XVII

LE VÉGÉTARIEN

Le Végétarien végète. Comme tous les sales types, il est typiquement humain. Il a des principes. Qu’il voudrait imposer aux autres et à son chien. Fatigué des croquettes aux salsifis et aux courgettes, le chien s’enfuit dans la montagne et s’en va semer la terreur dans un troupeau de moutons, déguisé en loup.

Végéter, qui signifia d’abord pousser vigoureusement, a beaucoup perdu de sa vigueur. Gide notait dans son « Journal » (novembre 1904) qu’un morne engourdissement de l’esprit le faisait végéter – il en attribuait la cause au fait qu’il s’occupait peut-être un peu trop de son jardin.

Le Végétarien pense qu’on devient ce qu’on mange. Et il préfère se transformer en concombre ou en épi de seigle, plutôt qu’en poulet fermier. En vitamine, à la rigueur. (Persuadé qu’un jus de carotte coule dans ses veines, il a souvent le teint orangé.) Le naturaliste et l’anatomiste lui objectent qu’il est entièrement composé de viande, d’os, de sang, de peau et de tripes. Comme le poulet. Le Végétarien ne veut pas le croire. La Végétarienne encore moins, qui rêve d’être prise pour une belle plante. L’incrédulité est une forme de crédulité, mais la foi soulève les montagnes…

On a pu voir récemment, sur les marches de l’Opéra-Bastille, deux charmantes jeunes filles – plutôt replètes – qui luttaient contre les courants d’air pour maintenir tendu un drap proclamant en grosses lettres noires : « ABOLITION DE LA VIANDE ».

Il est douloureux de découvrir, parmi notre belle jeunesse, de telles aspirations suicidaires.

Le Végétarien ne veut pas non plus se transformer en antibiotique. Il se soigne exclusivement par les plantes. Ses rhumes sont interminables et il finit par dégager une insupportable odeur d’eucalyptus. Il refuse de se faire opérer des végétations.

Qu’on ne se méprenne pas : il est des Végétariens raisonnables, comme l’auteur de ces lignes, grand adorateur du Végétal, mais qui, redoutant de finir en légume, s’offre une fois par mois une belle entrecôte. Persillée. Saignante. Ainsi que de fines tranches de poisson cru à la japonaise. Dans le but de continuer à frétiller.

Nous moquons ici le Végétarien enragé, celui qui a mangé de la salade folle, et qui est prêt à tuer (ça s’est vu chez nos amis anglo-saxons) pour instaurer le règne du petit pois sans pigeon, interdire le foie gras, sauver les dindes de Noël et de Thanksgiving.

Même les grands carnivores ne sont pas aussi sectaires. Le tigre, la lionne ou la hyène ne condamnent nullement la verdure. Ils ne laissent jamais de côté les entrailles des herbivores – qui leur font un apport de légumes prédigérés.

Tous les organismes vivants sont omnivores – y compris le Végétarien – puisque le topinambour, la scarole et le pissenlit se nourrissent par la racine d’une multitude de cadavres en décomposition. La planète Terre est un grand cimetière, où les vivants ressuscitent des morts.

Au risque de heurter les sensibilités délicates, il faut bien dire les choses comme elles sont. Par exemple : le poulet mange du poulet. Sans états d’âme. Nous avons vu la poule pondeuse, élevée en plein air et avec amour par Stanislas et Sophie, se jeter avec voracité sur la carcasse d’un coq label rouge (cuisiné au vin)…

Et nous n’avons pas oublié que Totor III, le cochon d’Angèle, sur l’île de Groix, adorait les pommes de terre aux petits lardons.

Certes, « la chair est triste, hélas », mais le compost n’est pas gai.

La grise mine qu’arbore le Végétalien – cet Hypervégétarien qui s’abstient de tout rapport avec l’animalité (lait, beurre, fromage, œuf, miel…) – n’incite guère aux délices de la convivialité. Si vous lui réclamez du miel, le Végétalien de type zen macrobiotique, qu’on a du mal à distinguer au fond de sa boutique, au milieu des racines, vous répond sèchement qu’il ne vend pas ce genre de nourriture « beaucoup trop violente ».

On verra peut-être un jour s’ouvrir des restaurants platoniques, où l’on pourra jeûner à volonté pour une somme modique.

Manger de tout ne signifie pas manger n’importe quoi. Ni n’importe comment. On évitera tout manque de respect – et certaine cuisine d’outre-Manche, « une abomination qui consiste (selon la très anglaise Virginia Woolf) à mettre des choux dans de l’eau et à rôtir la viande jusqu’à ce qu’elle devienne de la semelle de soulier ». Mais, sous l’obscure clarté qui tombe des étoiles du Michelin, officient en France de bons chefs anglais, tandis que de mauvais cuisiniers français, à l’étranger, déshonorent l’escargot de Bourgogne et la cuisse de grenouille. Incertitude du sport et de l’alimentation.

Quoi qu’il en soit, l’Honorable Omnivore ne transige pas sur le respect de la nourriture. Il remercie le canard, la sole, la coquille Saint-Jacques et la vache, au même titre que l’épi de maïs. Car la céréale n’est pas mieux traitée que le poulet aux hormones. Élevée en rangs si serrés qu’elle ne sait plus où poser le pied, arrosée, engraissée, condamnée à la surcharge pondérale, elle est fauchée dans la fleur de l’âge, découpée, broyée, réduite en poudre, cuite sans ménagement, et pis : mal assaisonnée…

Le narrateur d’une nouvelle de J. D. Salinger prétend n’avoir jamais gobé une huître sans prononcer les grands vœux bouddhistes. (« … Aussi incommensurables que soient les phénomènes, je fois le vœu de les comprendre… » et cetera.)

On peut se contenter de la formule sacrée des Sioux Lakotas : 0 mita kuye oyasin. (« À l’ensemble du vivant auquel je suis apparenté. »)

C’est pas bio ?

Ajoutons que, pour le meilleur médecin nutritionniste qu’ait connu le Vieux Continent, le bon docteur François Rabelais : « L’appétit vient en mangeant et la soif s’en va en buvant. »

Même si, parfois, c’est le contraire.