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LE PSYCHORIGIDE

Le Psychorigide est un Homo sapiens sapiens qui aurait oublié qu’on ne sait jamais. Jamais assez en tout cas. Et qui éprouverait des difficultés à s’adapter. Donc à évoluer. Au grand désespoir des disciples de Lamarck et de Darwin et au détriment des progrès de la psychologie.

Le chien du Psychorigide est également psychorigide, par le phénomène de l’osmose.

La psychologie, qui désigna longtemps la connaissance de l’âme humaine, avant de devenir la science ô combien exacte que nous pratiquons aujourd’hui, était aussi appelée pneumatologie car le pneuma grec désignait le souffle divin, c’est-à-dire l’esprit. Parallèlement, le pneuma a donné le poumon (voir pneumologie, pneumonie, et cetera) et le pneumatique.

Comme son nom l’indique, le Psychorigide a l’âme calcifiée, ou, au choix, le mental bronchiteux, la pneumonie ontologique, bref : le pneu à plat. Il manque d’air. Ce qui ne l’empêche pas d’être gonflant.

Mais il n’est pas facile à repérer dans la nature, car il ne se tient pas forcément droit comme un « i » ; il peut être courbé, voûté, bossu. S’il fallait qu’en termes pascaliens et lafontainiens ces choses-là soient dites, nous dirions qu’il s’agit d’un roseau pensant, mais pensant toujours la même chose, et cassant plutôt que penchant.

C’est peu dire que le Psychorigide manque de souplesse. L’obstination lui sert de canne et de baguette de démonstration. Il n’a que deux principes, bien connus : « un, méfiance ; deux, méfiance ». Il va même jusqu’à se méfier de la méfiance – la vôtre, s’entend.

Méfiez-vous du Psychorigide.

Il n’est pas forcément dictateur, chef de rayon ou adjudant-chef. On voit des femmes de ménage rendre leur tablier parce que leur patronne n’a pas acheté les lingettes antipoussière antiredéposition de leur marque préférée.

Méfiez-vous du Psychorigide.

On le trouve à certains guichets.

Le Psychorigide de guichet se reconnaît aisément à ce qu’il vous répond sans même vous regarder, généralement pour vous dire d’aller vous faire voir à un autre guichet où, par malheur – il y a des journées comme ça –, ce ne sera pas non plus le bon guichet.

Dans les queues devant les salles de cinéma, il est assommant de certitude cinéphilique.

Au comptoir des bistrots, il vous assène des maximes antédiluviennes. Dans les salons des hôtels de luxe aussi, il vous assène des maximes antédiluviennes, bien qu’il soit mieux habillé.

Méfiez-vous des Psychorigides. Ils sont partout.

Le Psychorigide ordinaire se révèle dans certains sujets de conversation. Mais on ne discute pas avec le Psychorigide, ça ne sert à rien. Il ne souffre pas la contradiction. On ne le fera pas changer d’idée. Il a mordu et il n’en démordra pas.

Avant que l’on comprenne le phénomène des aurores boréales, le Psychorigide mystique prétendait qu’il s’agissait des ailes de l’archange Gabriel, son alter ego rationaliste assurait que la cause en était le reflet des bancs de poissons sous la lune.

Au fond, le Psychorigide a peur. Qu’on lui détruise la forteresse de carton-pâte qu’il a dû se fabriquer tout seul, avec ses petites mains ou ses petits neurones. Parce qu’il a eu une enfance malheureuse – ou trop gâtée, c’est pareil. C’est un bonhomme de neige, le moindre réchauffement lui serait fatal. Ou alors il est en sucre, le torrent des grandes interrogations ne tarderait pas à le dissoudre.

Il craint la nouveauté. L’imprévu lui donne des boutons, la fantaisie des aigreurs. Il est tragiquement prévisible.

Évidemment, le Psychorigide que nous venons de décrire, sinon de disséquer, est le Psychorigide Parfait. C’est un prototype idéal du sale type. Un être virtuel d’utilité pédagogique. On sait que, par bonheur, la perfection n’existe pas dans la nature. Et que l’homme ayant la prétention de la créer se perd dans les sables mouvants de l’utopie et se damne, en entraînant avec lui « l’ignorante et sotte multitude » dont parlait déjà Rabelais.

Répugnant à dénoncer les Psychorigides découverts dans ma famille, je n’évoquerai pas non plus les éléments psychorigides potentiels de mon propre caractère, préférant abandonner cela à la « psychocritique » universitaire, si habile à expliquer les œuvres par l’étude de l’inconscient des auteurs. De cet inconscient, par sa nature même, l’auteur n’est pas conscient. Il se dissimule sous les mots, au milieu des phrases, et parfois même derrière certaines virgules.

Cependant, il conviendrait de fonder une espèce de psychocritico-critique afin de pouvoir évaluer l’inconscient du Psychocritique universitaire lui-même, voire sa toujours possible tendance à la psychorigidité… On n’en finirait plus.

Sans compter qu’il ne s’agirait pas de devenir trop coulant. Méfions-nous du laisser-aller. « La tolérance, comme disait ce bon Paul Claudel, il y a des maisons pour ça. » (Encore faudrait-il les rouvrir.) Il y a bien d’autres fléaux que la psychorigidité. Tenez : prenons l’opposé du Psychorigide, son ennemi juré, son complément peut-être, le Psychosouple. Celui-là vous file entre les doigts, se glisse entre les mailles de la plus austère logique, change plus souvent d’idée que de chemise et se retrouve chaque fois, comme par miracle, du côté du manche.

Et nous n’évoquerons que pour mémoire l’apogée du Psychosouple, son aboutissement et sa dégénérescence à la fois : le Psychomou.

Le mot seul vous fait frissonner.

Méfiance, méfiance.

Méfiance.