XVI
LE PAUVRE
Le Pauvre est un type humain beaucoup plus répandu que le Riche. Il se reproduit davantage. Après les guerres, comme il a fini par s’habituer aux bombardements, il participe gaiement à l’explosion démographique. C’est le baby-boom. À la ménopause, son épouse méritante reçoit la médaille des mères de familles nombreuses.
Le Pauvre et son chien n’ont de pedigree ni l’un ni l’autre. Quand ils n’ont pas de collier non plus et qu’ils ont l’air perdu, on les conduit tous les deux à la fourrière.
Le Pauvre vient du latin pauper car la misère était déjà connue dans l’Antiquité. Il s’est d’abord orthographié « povre », comme dans la fameuse « Farce de maistre Pathelin ». Dans le Sud, on prononce « pôvre ». Le Pôvre n’est pas tout à fait aussi pauvre que les autres, car la misère est plus pittoresque au soleil et plus drôle avé l'Vassent.
La misère chic est appelée « paupérisme ». Le neveu d’un certain Napoleone Buonaparte avait publié un livre intitulé « L’Extinction du paupérisme ». Tout un programme ! Il fut élu président, puis plébiscité empereur. Mais, au pouvoir, on ne fait pas forcément ce qu’on veut. Et puis cet opuscule était une œuvre de jeunesse, empreinte d’une naïveté certaine.
En général, le Riche tient le Pauvre pour un pauvre type.
Et il est suffisamment intelligent pour comprendre que, si les pauvres étaient moins pauvres, les riches seraient moins riches.
De toute façon, le Pauvre est beaucoup trop nombreux. À la fin du vingtième siècle, le patrimoine de trois-cent-cinquante-huit milliardaires dépasse les revenus cumulés de quarante-cinq pour cent de la population mondiale. Un Riche vaut six millions et demi de Pauvres. C’est dire qu’il y a vraiment trop de Pauvres.
« Si l’on veut gagner sa vie, conseillait Alphonse Karr, il suffit de travailler. Si l’on veut devenir riche, il faut trouver autre chose. »
Le Pauvre joue à la loterie. Il a une chance sur un million de gagner. Les statistiques, qui ont été inventées pour l’embêter, prouvent que, même s’il a déjà joué mille fois, il n’aura toujours au prochain tirage qu’une seule chance de gagner sur un million. Il ne se décourage pas, car il est persuadé que « ça n’arrive pas qu’aux autres » Ce qui n’est pas faux.
Le Pauvre gagnant devient un Nouveau Riche.
Les Vieux Riches continuent à le tenir pour un pauvre type.
Et ça ne change pas grand-chose aux statistiques.
À l’exception notable de saint François d’Assise (il Poverello, un petit Pauvre italien issu d’un milieu aisé), le Pauvre déteste les autres Pauvres.
Il se montre parfois fier de sa pauvreté, comme Diogène de Sinope qui était issu d’un milieu cynique.
D’ailleurs, pendant très longtemps, le Pauvre trouvait normal d’être pauvre. C’était la volonté du Seigneur – en tout cas, c’est ce que prétendait le seigneur du coin et le prieur du monastère voisin. Il serait plus heureux dans l’autre monde. À condition d’obéir aux dix commandements et, surtout, de ne pas commettre le péché – capital – de gourmandise. Et puis d’éviter de faire des mots d’esprit. « Heureux les pauvres en esprit, le royaume des cieux leur est ouvert » (Matthieu, V, 3).
Le Pauvre ne trouvait aucun plaisir à réfléchir, car il n’avait point d’instruction. L’école était payante et facultative. La pauvreté était héréditaire et les vaches étaient bien gardées.
« Majesté, le peuple ne sait pas lire, disait-on à Marie-Antoinette. – Qu’on lui donne de la BD ! » répondait-elle. (Selon Martin Veyron.)
Tout cela a malheureusement bien changé, avec les progrès de l’éducation, de la science et de l’industrie. Sans parler de la Révolution. La Révolution française fut une période assez déplaisante pour les statisticiens. Il était difficile de compter la population par têtes. De nombreux sociologues amateurs y perdirent la leur.
Depuis qu’il a appris à lire et à compter, le Pauvre ne souffre plus aucune contrariété. Ni la famine, ni le chômage, ni les taux d’intérêt. Il répugne aux travaux pénibles et salissants. En outre, il ne se sent pas très bien. Il prend des antidépresseurs.
À l’école obligatoire, il a entendu parler de Marx, de Freud, de la prise de la Bastille. Ça ne l’empêche pas de voter comme un imbécile.
La preuve !
On observe dans la nature d’innombrables espèces de Pauvres. Elles ne sont pas protégées, au contraire des espèces de Riches. Passons rapidement sur le Pauvre con, le Pauvre type, le Pauvre ami. Le Pauvre hère (Pouvre hayre, lit-on dans « Gargantua ») désignait un petit nobliau de rien du tout, ou alors un jeune cerf. Le Nouveau Pauvre n’est pas fier, il évite de se faire remarquer, à la différence du Nouveau Riche.
Le Pauvre comme Job est bien connu, même des gens qui n’ont jamais lu la Bible. Job était un Ancien Riche réduit à la plus grande misère par Satan qui voulait le pousser à renier Dieu. Job refusa de blasphémer et Dieu finit par le rétablir dans sa fortune. Dieu ne peut pas faire ça pour tout le monde, naturellement. Cependant, il est recommandé au Pauvre d’éviter de jurer : on ne sait jamais.
Le Pauvre diable est une espèce de Pauvre particulièrement amusante. Il vit à la diable, il tire le diable par la queue, il habite au diable vauvert.
Le parent Pauvre est un cousin éloigné du Riche.
Le Pauvre a beaucoup de mal à emprunter de l’argent, car il est bien connu qu’on ne prête qu’au Riche. Et, d’ailleurs, il n’y a que le Riche qui prête. À un autre Riche, donc. Il ne donne pas. Il faut lui rendre. « Intérêt et principal ».
Il n’y a que les moins pauvres qui donnent aux plus pauvres – parce que leur maman leur recommandait de regarder ceux qui possédaient moins qu’eux plutôt que ceux qui possédaient davantage. Ce genre de recommandation n’est plus du tout à la mode.
La malédiction a tout de même ses limites. Personne n’est à l’abri d’un héritage imprévu. Un oncle d’Amérique oublié. Une erreur de la banque. Un porte-monnaie oublié dans un bar. Un portefeuille de ministre trouvé dans le caniveau.
Le Pauvre a des consolations. Son huitième enfant conserve une chance de devenir Beethoven.
Et puis le mal a ses fleurs, si l’on en croit Charles Baudelaire.
« Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil ; L’Homme ajouta le vin, fils sacré du Soleil ! » Sans oublier, parmi les sources de réconfort, la poésie, l’humour, toutes ces sortes de choses. Et les lamentations : « Pauvres de nous ! »
Au fait, quand ils se lamentent, que disent les Biches ?