VII

L’AGÉLASTE

L’Agélaste est malheureusement très humain. Mais on devrait pouvoir trouver des agélastes dans d’autres espèces animales, au moins chez le chien méchant (Canis lupus pitbull).

Nous ignorons tant de choses. Aux dernières nouvelles, le rat de laboratoire rigolerait quand on le chatouille. On sait qu’il existe une mouette « rieuse ». Et il n’est pas impossible que la biche se marre discrètement au fond des bois, pendant que cette andouille de cerf brame au clair de lune en se donnant de grands airs… Rire n’est peut-être pas le propre de l’homme. L’Agélaste prétend qu’il n’y a pas de quoi rire.

Résumons : l’Agélaste, c’est l’individu qui ne craint pas la chatouille, qui a le sens de sa dignité chevillé à l’âme, qui a horreur de la vulgarité, bref, celui qui ne rit jamais.

Le grand Rabelais tira le mot, au début des années quinze-cent-cinquante, du grec agelastos — qui signifia d’abord « sans brillance », puis « privé de rire ».

Il existe naturellement plusieurs catégories d’Agélastes. Car, autant que de façons de rire, il y aurait manière et manière de ne rire point.

Nous avons tous eu quelques Agélastes comme professeur de gymnastique, surveillant général, confesseur, épicier, boulangère, médecin allopathe, médecin homéopathe, voisin du dessus et voisin du dessous… Assez souvent, le brigadier de gendarmerie s’applique à faire mentir la célèbre comptine : « Quand un gendarme rit, dans la gendarmerie… »

On en croise à la Sorbonne. Dans les ministères. Aux assurances. On en trouverait même, paraît-il, dans certains cirques.

Il y a des Agélastes athées et des Agélastes de toute confession, des terroristes et des grands inquisiteurs. Il est fortement recommandé d’éviter de rire au nez de ces sortes de gens.

Mao Tsé-toung – rare spécimen de poète agélaste – pensa un jour devoir encourager les jeunes Chinois à débarrasser, au lance-pierres, la Chine de tous ses oiseaux passereaux. Ces vilains moineaux contre-révolutionnaires se rendaient en effet quotidiennement coupables de vols de grains de riz, nuisant gravement aux statistiques de production. Pendant des années, on ne pépia plus dans les rizières chinoises.

L’Agélaste taliban pense devoir supprimer le rire, le cinéma, la musique, l’éducation des filles et le visage des femmes.

Redoutant, à juste titre, le parti des rieurs, l’Agélaste revendique rarement son statut. C’est pourtant le cas d’un ancien nouveau philosophe qui passe son temps à expliquer le monde aux autres et qui est cru sur parole, semble-t-il, par nombre d’indécis, d’inquiets, d’irrésolus qui ne savent pas quoi penser des choses. Un journaliste facétieux lui demanda un jour : « Et vous, monsieur le Philosophe, Laurel et Hardy, ça vous fait rire ? » L’Agélaste répondit – sans rire – : « Je ne ris jamais. »

Je pris tout d’abord cette affirmation pour une boutade, une provocation, une poussée subite d’humour noir, pourquoi pas ? Mais non. Au fil des années qui suivirent, je pus le constater – ce qui me plongea dans un profond désarroi, me fit même douter un temps de la nature humaine et davantage encore, si c’est possible, de l’agrégation de philosophie : effectivement, ce garçon ne riait jamais.

On reconnaît facilement l’Agélaste dans la nature à ce qu’il a les joues creuses. Le zygoma-tique flasque. La pupille en berne. Ne pas confondre avec l’ascète, le psychanalyste désenchanté et le déprimé chronique. Attention à la confusion, toujours possible, du Notable Vaniteux (inoffensif) avec l’Agélaste Bouffi d’orgueil (mortel). Prendre conseil, au besoin, dans une bonne pharmacie.

En général, les professions à casquette ou à képi, adjudant, contrôleur, chauffeur de maître, mercenaire, portent peu à la rigolade – bien qu’elles puissent prêter à rire de temps en temps.

Le croque-mort, lui, est agélaste par conscience professionnelle. Dans le privé, il ne lui est pas interdit de se comporter en joyeux vivant. Seul le cheval de corbillard peut se montrer amusé en public (si l’on en croit l’ami Julos Beaucarne) :

« Cher cheval de corbillard
T’as l’mor(s/t) aux dents et au cul
Ça n’t’empêche pas d’être hilare
De m’dire tu… »

Il est des agélastes relatifs, des agélastes d’occasion. Des agélastes accidentels, à la suite d’un choc émotionnel intense ou d’une chute brutale des cours de la Bourse.

En certaines circonstances le sous-Agélaste rit, mais seulement jaune.

Cependant, il conviendrait de ne pas désespérer d’une humanité qui a déjà tellement évolué au cours des derniers millions d’années. L’Agélaste le plus rigide peut se mettre brutalement à rire un beau matin, sans qu’on sache bien pourquoi. Le pire, s’il est probable, n’est pas toujours sûr.

Ainsi a-t-on pu voir des banquiers manifester un réel sens de l’ironie, si ce n’est de l’humour. La preuve, c’est que le mien m’offrit un jour un parapluie Société Générale alors que je me trouvais à découvert.

Fait remarquable, l’Agélaste inconditionnel, qui ne rit jamais, ne pleure jamais non plus. Il redouterait qu’on le croie en train de rire aux larmes. En réalité, il se pourrait qu’il n’y ait pas davantage de rires sans larmes que de matière sans antimatière.

Et dépêchons-nous d’en rire, de peur… et cetera.

Enfin, il nous a paru convenable de choisir, pour ce chapitre on ne peut plus sérieux, une chute amusante. Craignant de ne pouvoir y parvenir par nous-même, nous avons emprunté celle-ci à notre confrère Joseph Folliet (1907-1972) : « Heureux celui qui a appris à rire de lui-même : il n’a pas fini de s’amuser. »