XV

LE SAINT

Sanctus, sanctus, sanctus. Le Saint est typiquement surhumain. Il est de surcroît quasiment universel. D’origine païenne, il a été celtisé, latinisé, sacré, consacré, canonisé, cléricalisé.

On reconnaît facilement le Saint à son auréole et à ses attributs. Saint Médard à l’aigle au-dessus de sa tête, saint Jacques à sa coquille éponyme. Saint Sébastien est criblé de flèches. Sainte Blandine est représentée entière, bien qu’elle ait été canonisée après avoir été dévorée par les lions.

On connaît au moins deux exemples de saints canins (Canis lupus sanctus) : le saint-bernard à tonnelet de rhum et le saint-hubert à oreilles basses.

Le Saint ne s’est pas fait en un jour – mais il n’a droit qu’à une seule journée par an. Il a commencé par souffrir le martyre. En récompense, on l’a déclaré Bienheureux. Depuis, il ne cesse de se faire prier. Si l’on en croit les ex-voto qui décorent cous les lieux saints de la planète, il lui arrive d’exaucer des vœux. On peut lui demander toutes sortes de choses.

À La Louvesc (ancienne Louvetous, Ardèche, altitude 1 050 mètres, cinq cents âmes, plus un seul loup), repose Saint-Jean François Régis. Feuilleter le cahier de vœux qui avoisine son gisant est riche d’enseignements sur l’évolution religieuse de l'Homo sapiens sapiens. On peut y lire, par exemple : « Bon Saint, faites que ma copine Amélie soit dans ma classe cette année et qu’on n’ait pas Madame Lenoir en maths. »

Sans qu’on lui demande rien, sainte Geneviève empêcha l’invasion de Lutèce par les Barbares – qui remontaient la Seine en drakkars et en hurlant. Ils sont revenus depuis, mais en cars seulement (se reporter à notre rubrique consacrée au Touriste).

Comme on connaît ses Saints, on les honore, dit-on. Mais on les connaît mal. Surtout, on ne les connaît pas tous. Les espèces de Saints sont innombrables. Beaucoup de Saints ont été ajournés, ils ne sont plus à la fête, le calendrier les ignore. À peine mènent-ils une existence discrète, dans des paroisses oubliées, lors de processions clandestines. Leurs statues ne sont plus repeintes. Leur statut est mal défini. La plupart des Saints auraient été purement et simplement inventés. Ce seraient de faux Saints.

Le Saint estampillé par le Vatican est reconnaissable au fait qu’on a installé à ses pieds des petites chandelles votives à un euro, et un tronc. Pour preuve de son efficacité.

Car le Saint authentique est utile. S’il est bien disposé, il peut faire pleuvoir, à l’exemple de son collègue aztèque, le dieu Tlâloc. Mais pas souvent, parce que, tandis que l’agriculteur l’invoque pour la pluie, l’hôtelier, le restaurateur et le plagiste prient de leur côté un autre Saint pour avoir du beau temps.

Le Saint renvoie les objets perdus aux Objets Trouvés (rue des Morillons). Quand on peut compter davantage d’objets trouvés que d’objets perdus, c’est un miracle. Saint Antoine de Padoue – dix de retrouvés.

On connaît de saints fromages et de saints gâteaux. Si l’on en croit la Rostopchine, comtesse de Ségur, on pouvait acheter au seizième siècle, rue Saint-Honoré, les délicieux petits choux garnis de crème Chantilly du pâtissier Chiboust. Chez les bons fromagers, les vrais amateurs réclament à cor et à cri un saint-marcellin ou un saint-benoît « bien fait, s’il vous plaît ! »

On s’étonne de ne pas trouver de saint-de-glace chez Berthillon, en hommage à Mamert, Pancrace et Servais (11, 12 et 13 mai).

Le saint-julien, le saint-estèphe, le saint-émilion et le saint-amour sont des crus (pas toujours sur parole). On les rencontre souvent chez saint Nicolas.

Nous évoquerons saint Glinglin un de ces jours, peut-être. Mais nous ne toucherons pas à sainte Nitouche. Ni à notre sainte préférée, la plus échevelée (sous le voile) des mystiques, Thérèse d’Avila.

Ni à saint Cyr, par crainte d’être taxé d’anti-militarisme (et canonné par le canonisé).

Trêve d’avatars. Le Saint, le vrai, à la différence du prêtre-ouvrier, est un patron. Même lorsqu’il est issu d’un ordre mineur. C’est un chef. Un théoricien du divin, un spécialiste du salut, qui peut se montrer intolérant.

Sa vocation est parfois tardive, à l’instar de ce centurion tombé de cheval qui décida de consacrer le reste de sa vie à écrire des épîtres de recommandations aux Romains et aux Corinthiens.

C’est en pontifiant qu’on devient pontife. Ou poncif ?

Le Saint est souvent très à cheval sur la règle. Il en édicté pour ses moinillons, des Apprentis Saints, protégés par la clôture des tentations de la vie profane et des mauvaises pensées.

Le Saint met parfois de l’orgueil à prêcher l’humilité.

Voire de la générosité à instaurer l’Inquisition et la Question. Dans le but désintéressé de repêcher le pécheur et de purifier l’hérétique par le feu.

Le Saint qui propose plutôt des réponses, dont il nous instruit sans faire de longs discours, par son seul exemple, serait nettement plus intéressant. Mais on ne l’écoute pas, ou alors on le moque, on lui jette des pierres, on l’exile et même pis.

Pendant la Révolution française, on décapita de nombreux saints de pierre. Et Michelet nous apprend qu’on alla jusqu’à guillotiner des saints de bois.

La prolifération des espèces de Saints n’est pas vraiment compréhensible, dans la mesure où il est reconnu préférable de s’adresser à Dieu qu’à ses saints. C’est le problème des intermédiaires, bien connu de nombreuses administrations. Pour la Toussaint, fête de tous les saints, les administrations sont fermées toute la sainte journée.

Dans les époques troublées, comme celle que nous tentons de traverser, on ne sait plus à quel Saint se vouer.

Le statut de Saint s’acquiert à la suite d’un long procès – dit de canonisation. En général, il est demandé à l’impétrant d’accomplir quelques miracles à titre posthume. Et d’être mort en odeur de sainteté – ce parfum suave qu’exhale le Saint après avoir rendu son âme. Si à ce moment-là les oiseaux ont cessé de chanter dans les forêts alentour, c’est un plus. Les animaux n’ont pas leur pareil pour repérer un Saint dans la nature. (Saint Hubert renonça à une partie de chasse après avoir été reconnu par un cerf.)

L’existence du Saint est austère. Sa vie, autrement nommée hagiographie, n’est pas toujours drôle. Il est souvent malade, mais il sait faire bon usage de sa maladie. « De tous les grands malades, dit Cioran, ce sont les saints qui savent le mieux tirer parti de leurs maux. »

J’ai personnellement connu quelques saints hommes et saintes femmes. C’étaient des personnes d’un commerce très agréable, pleines d’empathie pour le genre humain, sacrifiant leur bien-être au bien commun et répandant la douceur autour d’eux. Mais, bien qu’il arrivât parfois qu’on me prît pour un petit saint, je me suis gardé de suivre leur exemple. J’ai préféré m’amuser. Aussi n’ai-je tiré aucun bénéfice de mes nombreuses et graves maladies. Par ailleurs, j’avais appris très tôt, en feuilletant le dictionnaire, que la racine latine sanctus avait également donné « sanction »…

Le Saint est insupportable. Avec son égalité d’âme, sa patience crispante, son horripilante modestie. Son obstination à chanter les louanges du Seigneur jusque sur le bûcher, jusque dans le chaudron où l’animiste idolâtre le fait cuire.

Sans compter tous les pèlerins qu’après son trépas il lance sur les routes encombrées.

Et tout le saint-frusquin.