IX
LE COMMERÇANT
Le Commerçant est plus ou moins commerçant. On dit des uns qu’ils sont très commerçants et d’autres qu’ils ne le sont pas assez. Le berger allemand de garde derrière le comptoir de mon café habituel n’a pas l’air de bien comprendre. Et pourtant il s’appelle Socrate !
Le Commerçant est donc typiquement humain.
À l’origine du commerce, il y a le troc. L’échange. Je te donne un silex taillé, tu me donnes ta corne d’auroch. Ou bien tu me refiles ta racine de manioc contre mes topinambours (c’était bien avant que Parmentier n’inventât la pomme de terre). Le premier Commerçant fut celui qui, sous prétexte qu’on aurait du mal à trouver ailleurs une corne d’auroch aussi belle que la sienne, négocia deux ou trois silex. C’est alors que le premier Client proféra le premier juron : corne d’auroch !
Le bénéfice fut longtemps une idée neuve sur la planète. La disparition de Neandertal, qui ne tenait pas de livre de comptes, ne s’explique pas autrement.
Deux, trois, quatre silex… ce fut bientôt l’inflation. (Et l’encombrement : le tiroir-caisse n’existait pas encore.) Le Commerçant eut alors l’idée de la monnaie d’échange, moins volumineuse – plaques de thé en Chine, coquillages et dents de requin au bord de la mer, griffes d’ours en milieu forestier, assignats dans les périodes troublées… Après quoi il mit au point la balance, pas toujours juste, et la science économique qui est à peu près aussi exacte que la prévision météorologique à trois mois.
Le Commerçant s’ennuie le dimanche. C’est pourquoi il réclame d’ouvrir son magasin ce jour-là. La vision des foules religieuses s’égaillant sur les parvis des églises – tandis que des cloches plusieurs fois centenaires sonnent à toute volée de joyeux carillons –, se précipitant dans les pâtisseries, les fromageries, les charcuteries, ou s’engouffrant dans les rayons des grandes surfaces, lui donne le bourdon…
Le Commerçant ferme le lundi. Les fidèles ont tout dépensé pendant le week-end. Le Commerçant et la Commerçante baissent le rideau de fer et vont se reposer, pendant que les autres retournent au collège, à l’usine, au bureau, à l’Agence nationale pour l’emploi. En province, le lundi est particulièrement morose – à l’instar du légendaire dimanche londonien.
On a recensé toutes sortes de commerçants qui font dans le maritime, l’intérieur, l’extérieur, le luxe, le gros ou le demi-gros, le détail, le clandestin.
Il est possible de faire commerce de son corps. Et même de faire commerce du corps des autres. C’est ainsi que se récolte l’oseille à maquereaux.
Pendant des siècles, des négociants de toute race et de toute couleur firent commerce de la personne humaine. Et encore aujourd’hui, car il est très exagéré de prétendre que l’esclavage a été aboli.
Passons rapidement sur la foule innombrable de ceux qui n’ont rien à vendre et qui se vendent très bien quand même – également répartis pratiquement dans toutes les professions. On en voit couramment à la télévision ou dans les meetings électoraux.
Le Commerçant spécule. Sans scrupule. Il n’est pas le seul. Le philosophe lui-même spécule et parfois se perd en spéculations. Les gens spéculent sur n’importe quoi. On en a vu, aux Pays-Bas, foire fortune en spéculant sur la tulipe. En cas de crise, le philosophe et l’économiste perdent leur latin, le Commerçant son pécule et le quidam son pouvoir d’achat, ce qui n’arrange personne.
Le marquis de Vauvenargues, qui faisait commerce de réflexions et de maximes, soutenait que le commerce était « l’école de la tromperie ». Molière, évoquant « les petits commerces », s’en prend à diverses manœuvres et manigances. Proust, lui, qui ne faisait que rarement ses courses lui-même, est surtout sensible au « commerce de l’intelligence ».
Il existerait un commerce « équitable ». L’idée ouvre à son tour la voie à la spéculation. S’agit-il d’un commerce où tout le monde gagne, où personne ne gagne, où tout le monde perd ?
L’imagination du Commerçant est sans fond. À la veille des soldes, pendant lesquels il affichera un généreux « moins cinquante pour cent », il relève sensiblement ses prix. Par ailleurs, il est passé maître dans l’art d’emballer, dans le procédé du double fond. Et qui chantera la sublime invention, le premier prix du concours Lépine de la poésie marchande, le gâteau sur la cerise : le fameux « dix pour cent gratuits » ?
Il y a de la métaphysique dans le commerce. Dans le genre polémique sur la primauté de l’œuf ou de la poule. Vend-on du vent parce qu’on en demande, ou en demande-t-on parce qu’on en vend ?
Le Commerçant est parfois un véritable artiste qui vous initie à de nouvelles friandises ou à de révolutionnaires ustensiles. Sa trogne sympathique et son bagout (l’art oratoire au service du marché) sont tels que vous repartez avec un produit dont vous n’aurez jamais l’usage, mais contents.
N’omettons pas de célébrer le Bon Boucher, le Petit Marchand de Vin Exceptionnel et le Meilleur Fromager de Paris, ces personnages mythiques régulièrement évoqués dans les dîners en ville. Et rendons justice à la Commerçante, qui veille au grain dans l’arrière-boutique ou joue les hôtesses d’accueil en première ligne. Et tient la caisse et son mari à l’œil – tout spécialement lorsque la cliente est jeune et jolie. Qu’il n’aille pas lui sous-facturer l’entrecôte…
Enfin, certaines tâches commerciales ne manquent pas de grandeur. Le Voyageur de commerce a découvert l’Amérique. Encore tout récemment, on trouvait de tout à la bonne Samaritaine.
Et, Dieu merci, il nous reste le commerce charnel, amical, culturel, spirituel. Et le Café du Commerce, des Boulistes, ou de l’Univers. L’auberge de Thélème. Bref, l’échange, le partage, les contacts humains. On vend de tout. Jusqu’à des recueils de poèmes, des compilations des « rois du rire », voire (un comble) des manuels d’économie consacrés à l’épargne…
Mais ne vendons pas notre âme – ou ce qui en tient lieu.
Et surtout pas au Diable. Il paraît qu’il paye à quatre-vingt-dix jours.