XIII
LE MÉDECIN
Le Médecin est un être humain symptomatique. Il voit des symptômes partout. Il est presque aussi ancien que le patient. (Ce dernier ne fait pas forcément preuve de patience ; son nom vient du latin patior : je souffre.) Au quatorzième siècle, le médecin s’écrivait « médechin ».
On ne connaît pas de médechien.
Le Médecin ne manque pas de faculté. D’ailleurs, il en sort. Il voit tout de suite ce qui ne va pas chez autrui. Sa vocation lui est venue de là, très jeune : ce serait les autres qui seraient malades. Pour le Psychiatre, le Médecin de la tête, c’est pareil. Comment pourrait-il discerner la folie si lui-même était fou ? Le Médecin malade et le Psychiatre fou sont des aberrations de la nature.
Le Médecin fait d’interminables études qui lui interdisent de profiter tranquillement de sa jeunesse. Il se défoule en salle de garde et en cours de dissection où il se livre à mille plaisanteries désopilantes.
Tout le monde, sauf exception, a un Médecin dans sa famille. Ne serait-ce qu’un cousin éloigné. Bien qu’il réponde à l’appellation de médecin « de famille », il refuse en général (car il est aussi généraliste) de s’occuper de sa propre famille, par crainte de tomber dans la subjectivité.
Ou par crainte tout court.
Longtemps, le Médecin fut sans médicaments, sans stéthoscope, sans rien. Molière se moquait de lui. Il soignait par les plantes et des formules cabalistiques. Des lavements, des ventouses, des sinapismes à la moutarde. De toute façon, même depuis les fameux progrès de la médecine, les gens finissent par mourir. Mais, jadis, ils mouraient de trucs idiots, comme un abcès dentaire ou une crise de foie. Il arrivait pourtant qu’on puisse découvrir, dans des campagnes reculées, des centenaires alertes qui se nourrissaient d’oignons crus et se vantaient de n’avoir jamais consulté, pas même un vétérinaire.
Il existe de nombreuses sous-espèces (ou surespèces) du Médecin : les Spécialistes – qui se répartissent entre eux toutes les parties du corps humain et se montrent très jaloux de leur territoire (à l’exception des célèbres Médecins sans frontières). Le Gastro-entérologue refusera catégoriquement d’empiéter sur le domaine du Proctologue, qui, de son côté, ne s’aventurera jamais sur celui du Phlébologue. Souffrir à la fois de dyspepsie, d’hémorroïdes et de varices implique de faire appel à ces trois Spécialistes, ce qui coûte la peau des fesses – qui relève du Dermatologue !
Assez souvent, le Médecin est plutôt désabusé. Le retour saisonnier des épidémies l’attriste. Le grand écart entre le rhume ordinaire et les maladies orphelines l’épuisé. Les tristes physionomies qui se tournent vers lui, avec des airs d’agonie, chaque fois qu’il pénètre dans sa salle d’attente l’épouvantent. Il sombre dans la dépression et décide de se tourner vers la littérature ou le théâtre. Rabelais, Tchékhov, Boulgakov, Céline, et tant d’autres ont ainsi échappé in extremis à la neurasthénie.
Le Médecin a souvent du mal à apercevoir l’Homo sapiens sapiens derrière l’organe malade. Le Radiologue demande à son assistante : « L’estomac est arrivé ? – Oui, répond-elle, mais le poumon s’est décommandé… »
Parfois, le Médecin fait appel à un confrère pour lui soumettre un cas. Ils s’entretiennent à voix basse et le patient, qui ne perçoit que des bribes de leur discussion, croit sa dernière heure venue. Mais non, voyons, on va le sortir de là. Le remettre à neuf. L’habiller en jeune homme, en jeune fille. À soixante-quinze ans, c’est inespéré.
La salle d’attente est l’un des derniers endroits où l’on ne cause pas. On y considère les autres malades comme des concurrents, qui voudraient attirer l’attention à notre place. Et qui sont peut-être contagieux… Les revues à disposition datent de plusieurs mois et les grilles de mots croisés sont toutes remplies. En neuf lettres, raison d’espérer : IGNORANCE. Bravo. En dix, poison utile : MÉDICAMENT.
Le Toubib (mot arabe) dit « de campagne » ne se déplace plus à toute heure de la nuit comme aux temps héroïques. Il est sur répondeur. Dans un village de la Drôme, il y a bien des lunes, le docteur T. faisait ses visites nocturnes en pyjama et en robe de chambre – car, le soir venu, son épouse mettait ses vêtements et sa mallette sous clé. Il arrivait qu’il s’endorme sur le sein d’une patiente dont, privé d’instruments, il auscultait le cœur à l’oreille…
En hôpital ou en clinique, le Médecin cède la place au Corps médical. À la tête, le grand patron peut se montrer d’humeur maussade, car il a aussi une vie privée. Il tient des propos aigres-doux au chef de clinique, qui, à son tour, a un mot désagréable pour le chef de service… Qui réprimande la surveillante. Qui houspille les infirmières. Qui critiquent les aides-soignants. Qui bousculent le malade.
« Il se croit dans un hôtel quatre étoiles, celui-là, ou quoi ? »
Par bonheur, de temps en temps, il arrive que le malade qu’on vient d’opérer soit, dans le civil, chirurgien, voire chef de service. Il souffre beaucoup – et davantage encore, encombré qu’il est de tuyaux de perfusion, de tubes d’oxygène et de cathéters, dans son amour-propre. Il n’est plus personne. C’est tout juste si l’aide-soignante qui lui fait sa toilette ne l’appelle pas « mon gros ».
Aussi écourte-t-il sa convalescence. Il convoque en urgence tout le personnel de son service auquel il sert un discours poignant sur la dignité de l’Homme en général et celle du Malade en particulier. Le respect du patient : il ne transigera pas là-dessus.
Et c’est ainsi que s’améliore l’accueil en soins intensifs.
On sait que les histoires de médecine finissent mal, en général. Gardons-nous cependant de nous laisser aller à un pessimisme déraisonnable.
Évitons de trop fréquenter le Médecin – mais sachons le traiter comme un être humain à part entière. Ne soyons pas impatients. Comportons-nous en patients patients et responsables, car, ainsi que le proclamait déjà (sous serment) ce bon Hippocrate, que saurions-nous de la santé s’il n’y avait pas la maladie, et de la maladie s’il n’y avait pas le Médecin ?