangé et étiqueté tous les coupons, avant de dresser un inventaire des stocks.
Une cliente d'un âge certain, escortée de deux servantes, jeta un regard méprisant au jeune homme.
-Dame Mina n'est-elle pas là ?
-Elle est sortie faire une course et revient de suite. En l'attendant, souhaitez-vous voir quelques étoffes ?
Marc déplia plusieurs coupons qui ne plurent point à la femme, de caractère visiblement difficile.
-Est-ce pour une robe de réception ?
La mégère hocha la tête. Le Terrien prit un air inspiré.
-Je sais ce qu'il vous faut !
Fermant les yeux, il appela psychiquement Ray. -Apporte-moi le restant de tissu qu'Urfus se désespérait de ne pas arriver à vendre.
L'androïde arriva, porteur d'un tissu au rouge un peu criard. Marc en drapa une des filles.
-Voyez comme ce ton la met en valeur ! Imaginez ce que ce sera sur une femme aussi exceptionnelle que vous ! Vous serez la plus resplendissante de toutes...
-Effectivement, concéda la cliente, cette étoffe a une certaine allure. Combien coûte-t-elle ?
-Maître Urfus m'a autorisé à la céder au prix exceptionnel de deux écus l'aune. (Devançant la protestation qui n'aurait pas manqué de jaillir, il ajouta à mi-voix :) Je n'aurais jamais proposé cela à quelqu'un de vulgaire, aux moyens très limités. Je sais reconnaître les gens de qualité.
Charmée, l'orgueilleuse acquiesça.
-Coupez-m'en quatre aunes.
Marc mesura le tissu, mais au moment de couper, il s'immobilisa.
-Je ne sais si je dois vous la vendre.
-Et pourquoi non, je vous prie ? interrogea la femme, aux lèvres pincées.
-Il restera de quoi faire une robe. Maître Urfus n'aura aucune peine à trouver une autre acheteuse. Quelle ne serait pas ma honte si, au cours d'une réception, vous vous trouviez nez à nez avec une dame portant la même étoffe que vous !
La perspective fit frémir l'acheteuse.
-Que me proposez-vous ?
-Prenez tout le lot. Je vous garantis qu'il s'écoulera des années avant que l'on ne fabrique à nouveau une marchandise de cette qualité !...
"L'affaire fut rapidement conclue, et la mégère repartit, portant fièrement son bien. Un grattement à la fenêtre attira l'attention de Marc. Il reconnut Burk, qui écrasait son nez contre le vitrail. Le gamin ayant constaté que son ami était seul, se glissa par la porte.
-Messire Marc, souffla-t-il, je suis bien aise de vous retrouver. (Il était amaigri, mais son regard était toujours aussi vif.) Je vois que vous n'êtes point maltraité.
A ce moment, maître Urfus et sa femme pénétrèrent dans la boutique.
-Que fait ce mendiant ici ? grogna le marchand.
-C'est moi qui lui ai demandé de venir, répondit Marc avec aplomb. J'ai remarqué qu'il était désolant pour votre réputation que vous n'ayez point de commis pour porter les paquets de vos pratiques.
La jeune femme renchérit aussitôt :
-Je te l'avais bien dit ! De plus, il pourrait aider Nala quand elle va au marché.
-Ne nous volera-t-il point ?
-Je vous garantis son honnêteté, assura Marc, très sérieux.
-Nous verrons à l'usage, grommela Urfus. Qu'il aille à la cuisine se laver !
Pour détourner la conversation, Marc narra sa vente miraculeuse. Le visage du commerçant s'épanouit devant les écus.
-Comment avez-vous réussi un tel prodige ?
-Au cours de mes voyages, j'ai fréquenté beaucoup de marchands. Il faut savoir flatter certaines qualités, comme la vanité et la bêtise. Vendez un objet un écu, l'acheteur le trouvera trop cher. Cédez-le au prix exceptionnel de deux écus, le client aura l'impression de faire une affaire !
Une autre femme entra alors, grande, élancée, de fière allure. Maître Urfus s'inclina aussi profondément que son ventre le lui permettait, alors que dame Mina plongeait dans une révérence en murmurant :
-C'est l'épouse du connétable !
-Je venais voir quelques étoffes. Qu'avez-vous à me proposer ?
En bredouillant, Urfus déplia plusieurs coupons.
-Qu'en pensez-vous, messire Marc ? demanda la cliente.
-Pour vos suivantes, ce serait parfait. Mais pour vous, il faut une couleur plus chaude, qui mette en valeur votre teint clair... Celle-ci, par exemple.
Il sortit un tissu d'un beau pourpre.
-C'est parfait ! Je prends le lot. (Fixant Marc, elle ajouta :) Le connétable désirait s'assurer de votre état.
-Transmettez-lui mes remerciements et mes respects. (Comme une suivante allait prendre le paquet, il ajouta avec empressement :) Laissez ! Notre commis se fera un devoir de vous escorter.
Burk arriva à l'appel d'Urfus, s'efforçant de déglutir une énorme bouchée.
-Va, murmura Marc à son oreille, et écoute tout ce qui se dit au château.
Sur le seuil, la noble dame se retourna.
-Je suis enchantée de ma visite, maître Urfus. Je reviendrai souvent. Vous avez un serviteur remarquable.
A table, Urfus rayonnait de joie. Dès le premier jour, il avait pris pour habitude de convier Marc à partager le repas familial.
-Depuis le couronnement du roi Warga, c'est la première fois qu'une personne de la cour nous rend visite. Grâce à vous, notre fortune est assurée.
Marc profita de l'excellente humeur du commerçant pour le faire bavarder. Il apprit ainsi que Warga venait d'une baronnie de l'Est. Il avait défié le pouvoir royal et battu Klir au cours de plusieurs batailles pour enfin s'emparer de la capitale lors d'un dernier combat où le roi avait trouvé la mort.
Le nouveau souverain avait eu l'intelligence de ménager les féodaux qui lui avaient prêté serment. Assuré du pouvoir, il avait soumis un par un les derniers seigneurs indépendants. Son royaume s'étendait maintenant sur tout le territoire habité.
-Quelle est la grande construction dont on parle sans cesse ?
-Un château, que notre souverain fait bâtir sur une colline un peu en dehors de la ville.
Au soir de cette journée amusante, Marc s'assoupissait. Ray était encore dans le magasin, achevant de classer des factures. Heureuse planète, où les comptabilités étaient inexistantes et où il n'y avait pas d'agent du fisc pour éplucher toutes vos notes !
Il perçut le bruit de la porte et, à la lueur de sa chandelle, vit entrer une silhouette féminine. Il pensa d'abord que c'était Nala qui avait réussi à s'échapper de sa cuisine. Mais il se leva en reconnaissant Mina. Elle tenait un fouet à la main et paraissait embarrassée.
-Maître Urfus dort déjà. Cependant, il m'a chargé... Enfin, ma voisine nous a affirmé que les esclaves devaient être régulièrement punis...
-S'ils ont commis des fautes, c'est normal, répondit Marc.
-Même sans cela, il faut être sévère...
Marc haussa les épaules.
-Si c'est une question de principe, je m'incline. Faites.
La jeune femme hésitait.
-Je n'ai pas l'habitude... Comment faut-il...
-Je ne puis guère vous conseiller, ironisa le Terrien.
-Lorsque j'étais gamine, ma mère, pour nous punir, nous faisait mettre à genoux...
Marc obéit aussitôt.
-Non, tournez-vous, je ne veux pas voir votre visage...
Le premier coup, peu appuyé, fut de plus amorti par la ceinture protectrice. Marc pensa néanmoins qu'il serait de bon ton d'émettre un discret gémissement.
-Je vous ai fait très mal ? s'inquiéta Mina.
-Une punition ne peut être agréable, rétorqua-t-il.
Le deuxième coup ne fit que l'effleurer, et il perçut à peine le troisième. Sa maîtresse laissa retomber son bras.
-Je ne peux pas, murmura-t-elle...
Marc se releva lentement.
-Ne soyez pas navrée de cette défaillance, qui vous fait honneur, il vous suffira d'affirmer que vous m'avez énergiquement puni et que je vous ai suppliée d'arrêter. (Mina restait immobile, indécise.) Rappelez-vous que la visite de la femme du connétable n'était pas fortuite. Je crois que son époux est intervenu auprès du marchand d'esclaves pour que je sois vendu à des gens compréhensifs...