II
LE TOURISTE
On ne trouve le Touriste dans aucune autre espèce. (Sauf chez certains chiens abandonnés – parfois, d’ailleurs, abandonnés par le Touriste lui-même.) C’est donc un animal typiquement humain qu’il convient de ne pas confondre avec l’oiseau migrateur.
L’Anglais, dont les qualités de globe-trotter et de représentant de commerce ne sont plus à démontrer, nous emprunta le mot « tour » pour en tirer le mot touring (qu’il associa rapidement au mot club, comme à son habitude). À notre tour, si j’ose dire, nous lui empruntâmes le touring et le club, pendant qu’il créait le mot tourism avec un petit air de dégoût. Le touring est aristocratique. Le tourism est accessible à tout le monde (dans la limite de la hausse des prix du kérosène).
Longtemps, le Touriste fut un simple nomade. Il ne voyageait pas du tout pour le plaisir. Se déplaçant à pied avec un bâton, à dos d’âne, de mulet ou de cheval barbu et minuscule (Prjevalski), il ne s’intéressait nullement au paysage. Il pâturait.
Ce n’est qu’avec l’apparition, tardive, du dilettantisme, de la réduction du temps de travail et de l’élevage en batterie qu’il commença à s’ennuyer et décida d’aller régulièrement « faire un tour ». Ailleurs.
Le Touriste est allemand, français, suédois, hollandais, italien, japonais, chinois, belge ou luxembourgeois, mais, quelle que soit sa nationalité, il est essentiellement étranger.
Observons l’espèce dans la nature.
Le Touriste est spécialement insupportable en groupe. Il rit très fort à de mauvaises plaisanteries. Il méprise l’autochtone dont il dénigre la nourriture « de sauvage ». Il a grand tort. L’autochtone rit sous cape et rajoute du piment dans les plats : le Touriste en groupe attrape la tourista.
Le Touriste en groupe a généralement tout vu. Au moins à la télévision. Le Grand Canyon du Colorado, la Grande Muraille de Chine ou le désert du Kalahari ne l’impressionnent pas plus que ça. Il est même vaguement déçu par les chutes du Niagara et par le mont Fuji. La tour Eiffel, le pont du Gard, Windsor ou la porte de Brandebourg, c’est tout de même autre chose. « Restons français (anglais, allemands, italiens, espagnols…) » est son principe de base.
Le Touriste en solo ou en couple est beaucoup moins bruyant. Il affecte de trouver la nourriture indigène excellente. Il pose des tas de questions sur la faune et la flore locales. Les coutumes du coin l’enchantent. Tous les matins, il s’émerveille devant le paysage et glorifie les vertus du dépaysement. Il attrape tout de même la tourista.
Le Touriste en solo déteste le Touriste en groupe, qu’il fait semblant de ne pas comprendre quand il parle la même langue que lui. Le Touriste en solo est profondément humilié de tomber sur la gardienne de son immeuble à l’île Maurice.
Les progrès du commerce et de l’industrie du tourisme font que le Touriste est de plus en plus nombreux et qu’on le retrouve dans les endroits les plus surprenants. Il passe par une agence, qui l’oriente vers un « tour-opérateur », qui lui promet un bungalow à six ou sept étoiles sur une île déserte. Les prestations prévues par contrat ne sont pas toujours honorées. La compagnie de charters dépose son bilan. Le Touriste arrive en retard à l’usine.
Le Touriste voyage en avion, en train, en paquebot, en car, en pousse-pousse. Le Voyageur se déplace en Land Rover. Le Voyageur déplie d’imposantes cartes d’état-major sur le capot de son 4 x 4 et rédige un journal de voyage. Le Touriste recopie ses « meilleures pensées des tropiques » sur dix cartes postales, au comptoir de la réception de l’hôtel, et feuillette un guide touristique. On voit bien la différence.
Comme il lui arrive souvent de traverser des pays dont de nombreux habitants vivent au-dessous du fameux « seuil de pauvreté » (Mexique, Laos, Philippines, Congo, Cambodge, France, États-Unis…), il arrive que le Touriste attrape mauvaise conscience. L’année prochaine, il fera don d’une pioche pour creuser un puits au Burkina Faso.
L’industrie du guide est florissante car le Touriste est friand de bonnes adresses et tient à avoir l’air de savoir où il va, à défaut de réussir à se faire passer pour un Voyageur.
Il y aura bientôt autant de guides que de touristes. Il ne manque plus qu’un guide des guides, une sorte de guide suprême. Quoique chacun tienne pour le meilleur son guide préféré. On adhère à un guide comme à une secte.
Le rituel de la soirée diapos entre voisins est heureusement tombé en désuétude.
Le Routard proprement dit est un touriste jeune augmenté d’un sac à dos, qui n’a presque plus de thune, attend un mandat de sa maman qui tient une mercerie dans le Puy-de-Dôme, et va rater la rentrée universitaire.
Le Touriste Organisé est nettement plus âgé. Devant le Colisée, il s’inquiète du repas de midi. Encore des pâtes !
Le Cyclotouriste est un randonneur à pédales et à sacoches. On l’entend ahaner sur les pentes du mont Ventoux, dans le col du Grand Bois et parfois même sur les contreforts de l’Himalaya. Dans ce dernier cas, il est reconnaissable à ses lunettes de glacier et à son bonnet en peau de yak.
Le Touriste en 2 CV est en voie de disparition. C’est un touriste collector. Il exhibe sur la banquette arrière, généralement défoncée, le Guide des Derniers Vrais Garagistes de la planète.
Le Touriste Littéraire – autrement nommé Écrivain Voyageur – rédige la plupart de ses ouvrages à l’abri des coups de mer, dans un bistrot de Saint-Malo.
Le Touriste Uniforme, ou Touriste Grand Ordinaire, déboucle sa ceinture avant l’arrêt complet de l’avion, rallume son téléphone mobile, retire son chandail et enfile une chemise hawaïenne.
Naturellement, il ne faudrait pas croire, sur cette planète nous sommes tous d’une façon ou d’une autre des touristes. Des types de passage.
Et vous aurez sûrement remarqué comme moi que certains d’entre nous, sans même user jamais du moindre titre de transport, ont l’air de ne faire que passer. De se promener en touristes dans leur propre vie.
Si au moins ils ramassaient leurs emballages, leurs canettes vides et leurs cartouches !