XIV

LE MALADE

Le Malade est de loin le sale type le plus répandu dans la nature. Il n’est pas forcément très malade, mais il l’est très tôt. À peine né, il souffre de maladies infantiles. Plus tard, il lui arrive d’être malade comme une bête. Comme son chien. On lui administre un remède « de cheval ». Il finit entre les mains de jeunes gérontologues qui, eux-mêmes, ne sont pas à l’abri d’un gros rhume ou d’une bonne gastro-entérite.

À l’instar de la plupart des sales types, le Malade vient du latin. Male habitus signifiait « en mauvais état ». On écrivait « malabde » en l’an neuf-cent-quatre-vingt. Vous savez comment sont les gens : ils n’articulent pas…

Le Malade ne sait pas forcément qu’il est malade. Il n’a pas encore pris connaissance du fameux diagnostic du docteur Knock, selon lequel « tout bien-portant est un malade qui s’ignore ».

Les êtres vivants ont en effet ceci de particulier qu’ils commencent à vieillir à l’heure précise de leur naissance.

Bien-Portant est le pseudonyme du Malade.

En prenant conscience qu’il n’est déjà plus en parfait état – informé de surcroît de l’existence de nombreux dictionnaires médicaux –, le Bien-Portant se met rapidement à s’imaginer des choses. (Molière, qui se moquait de tout le monde, le considérait comme une espèce de Médecin malgré lui.)

Le Bien-Portant se tâte de partout. Il se rend malade. Face au miroir de la salle de bains, il se tire la langue – qu’il trouve chargée. Son teint ne serait-il pas un peu jaune ? Un rot intempestif le fait douter de la fraîcheur des salsifis de la veille. S’il enfonce profondément ses doigts sous les côtes flottantes, du côté droit, il finit par se persuader qu’il souffre du foie. La cirrhose le guette. Il renonce au café au lait (qui se marie mal avec le petit verre de blanc sec). Une maladie en entraîne une autre.

Mais notre Malade n’est pas si « imaginaire » que ça, car l’hypocondrie est une maladie. Pathétique, l’Hypocondriaque, et pathologique itou.

En outre, de la façon dont un train peut en cacher un autre, une maladie imaginée peut très bien en dissimuler une authentique. Sans compter que les occasions de tomber malade pullulent.

« Maman craignait que notre vieille servante ne tombât malade de surmenage », note Proust quelque part.

Le léger malaise et l’indisposition passagère (heureusement sans gravité) voisinent avec les épidémies les plus redoutables. La contagion menace. La rémission précède la rechute. Le Malade prévoit le pire. Des effets secondaires empoisonnants. Des affections nosocomiales. On lui enlève les amygdales ou des polypes au gros côlon, il ressortira de l’hôpital avec une infection pulmonaire.

Enfin, comme il se dit au comptoir du Café des Boulistes, « il faut bien mourir de quelque chose ».

Tout cela contribue à rendre le Malade insupportable. D’autant plus insupportable qu’il n’est pas toujours très malade. Il est seulement mal fichu. Souffreteux. Un peu dérangé. Patraque. Oui, mon Dieu, c’est embêtant, bien sûr, d’être toujours patraque. Mais enfin, c’est bénin, non ? Ben non ! Quand ça lui arrive personnellement, à lui, rien n’est bénin. Inutile d’essayer de vous mettre à sa place. D’ailleurs vous n’en avez aucune envie, ne serait-ce qu’à cause de cette migraine persistante qui vous rend toute discussion pénible.

Le fétu de paille qu’il a dans l’œil empêche le Malade d’apercevoir la poutre dans l’œil de son voisin. Au royaume du bénin, l’aveuglement est roi.

Il est rare que le Malade souhaite rester incognito et prétende que tout va bien – formolym-pique ! jamais senti aussi léger ! un simple rhume, c’est tout ! « Mourir m’enrhume » est le joli titre d’un livre d’Éric Chevillard.

Le plus souvent, le Malade est incurable. Il ne veut pas entendre parler de guérison. À l’occasion du Nouvel An, n’insistez pas sur la Bonne Santé. N’allez surtout pas lui dire qu’il a bonne mine. Cette vallée de larmes n’est-elle pas peuplée exclusivement de mortels en mauvais état ? Il y a des jours où même le courrier est en souffrance.

D’où vient le mal ? Mystère et boule de gomme antitussive. C’est embêtant, parce que le Malade, à l’imitation des « animaux malades de la peste », réclame un âne émissaire. Qui a inventé ce virus, ce germe, ces gènes codés ? Il va même jusqu’à soupçonner le médecin.

On sait le goût de lHomo sapiens sapiens pour les classements. Il a recensé toute sortes de problèmes de santé auxquels il a donné de beaux noms de maladies, larvées, chroniques, nerveuses, aiguës, allergiques, ataviques. Mais pour la Maladie, en général, singulière, il demeure en quête de définition. Il cherche fiévreusement. Comme un malade. Comme un fou. Maux de tête ou maladies mentales ? Le Malade est complètement flou.

Le Malade n’est pas malade en permanence. Il se lait alors porter malade. « Naturellement, je me suis fait porter malade comme les autres », affirme Sartre dans « La Nausée ».

Le Malade se plaint pour se faire plaindre. Il a toujours mal quelque part, ou partout. On lui apporte un bouillon de poule, il préférerait une tisane. Ou un grog. Sa famille n’en peut plus. Elle finit par tomber malade à son tour. Le garde-malade professionnel abdique ; il prend une année sabbatique, dans une île à cocotiers où il a le bonheur d’attraper une maladie tropicale. Il fait l’objet d’un rapatriement sanitaire. On va enfin s’occuper de lui.

Le fait qu’il soit particulièrement désagréable n’a pas empêché le Malade d’être déclaré d’utilité publique. D’avoir droit à l’Assistance. Et au déficit de la Sécurité sociale. On lui a même octroyé une charte.

Des tas de gens meurent de la maladie, mais beaucoup commencent par en vivre.

Tout le monde est malade. On ne sait pas pourquoi. On se demande comment. « Comment ça va ? »

Au Sénégal, où la question se pose en wolof – Naga nge def ? –, on répond : Mangui fi reck. Littéralement : « Je suis ici seulement… »

Jusque-là, ça va.