V
LE PARISIEN
On ne trouve de Parisien dans aucune autre espèce animale, sauf chez le chien. Aussi fait-il volontiers l’important : il se prend pour un être capital. Le Parisien est terriblement humain.
Le Parisien ne s’est pas toujours appelé Parisien. Longtemps, il vécut modestement en demi-pension à l’hôtel Lutetia, sur une petite île relativement tranquille. Au milieu de la Seine, qui ne s’appelait pas encore la Seine et dont les eaux, sans être tout à fait potables, étaient tout de même encore propices à la lessive à la main. Ce petit paradis excita vite les convoitises des tour-opérateurs de l’époque (César, Clovis, Rollon, Attila…) et attira les foules barbaresques, les Huns et les autres : Romains, Germains, Normands, Missionnaires divers… Et n’oublions pas les Auvergnats de Lutèce qui, sous le prétexte de vendre du charbon, établirent des débits de boissons à tous les coins de rue. Tout ce monde se mélangea frénétiquement (à part les Normands qui préférèrent rapidement le climat anglais, plus humide, au bon air lutétien, et l’eau chaude au saint-pourçain). Résumons : ainsi naquit, ou peu s’en faut, la première ébauche du Parisien.
Il est difficile d’observer le Parisien dans la nature. Il vit en appartement, dans des réserves appelées soit arrondissements, soit banlieues, soit zones, en fonction de leur éloignement de Notre-Dame de Paris. Le Parisien d’arrondissement – c’est-à-dire le Parisien-parisien ou Parisien étalon (l’original en plâtre est déposé à Saint-Sulpice) – ne s’évade que rarement de son ghetto, en fin de semaine, pour se rendre dans sa résidence secondaire, une fermette plutôt humide en rénovation depuis dix ou vingt ans.
Le Parisien étalon migre au mois d’août, en prenant place dans d’interminables caravanes qui serpentent, à pas de chameau, vers la Côte d’Azur ou la Costa Brava. Pendant ce temps-là, le Parisien d’outre-périphérique, lui, se rend à bicyclette à Paris-plage où le Maire lui prête un seau de sable et un petit râteau en plastique.
Le Parisien s’expose déraisonnablement au soleil. À son retour de migration, pendant quinze jours, le Parisien mâle passe pour un immigré de fraîche date. L’agent de police le tutoie et lui demande ses papiers.
(On reconnaît plus facilement la Parisienne à ses sandalettes tropéziennes et à la marque de ses lunettes de soleil.)
Quel que soit son mode de locomotion, le Parisien est volontiers désagréable. Il est persuadé qu’il est le seul vrai Parisien et s’étonne qu’il y ait tant de monde autour de lui. Cela le met de fort mauvaise humeur et il n’hésite pas à le faire savoir.
Le professeur à la Sorbonne, le directeur de la communication ou l’animateur d’une émission de télévision culturelle (tardive), dès qu’ils se retrouvent dans la rue, ne s’expriment plus qu’avec un vocabulaire extrêmement réduit. « Chauffard ! Pétasse ! Bobo ! Assassin ! Putain de ta race ! Va mourir ! Plouc ! » En cas de nécessité, ils ont recours à l’injure suprême : « Provincial ! »
Le cycliste fait la course avec le rolleur sur les trottoirs pour être le premier à renverser le piéton. Le piéton, pour leur échapper, traverse au rouge et renverse par mégarde une motocyclette, une voiture ou un autobus. Le Maire de Paris s’arrache ce qu’il lui reste de cheveux et crée de nouveaux couloirs sur les trottoirs.
On dénombre deux espèces principales de Parisiens-parisiens. Le Parisien Rive Gauche et le Parisien Rive Droite. Jamais un Parisien Rive Gauche de naissance n’acceptera d’habiter sur la rive droite, ou alors, à l’extrême rigueur, à titre posthume, au cimetière du Père-Lachaise. Avec Héloïse, Abélard et Jim Morrison.
L’habitant de l’île Saint-Louis est une sous-espèce protégée, inscrite au patrimoine culturel mondial. On accède difficilement à la réserve du Ludovicien par quelques ponts d’un âge vénérable et qu’il est question de faire sauter pour lui éviter tout contact avec la pernicieuse civilisation.
Le Parisien est généralement très mal vu en province, sauf dans le Périgord où il passe inaperçu parmi les Anglais. Partout ailleurs, il est accueilli au cri de « Parisien, tête de chien, Parigot, tête de veau ! ». Ce n’est pas qu’il soit plus méchant ou plus bête qu’un autre. Seulement, il a pris la grosse tête. « Il n’est bon bec que de Paris », Fluctuat nec mergitur et toutes ces sortes de choses. Il fait la mode. Il n’y a que lui qui soit au parfum. C’est lui qui dit la messe.
Si encore il n’avait pas de chien ! Hélas… On compte sur les trottoirs de la capitale à peu près un chien par Parisien. C’est le fameux Parichien. Le Parisien et le Parichien se promènent ensemble matin et soir. L’un d’eux est en laisse. C’est celui qui est censé « faire » où on lui dit de faire. L’autre est censé ramasser. Sous peine de contravention. Mais, comme il faut satisfaire à la statistique, compte tenu du fait que certains Parisiens n’ont pas de chien, d’autres sont obligés d’en avoir deux… Et puis le Parichien est un animal génétiquement modifié, quasiment un chouchou de laboratoire. Il n’a pas forcément une bonne mentalité. Il profite de la distraction du Parisien – qui tente de découvrir quel chef d’État, quel ministre ou sous-ministre est voituré à travers la ville à grands frais de sirènes, de gyrophares et de coups de sifflet – pour faire son dépôt de bilan alimentaire au milieu du trottoir.
Vous qui entrez dans Paris, provinciaux, étrangers, lasciate ogni speranza, abandonnez toute espérance de pouvoir traverser la ville sans marcher au moins une fois dans la merde.
Dans Paris, vous aborderez souvent – sans le savoir – de faux Parisiens, des semi-Parisiens (nés à la campagne), des cousins de province. Je conseille, pour les reconnaître facilement, de leur demander systématiquement : « Excusez-moi, pourriez-vous m’indiquer la rue Lepic ? » C’est infaillible.
Certains faux Parisiens circulent en groupes, en s’exclamant dans des idiomes exotiques. Ce sont des Touristes (se reporter à un chapitre précédent). Par bonheur, la plupart d’entre eux finissent par repartir.
Certains Américains restent. C’est une tradition depuis Hemingway. Ils s’installent aux terrasses des bistrots et affectent d’écrire des nouvelles. Au bout de quelques mois, ils sont déjà beaucoup moins américains. Certains sont tout à fait charmants. On les reconnaît facilement à ce qu’ils ont l’air d’être, en permanence, ravis de se trouver à Paris – au contraire de la plupart des Parisiens. Dans mon guide des Américains à Paris, je recommande spécialement Randall (Ran) et sa délicieuse épouse Pamela (Pam) visibles plusieurs soirs par semaine à la terrasse du Dindon en Laisse.
En matière de Parisien, comme en toutes choses, il convient de se méfier des imitations.
Trop de Touristes sont abusés par de prétendus autochtones qui leur vendent de fausses tours Eiffel et des « parisiens » (sandwichs jambon-beurre) sans beurre.
Le chic type parisien se fait rare. Exigez au moins le vrai Chic Parisien.