JEAN-PIERRE GAREN
CHAPITRE I
L'ascenseur propulsa le capitaine Marc Stone au dernier étage du building qui abritait le Service de Surveillance des Planètes Primitives. Trente-cinq ans, la carrure d'un sportif, les cheveux bruns, Marc avait un visage énergique et une peau burinée par des dizaines de soleil.
Les portes coulissantes s'ouvrirent avec un chuintement soyeux. Dans l'antichambre, Peggy trônait derrière une batterie d'ordinateurs. C'était une authentique vieille fille d'une cinquantaine d'années, sèche, anguleuse. Sur son long nez pointu, elle juchait de vieilles lunettes de myope qui faisaient paraître ses yeux ridiculement petits. En reconnaissant l'arrivant, elle esquissa un sourire ; ses lèvres minces découvrirent des incisives qui auraient pu figurer au muséum d'histoire naturelle, section des herbivores. Peggy était la secrétaire particulière du général Khov qui dirigeait le S.S.P.P. d'une main de fer depuis plus de dix ans. Elle avait vu défiler nombre d'officiers, courtois, distants, obséquieux souvent, espérant ainsi s'attirer les faveurs du général. Pour elle, Marc était un sujet à part. Il la taquinait beaucoup, mais elle ne pouvait s'empêcher de le préférer aux autres, surtout depuis l'époque où il avait sauvé la vie du général perdu sur une planète lointaine. Elle aimait regarder ses yeux gris aux reflets métalliques changeants où elle lisait de l'ironie et surtout une amitié solide.
-Le général vous attend, capitaine Stone.
-Avez-vous une idée de l'endroit où il va m'expédier ?
Peggy rétorqua, un discret sourire aux lèvres :
-Annoncer leur destination aux agents est un privilège qu'il se réserve jalousement ! (Effleurant une touche de l'interphone, elle annonça :) Le capitaine Stone est à vos ordres, général.
-Qu'il entre immédiatement !
Les intonations de la voix ressemblaient plus à un aboiement qu'à un souhait de bienvenue.
-Ne vous fiez pas aux apparences, dit Peggy avec un clin d'oeil. En ce moment, le général est d'excellente humeur. Cependant, il ne veut pas perdre ses habitudes !
Marc émit un petit rire.
-Ne vous inquiétez pas, Peggy. Je connais Khov depuis aussi longtemps que vous, et je sais qu'il n'a jamais dévoré personne !
Khov était un colosse de deux mètres de haut, dépassant le quintal, doté d'un visage aux traits rudes. De ses lointains ancêtres mongols, il avait hérité des yeux légèrement bridés. Son crâne lisse, totalement dégarni, brillait aux derniers rayons du soleil pénétrant par la grande baie vitrée qui occupait tout un pan de mur.
-Asseyez-vous, mon garçon, grogna-t-il en réponse au salut de Marc.
Il fouilla dans un tiroir de son bureau, en sortit une bouteille de scotch et deux gobelets.
-Servez-vous ! Depuis que vous lui avez conté notre vaillante conduite sur la planète Wilk, ma femme ne m'interdit plus le whisky.
Marc réprima un sourire. Au cours d'une de ses missions, Khov n'était pas resté insensible aux avances d'une charmante indigène. La générale ayant conçu quelques soupçons, le jeune capitaine avait improvisé une histoire qui avait ramené la paix dans le ménage.
-Transmettez mon respectueux souvenir à Madame la Générale.
Khov hocha la tête en signe d'acquiescement.
-Maintenant, parlons sérieusement, il y a deux mois, le Service des Explorations Galactiques a découvert une planète terramorphe gravitant autour d'un soleil répertorié dans l'annuaire galactique sous le matricule BZ 7482. Les premières observations ont révélé la présence d'humanoïdes apparemment très primitifs : les infrarouges n'ont mis en évidence que de petites concentrations de population, et il n'y a aucune émission radioélectrique. Ce monde a donc été classé, et le dossier a été transmis à mes services en vertu de la loi de non-immixtion que vous connaissez !
Marc hocha la tête tandis qu'un sourire fleurissait sur ses lèvres.
-il serait difficile de l'oublier, les administratifs nous la rabâchent sans cesse : ne rien faire qui puisse interférer avec le développement naturel des autochtones ! Se contenter d'observer sans jamais prendre parti !
Khov émit un grognement approbateur.
-Naturellement, tous les services exigent maintenant un rapport dans les plus brefs délais. Vous vous rendez donc sur cette planète. Je sais que vous êtes un ancien du service, mais n'en sous-estimez ni les difficultés ni les dangers. Nous ignorons tout de sa flore, de sa faune et de ses habitants ! Ces premières explorations sont parfois redoutables. (D'un geste de son énorme main, il étouffa la protestation de Marc.) Je connais vos qualités ; toutefois, je ne puis ignorer les statistiques. En repartant, n'oubliez pas de regarder dans le hall d'honneur la plaque où sont gravés les noms des agents morts en mission. Eux aussi étaient des hommes de valeur.
Comme pour effacer ce moment de faiblesse, il vida son verre cul sec.
-Votre aviso habituel, le Neptune vous attend sur l'astroport. Je suppose que vous désirez être accompagné de Ray, votre androïde personnel, et non d'un des nouveaux modèles...
Tous les membres du S.S.P.P. étaient escortés, dans leurs missions, d'un robot à morphologie humaine. La ressemblance de ces machines avec les humains était parfaite, aussi les indigènes ne pouvaient-ils deviner la supercherie.
Une lueur ironique s'était allumée dans le regard du général. Il était au courant des liens très particuliers qui s'étaient noués au fil des explorations entre Marc et Ray. Ce dernier, exemplaire d'une série très limitée, était pourvu d'un amplificateur psychique lui permettant de communiquer par télépathie avec son propriétaire. Le modèle en avait été abandonné, car très rares étaient les terriens capables d'utiliser cette méthode.
-Je vous remercie, mon général, Ray me convient parfaitement. Il connaît mes habitudes, et cela me fait gagner beaucoup de temps. Quand dois-je partir ?
-Ce soir ! Les administratifs ne supportent pas de rester cinq minutes supplémentaires à leur bureau, mais ils deviennent très exigeants lorsque ce sont les autres qui effectuent le travail.
A l'instant où Marc se levait, Khov ajouta :
-Je compte sur vous pour m'apprendre si les indigènes sont jolies.
-Ray enregistre tout ce qu'il voit !
Khov ricana.
-Croyez-vous que j'ignore que votre damné androïde arrête de filmer dès qu'un frais minois s'approche de vous ? Même le plus borné de mes techniciens commence à avoir des soupçons !
Marc prit un air outragé parfaitement imité.
-Vous savez, mon général, que je respecte toujours les coutumes locales !
-Surtout lorsqu'elles vous arrangent ! Ce n'est pas mon problème, mais ne commettez pas d'imprudence. J'ai déjà eu plusieurs agents blessés par des maris jaloux !