XX
LE GROUPE
Le Groupe est un ramassis de sales types qui fonctionne comme un seul homme. Il est à la fois typiquement humain et universel. On l’observe chez l’étourneau, la sauterelle, la morue, la sardine ou le chien errant. C’est le vol, le banc, la meute. Composé d’individus de type Homo sapiens sapiens, il varie en genre et en nombre, du groupuscule à la multitude, en passant par la tripotée. C’est la bande, l’équipe, le club, le quarteron, la mafia, le peloton, le régiment. La Foule.
Mais n’anticipons pas.
En principe, le groupuscule est composé d’au moins cinq individus agglutinés sous l’effet de la boisson, d’une excitation sexuelle ou sportive, ou d’une quelconque idéologie. Ces individus se retrouvent alors en indivision et agissent désormais comme une entité unique. Généralement comme un Con.
Car, ainsi que Georges Brassens l’a prouvé par la chanson, « dès qu’on est plus de quatre, on est une bande de cons ». Le Groupe reprend cet air en chœur, sans malice.
Il arrive que trois types suffisent à former un Groupe.
Le Groupe a un mode de comportement tout à fait étonnant. Par exemple, il peut changer brusquement de direction à la façon du banc de sardines. Cependant, il échappe à la plupart des lois mathématiques ou biologiques courantes, ainsi qu’au bon sens le plus commun. En effet, dans le Groupe, les neurones ne s’ajoutent pas, ils se retranchent.
Le quotient intellectuel du groupe est inférieur à celui du plus bête des éléments qui le composent.
Constitué de trouillards, le Groupe n’a pas peur.
Le Groupe fait des choses que pratiquement aucun de ses membres n’aurait songé à faire tout seul. Par lâcheté ou par manque d’imagination.
Le Groupe est inculte. Victor Hugo a raconté dans « Les Misérables » qu’un jour d’émeute, lors de la révolution de Juillet, un jeune poète fut poursuivi place Royale par les baïonnettes d’un groupe de la garde nationale au cri de « À mort les révolutionnaires saint-simoniens ! » Le pauvre avait sous le bras les mémoires du duc de Saint-Simon.
Le Groupe croit que les matches de football se déroulent dans les tribunes.
Le Groupe gueule, éructe, siffle, allume des feux de Bengale et lance des pétards.
Difficile de discuter avec le Groupe.
Le Groupe est anonyme. Il est entièrement composé de Lambdas. Il s’avance masqué. Il porte la cagoule ou la capuche. Il joue avec le feu. Il a le diable au corps et la bêtise en tête.
La pesanteur le tire au plus bas.
Le Groupe a sa propre loi. Celle du juge Lynch (1736-1796), grand théoricien du simulacre de justice et de l’exécution sommaire, qui formait un Groupe à lui tout seul. Aux États-Unis, mais aussi partout dans le monde sous d’autres noms, le « lynchage » fut très longtemps à la mode dans certains Groupes qui n’ont pas tout à fait disparu ou qui ne demandent qu’à se reformer. Partout, le seul fait de ne pas faire partie du Groupe peut se révéler mortel.
Tout près de chez nous, au début des années soixante-dix, un Groupe de Jeunes Enthousiastes Philanthropes crut de son devoir de prôner l’instauration de tribunaux populaires – dans les colonnes d’un journal publié sous le haut patronage de l’auteur de « L’Être et le Néant ». Ce journal, par ailleurs peu lisible, était heureusement assez peu lu.
D’un point de vue anatomique, le Groupe se présente globalement comme une masse indistincte d’os, de muscles, de viscères et de cervelles débranchées. Pratiquons une biopsie sur le Groupe. Prélevons délicatement au scalpel un de ses éléments et ôtons-lui brutalement sa cagoule. Nous découvrons le visage ordinaire d’un individu qui nous regarde d’un air hébété et se met tout de suite à crier : « C’est pas moi ! »
Il arrive au Groupe, qui demeure toutefois une entité humaine, de se laisser aller. Il desserre les rangs. Il s’éclaircit. Il pourrait tout aussi bien se désagréger. Tout ça risquerait de finir dans l’anarchie. (L’anarchie est la hantise du Groupe.)
Mais, comme il se trouve un œil au centre du cyclone, il existe au centre du Groupe une espèce d’entité visqueuse : c’est son âme damnée. Qui intervient alors avec sévérité pour ordonner le regroupement. C’est une âme damnée de type adjudant, colonel, général, chancelier, petit père des peuples. On fusille un peu. Pour l’exemple, au début, puis par habitude ou comme pour un rappel de vaccin. Le Groupe se resserre. À son apogée, il s’institue en Parti Unique, mais, déjà, il a peur de lui-même et n’hésite pas à se retrancher de ses membres malades (ou susceptibles de tomber malades). Puis de la majorité de ses membres, par souci de sécurité.
L’apogée du Groupe est le commencement de sa fin.
On constate fréquemment que les éléments d’un Groupe dissous peuvent aller rejoindre aussitôt le Groupe opposé. Sans complexe. Ils iront jusqu’à tondre les femmes soupçonnées d’avoir eu des rapports avec des membres de leur ancien Groupe. L’élément de base du Groupe, mentalement fragile, dépérit rapidement lorsqu’il se trouve séparé de son agglomérat. Son déficit d’identité est tellement grave qu’il ne songerait même pas à se demander : « Qui suis-je ? »
On recense dans la nature d’innombrables espèces de Groupes. Plus ou moins dangereuses.
La Classe peut être maîtrisée, parfois (au moins dans certains établissements).
L’Équipe aussi, du moins par les meilleurs arbitres.
Il est recommandé de s’échapper le plus loin possible du Peloton.
La Bande est toujours nuisible.
Le Groupe Financier, dont l’âme damnée est le conseil d’administration, est une espèce de scolopendre dont les mille pattes sont des petits porteurs…
La Foule demeure la plus terrible des catastrophes naturelles. On s’y perd, on s’y fond. Elle vous emporte. Elle s’emporte aussi.
La Foule est approximative. Inquiète. Énervée. Bête. La Foule s’affole. Elle se marche dessus. Elle se foule elle-même. Elle se met à crier : « Ne poussez pas ! » C’est un début de prise de conscience. Mais trop tard.
Dans sa forme virtuelle, psychologique, statistique, médiatique, la Foule est appelée Opinion Publique.
L’Opinion Publique est un sale type. Toujours majoritaire. Elle impose un président. Quelques mois plus tard, elle lui retire sa confiance. Trop tard encore.
L’Académie française est un des rares Groupes qui ne soit pas un sale type. Ne serait-ce que parce qu’on peut rendre visite à ses membres séparément. (Faites-moi penser à prendre rendez-vous.) Et puis elle décerne chaque année un grand prix de l’humour. Ça ne manque pas de tenue, mais c’est tout petit, l’Académie. Cosy, mais aussi serré qu’une salle de théâtre à l’italienne. (J’aimerais être élu à un fauteuil du premier rang, pour pouvoir allonger mes jambes.)
Bon. Ne serait-il pas temps de cesser de nous occuper des gens ?
Tenez : dînons ensemble un de ces soirs, voulez-vous ? En tête à tête.