III

L’IMBÉCILE HEUREUX

Quoi de plus humain que l’Imbécile Heureux ? On n’en trouve dans aucune autre espèce animale (ou alors, peut-être, chez certains chiens de compagnie). Quand on prend le temps d’observer un peu l’humanité, on finit par se demander si l’imbécillité heureuse ne serait pas l’état de grâce auquel elle aspire.

Le latin imbecillus désignait le faible, de corps ou d’esprit.

Il y a deux sortes de mots : ceux dont le sens n’a cessé de s’affaiblir avec le temps et ceux dont le sens se renforce, parfois jusqu’à l’exagération. Paradoxalement, le sens d’imbécile, faible, a été fortement exagéré. Il a rapidement signifié le manque d’intelligence, puis la sottise et la stupidité. Enfin, au regard de la médecine, il est carrément devenu synonyme d’arriération. (Âge mental entre trois et sept ans, quotient intellectuel entre trente et cinquante, ce qui est assez peu. J’ai connu personnellement des gens qui n’arrêtaient pas de faire les imbéciles avec des QI beaucoup plus gros.)

C’est à peu près vers cette époque que l’on a décidé de nommer « faible » le sexe appelé jusque-là le « sexe imbécile » – par un regain de galanterie et un retour à l’étymologie.

On rencontre dans la nature de nombreuses espèces d’imbéciles qu’il serait déraisonnable de vouloir toutes recenser. Citons seulement, pour l’anecdote, le triple imbécile (aussi appelé triple buse, ce qui est désagréable pour ce rapace diurne qui, s’il est parfois variable, n’est pas plus bête qu’un autre).

Nous aborderons essentiellement au cours de ce chapitre le cas du plus beau fleuron de l’imbécillité. J’ai nommé l’Imbécile Heureux.

L’Imbécile Heureux se distingue de prime abord par son air bête et béat. L’association des mots bête et béat a donné le mot bêta.

À la campagne, sa chemise sort régulièrement de son pantalon. À la ville, son veston est souvent boutonné en « menteux ». Il a toujours l’air d’avoir reçu de bonnes nouvelles. La pluie ne le mouille pas.

Il n’a jamais de chagrin d’amour : il croit qu’on l’aime.

Il dit bonjour à tout le monde, même aux curés et aux agents de police. C’est un simple. Il y a près de deux mille ans déjà, l’apôtre Matthieu évoquait son cas dans son journal : « Heureux les simples ! » soupirait-il.

Dans les classes populaires, on le laisse vadrouiller à sa guise toute la sainte journée. Dans les classes moins populaires, on fait tout ce qu’on peut pour le placer sous tutelle, afin de l’empêcher de dilapider le patrimoine en boursicotant.

Vous vous demandez sûrement – à bon droit – s’il existe des imbéciles malheureux. La réponse est non. Il n’y en a pas. Personne n’a jamais rencontré un Imbécile Malheureux à l’état naturel.

Cela s’explique aisément. L’Imbécile Malheureux ne serait plus tout à fait un imbécile. Il serait principalement malheureux, comme vous et moi. Les spécialistes de la psychologie des profondeurs – aujourd’hui appelée « science cognitive » – vous le confirmeront : l’Imbécile n’a pas conscience d’être un imbécile.

Donc, si vous avez conscience d’être un imbécile, c’est précisément que vous n’en êtes pas un. Alors que, au contraire, si vous avez conscience d’être heureux, c’est que vous êtes probablement heureux.

Sauf si vous êtes un imbécile.

Naturellement, certains sont un peu plus imbéciles qu’heureux, d’autres légèrement plus heureux qu’imbéciles, car personne n’est parfait. L’Imbécile Heureux moyen n’a qu’une existence virtuelle. Il relève de la statistique.

L’Imbécile Heureux n’est pas forcément gai pour autant. En fait, il est beaucoup moins insupportable que l’Imbécile Gai. L’Imbécile Gai est plus con qu’imbécile. Il voudrait mettre de la gaieté partout. Il termine tous ses discours de fin de banquet par ce qu’il appelle « une note d’humour ». Il vous jette des confettis à la figure. Il est exaspérant. Deux Imbéciles assassinés sur trois sont des Imbéciles Gais.

Vous remarquerez que je n’ai pas cité de noms, et pourtant je connais un grand nombre d’Imbéciles. Mais j’ai le souci du droit français et le droit français interdit formellement de traiter qui que ce soit d’imbécile.

Parlons un peu du droit français.

La loi punit un certain nombre d’agissements réputés illégaux et en particulier la diffamation et l’injure. De la même façon que l’on peut reconnaître au meurtrier, dans certains cas, des circonstances atténuantes, il est possible de revendiquer en matière de diffamation « l’excuse de vérité ».

Par exemple, vous avez raconté dans un journal, ou une réunion publique, qu’Untel a assassiné sa belle-mère ou participé vaillamment à un génocide. Or Untel a été amnistié pour ces faits et vous n’aviez pas le droit d’en parler. Au tribunal, vous allez devoir invoquer l’excuse de vérité.

« N’empêche que c’est vrai, monsieur le Président (ou madame la Présidente) ! »

Mais si vous avez traité Untel d’imbécile en public, il y a des témoins (si c’était en privé, vous pouvez toujours nier), vous ne pouvez pas vous prévaloir de l’excuse de vérité. Et pourtant, c’est un imbécile, tout le monde le sait.

Dieu merci, à la différence de toutes sortes d’Imbéciles (y compris l’Imbécile Gai), l’Imbécile Heureux porte rarement plainte. Ça ne l’ennuie pas trop d’être un imbécile, dans la mesure où il est heureux.

Cela dit, la philologie, le droit et la psychologie n’expliquent pas tout, et cet exposé, pourtant résolument scientifique, ne nous aura même pas permis de comprendre pourquoi, alors que l’imbécillité prend deux « l », l’imbécile n’en prend qu’un.

Insoutenable légèreté des lettres.