VIII
LE CONJOINT
Le Conjoint et la Conjointe ne sont pas exclusivement humains. Il s’en trouve dans plusieurs espèces animales. On en voit couramment chez le loup et le pigeon, par exemple. Et force est de constater que le Conjoint tient à la fois du loup et du pigeon.
Le Conjoint vit en couple, il aime se joindre, s’unir, se conjuguer (latin conjugate). Avec, précisément, un autre Conjoint. Il s’y trouve prédisposé par des conjonctions astrales, à moins que ce ne soit par la peur de la solitude, ou par quelques avantages fiscaux. Le sentiment – amoureux, en particulier – se mêle parfois à ces diverses motivations, ce qui ne fait que compliquer les choses.
Les Conjoints se lient par contrat et forment un ménage. Ils deviennent ainsi copains, car ils partagent le pain. Ils mangent d’abord leur pain blanc. Et, quelque temps plus tard, un pain plus indigeste que Jules Renard appelle justement le « Pain de ménage ».
Le ménage se forme, se consomme, mais il faut aussi le faire. À cause des miettes. Et de la poussière. Les choses, ainsi que l’Homo sapiens sapiens lui-même, seraient nées de la poussière et retourneraient à la poussière. C’est dire que la poussière est partout, de toute éternité. Le plumeau ne Élisait que la soulever, le balai permettait de la glisser sous les tapis. Les tapis ayant été remplacés par la moquette (collée), il devint nécessaire d’inventer l’aspirateur. On aspire donc la poussière sans ménagement. Le lendemain, elle est de retour, elle s’infiltre, se redépose, s’insinue, s’agglutine en « moutons ». Il faut refaire le ménage.
Il y a toujours un Conjoint qui fait le ménage plus souvent que l’autre. C’est l’une des principales causes des querelles de ménage. Avec la couette.
L’un des conjoints prend l’habitude de tirer la couette à lui. D’abord doucement, puis de plus en plus violemment au cours de la nuit. Il la tire, la tirebouchonne, finit par s’enrouler dedans. L’autre a froid, il se réveille, tire à son tour sur la couette pour la dérouler. Ad libitum.
Chez les Allemands, où la couette est individuelle, c’est à peine différent. Prenons deux exemples de conjoints allemands : S et U. (La plupart de mes confrères prennent invariablement pour exemple A et B, en délaissant tout le reste de l’alphabet. Un peu de fantaisie !) Au moment du coucher, S, qui vient de se déshabiller, frissonne. Il se glisse sous sa couette, bien au chaud. Rapidement, il étouffe (la couette allemande est généralement d’excellente qualité) : il repousse sa couette. Mais la fraîcheur se fait bientôt sentir à nouveau (la nuit allemande est généralement fraîche). S, ne trouvant plus sa couette, tire à lui celle de U. Ce dernier, réveillé par le froid, tente de récupérer sa couette et s’approprie en même temps celle de S. Ad libitum.
Il est à noter que le Conjoint, c’est toujours l’autre. C’est d’abord un alter ego, voire une âme sœur. Puis ça devient une moitié, un mec, une meuf. Un gouvernement.
« Ah, il faut que j’en parle à mon gouvernement », entend-on au Café des Boulistes.
Au début tout va bien. Il a de belles fesses, elle a de beaux yeux. C’est avant l’avènement du Ménage. On met tout dans le pot commun de la vie quotidienne. Elle adore les films de Bergman, lui c’est plutôt « La Grande Vadrouille » et le Paris-Saint-Germain. Qu’à cela ne tienne. Il l’entraîne au parc des Princes. Elle l’emmène en banlieue assister à une relecture postmoderne de « Richard III ». De toute façon, on est toujours mal assis.
Elle est émue de ce qu’il utilise sa brosse à dents à elle. Il trouve délicieusement érotique qu’elle lui emprunte ses chemises.
Au bout d’un certain temps – que nous ne tenterons pas d’évaluer en raison du nombre et de la diversité des paramètres impliqués –, les mêmes choses se mettent à ne plus produire les mêmes effets. C’est justement la chemise qu’il avait choisi de porter. Il est hors de question qu’elle assiste au match Olympique de Marseille/ Valenciennes. Et puis, d’abord, elle presse le tube de dentifrice par le haut et ne le rebouche jamais. (Le tube de dentifrice, c’est le mythe de Sisyphe à la portée du couple moyen.) Il laisse des poils de barbe sur le bord du lavabo. Elle a troqué la nuisette contre le pyjama en pilou. Il se promène en caleçon et en chaussettes.
« Ton fils a encore ramené un bulletin scolaire déplorable ! »
« Quoi ? Tu as prêté mon “Loup des steppes” ! » (Au choix : mes « Rougon-Macquart », ma « Chartreuse de Parme », mon « Soulier de satin »…)
« Tu as encore fait une rayure sur la portière de la BMW… » (Au choix : Jaguar, Land Rover, 2 CV, 4 L…)
L’observation du ménage dans la Nature – dont on a coutume de dire qu’elle est bien faite, mais aussi qu’on y trouve de tout – nous révèle que les possibilités d’union sont quasiment infinies. Conjoint-conjoint ; conjointe-conjointe ; conjoint-conjointe-conjoint ; conjointe-conjoint-conjointe ; conjoint-conjoint-conjoint… À la colle, à l’église, à la synagogue, au temple, à la mairie, ou dans la plus stricte intimité.
Tous ces plaisirs d’union, nous apprend la chanson, ne durent malheureusement qu’un moment. La colle ne tient pas. Ça disjoncte. La mégère se désapprivoise. La bête, au cœur du machiste, rugit à nouveau. On croyait ne faire qu’un, on se retrouve à plusieurs. Disjoints.
On songe au divorce. Puis on le réclame. On négocie. Et on finit par l’obtenir, car si l’un des deux conjoints a accumulé contre l’autre des tas de griefs, il est rare que l’autre n’en ait pas autant à son service.
Seulement, le Conjoint a horreur du vide. À peine désuni, il pense à s’unir à nouveau, à recomposer une famille. Il n’a rien appris. Si l’on ne faisait pas aveuglément confiance aux dictionnaires étymologiques, on pourrait penser que le Conjoint n’est jamais qu’un con uni…
Spécialement le Conjoint de sexe masculin, semble-t-il. Il a le vin mauvais (au choix : pastis, whisky, rhum, guignolet kirsch…). Il n’est pas content de lui, alors il tape sur sa femme. Quand ce n’est pas le vin, c’est sa religion qui l’autorise à battre son épouse sans avoir à trouver un motif.
Et l’Amour dans tout ça ? me direz-vous.
Ah, l’Amour… L’angelot joufflu qui bat des ailes et s’empêtre dans son attirail, son arc et son carquois, et qui tire sur tout le monde, à la façon de l’archer anglais à la bataille de Crécy ?
Un sale type !