XII
LE VOISIN
Depuis l’aube des temps, tous les malheurs de l’humanité, sans exception, débutent par une querelle de voisinage. Ne cherchez pas davantage le responsable, c’est le Voisin. Si ce n’est lui, c’est donc son chien. Le chien du Voisin. Ou alors le chat de la Voisine.
Vicinus, en latin, c’est ce qui se trouve à proximité. Le prochain. L’entourage. Enfin ce qui se trouve dans les parages, aux alentours, aux environs.
Ça a commencé comme ça. Vous avez dégoté un gentil petit coin, une clairière coquette où, parmi les mousses, chante un frais ruisseau – pour construire votre hutte de branchages et de torchis. Satisfait, vous vous endormez avec le sourire. Et quelle n’est pas votre stupéfaction de constater au petit matin qu’une nouvelle hutte s’est élevée à quelques pas de la vôtre. C’est le Voisin. Il s’est installé nuitamment avec son cortège de nuisances. Ses enfants, son chien, son chat, son conjoint, sa chaîne hi-fi. Et vous verrez qu’il ne va pas tarder à vous réclamer un droit de passage, si ce n’est un droit de pacage. À vous intenter des procès sous n’importe quel prétexte. Bref, à vous chercher querelle. Vous voici entré en vicinalité.
En promiscuité.
La promiscuité, c’est la proximité moins l’espace vital. Les gens n’ont pas la moindre notion de votre espace vital. De leur propre espace vital non plus, souvent. Ils viennent vous parler sous le nez et, plus vous reculez, plus ils avancent. Il y a quantité de places libres dans le train, mais ils choisissent de s’asseoir à côté de vous. À la plage, pour un peu, ils mettraient leur serviette sur la vôtre.
Au restaurant, le Voisin de table parle haut et fort, de choses généralement dépourvues du moindre intérêt, et sans avoir l’excuse d’être dur d’oreille. Au cinéma, il commente le film – qu’il a déjà vu – à la Voisine. Encore heureux qu’il ne divulgue pas le nom de l’assassin.
Le Voisin de chambrée discute jusqu’à point d’heure, ou bien il ronfle.
À l’hôpital, il vous décrit par le menu tous ses petits ennuis, ses humeurs, ses écoulements, ses dysfonctionnements divers, sans marquer la moindre curiosité pour les vôtres.
Dans la nature, le Voisin allume son barbecue dès six heures et vous vous trouvez toute la soirée sous le vent de ses merguez. Et si jamais c’est à l’occasion d’un quelconque rite, baptême, départ à la retraite, noces d’or, vous n’allez pas couper à « La chenille » ou à « La danse des canards ».
Le dimanche, le Voisin passe la tondeuse à l’heure de la sieste.
Tout ce qui vous sépare du Voisin est objet de litige. Il y a les bornes à ne pas dépasser. À ne pas déplacer non plus.
La haie à tailler. Le muret de pierres à remonter.
Vous appréciez la vigne vierge et la ronce à mûres : le Voisin ne les supporte pas.
Mais son châtaignier, qu’il ne taille jamais, pousse ses branches et les oursins de ses bogues au cœur de votre cerisier. Son horrifique matou, encouragé de la voix par son dogue, allemand et patibulaire, pourchasse les écureuils jusque dans vos noisetiers.
Le voisinage, c’est plein de bruit et de fureur, comme dirait Shakespeare, des tempêtes de fumées acres, des orages sonores. Cris et aboiements.
On a proposé bien des raisons savantes, des causes subtiles, des explications sophistiquées au fait que les Homo sapiens sapiens ne parviennent pas à s’entendre. Or, c’est tout simple. D’abord, ils parlent trop fort et tous en même temps. Ensuite, ils sont mitoyens.
La mitoyenneté, voilà la tragédie.
Alors, que dire de la vie dans les immeubles de trente étages où l’on compte des centaines d’espèces de Voisins ?
Après celui du dessus et celui du dessous, le Voisin de palier est des plus sournois, qui se débrouille toujours pour sortir au même moment que vous… et se lance dans d’interminables discussions à propos de pannes d’ascenseur, de l’entretien du local des poubelles, de la party de samedi dernier chez les Machin ou d’un récent dégât des eaux.
Et depuis que les hommes se sont laissé persuader d’avoir, tout autant que les femmes, droit aux cosmétiques, le Voisin mâle s’asperge d'after shave explosif ou d’eau de toilette « spéciale grands fauves ». Il arrive, hélas ! que la Voisine elle-même traîne derrière elle un épais nuage de parfum acide, ou trop sucré.
Le Voisin est beaucoup plus insupportable que l’Étranger. Ce n’est pas qu’il soit foncièrement plus mauvais, mais il est plus près. On a plus fréquemment l’occasion de s’apercevoir qu’il nous ressemble. C’est très désagréable. Ainsi avons-nous guerroyé contre les Anglais, les Italiens, les Espagnols (et contre les Suisses et les Belges avant qu’ils ne se réclament d’une prétendue neutralité) plus souvent que contre les Mongols.
Je ne dis pas que le Voisin ne peut pas rendre service de temps en temps. Le Voisin peut être aimable, la Voisine accorte – et même davantage. Mais enfin, le Bon Voisin est assez rare. On ne tombe pas sur des saints François à tous les coins de rue d’Assise.
Bon. J’en étais là de ma méditation sur la vicinalité lorsque, ce matin, ne voilà-t-il pas que le Voisin, grimpé sur un escabeau, me hèle par-dessus la haie du jardin ?
« Monsieur le Voisin, appelle-t-il – n’ayant toujours pas réussi à retenir mon nom –, monsieur le Voisin !
— Qui ça ? Moi ? »
J’aurais mal refermé une vanne et sa pelouse serait inondée, paraît-il.
On ne peut jamais être tranquille cinq minutes.