XXI
Épilogue
Le Misanthrope accomplit de longues randonnées en montagne, avec ou sans son chien, il contemple les sommets qui semblent caresser le ciel (à la différence des gratte-ciel), le décalquer avec art. Il se dit que Dieu regarde sûrement le monde de cette façon – s’il pense à le regarder. De loin. Puis, ayant pris son bain d’horizons, le Misanthrope redescend de la montagne sacrée et le désir lui vient de prendre un bain de mer, sur une plage pas trop fréquentée, si possible, car il n’apprécie guère les bains de foule.
Cette fois, c’était la mer Caraïbe.
Une adorable et distinguée mulâtresse de mes amies m’avait prêté une petite maison en bois près de Trois-Rivières. Un petit ponton s’avançait sur l’eau au pied de la maison adossée à la colline, un petit morne sur lequel paissait un mystérieux troupeau de chèvres. Par on ne savait quel passage secret, ces êtres capricants, étranges, cornus et mamelus, venaient chaque jour, au lever du soleil, faire provision de sel aux abords du ponton, puis regagnaient leur enclos sans qu’on aperçût jamais nul berger.
On prête facilement des maisons aux écrivains. Il semble sans doute aux propriétaires que l’activité cérébrale, féconde et joyeuse de l’individu qui joue aux échecs avec les mots, tout en s'efforçant d’en tirer des accords majeurs, doit avoir une bonne influence sur l’atmosphère du foyer et, par là même, être agréable aux dieux lares ou aux esprits des ancêtres. (Les peintres – pourtant bien méritants – se voient plus rarement invités, parce qu’ils laissent des traces de peinture partout.)
Je venais de régler mes comptes avec la plupart des sales types de ma connaissance. Au dernier moment, j’avais renoncé à traiter le Type Épatant, que je tenais pour l’un des pires, mais son existence même se trouvant contestée par divers spécialistes, je ne tenais pas à entrer en polémique.
Donc, je me délassais le corps et l’esprit dans l’eau bien tempérée des Caraïbes. Je me préparais des ti-punchs et des boudins créoles qui m’attendaient au bout du ponton.
Mon vieux masque de plongée m’était bien utile, car je m’étais fait un petit copain poisson. Un minuscule poisson rouge et jaune avec lequel je jouais à cache-cache. Il se tenait derrière un pilier de bois vermoulu, mais, si je ne bougeais pas, il ne tardait pas à sortir à moitié de sa cachette pour me jeter un coup d’œil et s’assurer que j’étais toujours là. D’avoir le sang froid n’empêche pas les poissons d’éprouver de la curiosité, sinon des sentiments.
Un vieil âne débonnaire passait me voir de temps en temps à l’heure du thé. Nous brayions ensemble un moment (en contravention formelle à la règle qui interdit de conjuguer ce verbe autrement qu’à la troisième personne).
Je fais assez bien l’âne – des tas de gens, depuis ma plus tendre enfance, s’étant évertués à me faire braire.
Dire que j’étais seul n’est qu’une façon de parler.
J’étais également entouré par des centaines d’insectes originaux, de papillons extravagants et de gracieuses araignées.
Pour me détendre entre deux phrases, ou entre deux mots, je me livrais aux délices de la macro-photographie. Qui consiste à s’approcher lentement, très lentement, en rampant, d’un papillon multicolore, à cesser de respirer et – clic ! – à réussir le superbe portrait d’un brin d’herbe en gros plan.
Ou bien j’escaladais le morne, enjambais les barbelés et caracolais avec les chèvres. Je me suis toujours senti très proche des caprinés. Je bêle couramment. (Je suis né sous le signe du Capricorne.)
Donc, ce jour-là, je caracolais parmi mes sœurs qui gambadaient au gré de leur humeur fantasque, lorsque, soudain, je me trouvai en face d’un vieux bouc à longue barbiche. Aux arrêts, il m’interdisait le passage et m’observait de ses yeux jaunes fendus d’un éclair noir, avec sévérité.
Je fus tellement étonné par cette rencontre que je ne songeai pas même à le prendre en photo. Il finit par disparaître dans le troupeau.
Le lendemain, le surlendemain et les jours suivants, je parcourus la colline en tous sens à sa recherche, mais en vain. Je fus bientôt intimement persuadé que ce vieux bouc devait être une réincarnation de Confucius.
« Le Sage est un sale type », me dis-je.
Je ne le revis qu’une seule fois, en songe, peu après mon retour à Paris. Il avait toujours son regard mauvais et semblait vouloir me dire quelque chose. Je m’approchai de lui en me penchant, dans mon rêve, et finis par comprendre son propos :
« L’Écrivain aussi », chevrotait-il.
Je n’en avais jamais douté.