XIX

LE LAMBDA

Le Lambda est un sale type virtuel. Il s’agit pourtant d’un individu de type courant, susceptible de nous heurter à tous les coins de rue. Il est à la fois omniprésent et insaisissable. Mi-anguille, mi-cachalot. On le reconnaît à ce qu’il est difficilement reconnaissable. Il en est ainsi pour le chien que, dans l’incapacité d’en définir la race, on appelle corniaud.

Le Lambda représente la société anonyme à responsabilité indéterminée. Dieu, nous dit-on, serait l’Alpha et l’Oméga de toutes choses, c’est-à-dire le commencement et la fin. L’Homo sapiens sapiens se promène dans le mitan de l’alphabet grec. Prenez un type au hasard : c’est le Lambda !

On ne peut pas être plus moyen que lui. (Du latin medianus, au milieu, entre deux.) Élève très moyen, à qui son professeur accorde la moyenne à contrecœur. Banal, on le trouve dans le ban et dans l’arrière-ban, généralement dans des lieux communs. Il est en effet « extrêmement commun ». Son manque d’originalité confine à l’absolu. En définitive, il est plutôt difficile de le différencier de tout le monde… C’est pourquoi faire son portrait se révèle délicat, sinon absurde. Seule la peinture abstraite pourrait y convenir. À moins que ce ne soit le photomaton. Le chroniqueur se tord les mains. Il court se renseigner sur le grand retour du Sujet en philosophie.

La secrétaire du Professeur lui demande :

« C’est à quel sujet ?

— Au sujet du Sujet, répond-il. Du Sujet Lambda, précisément.

— Il vous connaît ?

— Lambda ?

— Non, le Professeur… »

Et cetera.

Le Lambda est en principe anonyme, en dépit de sa grande notoriété. S’il devient célèbre, à la suite d’un fait divers ou de toute autre circonstance accidentelle, il devient possible de le classer. C’est le Con, le Philanthrope, l’Agélaste, le Saint ou l’Imbécile Heureux, n’importe quel autre sale type… Mais, tant qu’il n’est pas connu, il est n’importe qui.

C’est de là qu’il tient tout son pouvoir. Il est l’individu mystérieux, mythique, à qui revient le succès ou l’échec de toute entreprise. Le lecteur Lambda que redoute l’éditeur et qui épouvante l’auteur, c’est lui. Le spectateur Lambda qui terrorise le producteur de cinéma. L’enchaîné Lambda que tentent de manipuler le directeur de chaîne de télévision et le publicitaire.

Il s’agit d’un phénomène tout à fait étrange, car le Lambda ne pense pas par lui-même. Il n’a pas d’avis propre. Son truc à lui, c’est : « Il paraît que c’est génial ! » Ou alors : « Il paraît que c’est ringard… » Qui le lui a dit ? Un autre Lambda ? Justement non. Impossible. Alors qui ?

Le Lambda est un inconscient collectif.

Le Lambda danse la lambada, quand c’est la lambada. Sinon le Charleston, quand c’est le Charleston. Il se met au tennis, quand c’est Roland-Garros ou Wimbledon. Au jogging, quand il voit les autres Lambdas courir. Ils trottinent sur les trottoirs des grandes métropoles, tous ces Lambdas à peine visibles dans le brouillard des pots d’échappement, le visage crispé, mais déterminés à se tasser les vertèbres et à s’écraser les rotules. Pour gagner quelques dixièmes de seconde au tour du pâté d’immeubles. Ne vous avisez pas de leur couper la route. Il y a grand danger à ralentir le Lambda. Il ne vous pardonnerait pas de lui avoir fait baisser sa moyenne.

C’est le Lambda qui fait les modes, tout en croyant que ce sont les autres. Il fait la mode en la suivant. Le serpent se mord la queue. Ça tombe bien : le Lambda a horreur de se prendre la tête.

Il est en même temps le grain de sable dans les rouages de l’évolution et la matière première de l’Humanité, la boue primordiale.

Le Lambda vote pour le candidat lambda, qui représente le mieux le citoyen lambda – qui milite pour le fameux « changement dans la continuité ».

Le Lambda est désespérément moyen, mais terriblement désespérant. Du coup, l’existence de nombreux autres sales types finirait par nous rassurer.

Il y a tout de même un truc pour repérer le Lambda. Parlez-lui de l’individu Lambda, vous verrez. Il ignore absolument qu’il s’agit de lui. Il va vous parler des autres.

Teilhard de Chardin (1881-1955), jésuite et paléontologue, pensait que l’évolution convergeait vers un pôle qu’il nommait Omega – où les multiples consciences finiraient par se fondre en harmonie, quelque chose comme ça. Et pourtant cet homme avait vécu à New York.

Mais il avait peut-être raison, après tout. Seulement, si nous nous livrons à une rapide estimation du temps qu’il nous a fallu pour rejoindre le point Lambda, on n’est pas près d’y être, au point Omega.