POSTFACE

1894, année de tous les dangers

 

 

 

Au début de 1894, la Terre se trouve à sa plus grande distance du Soleil, soit cent cinquante millions neuf cent quatre-vingt-dix-sept mille kilomètres au lieu des cent quarante-six millions neuf cent mille kilomètres habituels – les astronomes ont négligé les centimètres. Ces quatre millions de kilomètres perdus ont-ils changé la face du monde ? Que nenni, car l’année 1894 sera aussi mouvementée et novatrice que celle qui l’a précédée. Pour preuve : à Paris, l’émancipation féminine remporte une nouvelle victoire. En même temps que le Sénat confirme son premier vote accordant l’électorat en matière de tribunaux aux femmes commerçantes, la municipalité parisienne octroie à un concessionnaire le monopole d’installation sur la voie publique de petits édicules absolument indispensables et dont, jusqu’ici, le sexe faible avait été privé. Ces messieurs n’auront plus le privilège de se soulager gratis.

Toutefois, la condition féminine reste égale à ce qu’elle était. Sous la loi actuelle, la femme est à tel point mineure dans le mariage qu’elle n’a même pas la libre disposition de son gain. On lui reconnaît le droit, l’aptitude au travail, mais on ne la reconnaît pas propriétaire de ce qu’elle a gagné. Son mari peut, en toute légalité, passer à la caisse et verser dans son propre gousset le produit du labeur de sa moitié.

Mais ce ne sont que broutilles en regard des faits dramatiques qui vont jalonner ces douze mois.

Le 10 janvier, en Afrique, au Soudan, Tombouctou est occupée par le colonel Joffre. La prise de la ville mystérieuse qu’avait visitée René Caillé en 1828 et l’Allemand Barth en 1853 suscite l’enthousiasme : « Les almanachs futurs perpétueront le souvenir d’un des plus grands événements géographiques du siècle », lit-on dans Le Magasin pittoresque. Et L’Illustration de renchérir : « La prise de Tombouctou assurera l’avenir du continent noir. Une troupe de braves Français, dont les noms resteront obscurs pour la plupart, a accompli ce haut fait d’armes qui donne à notre patrie un bien autre lustre que les discussions stériles des politiciens. »

Le 20 mars, l’ensemble des colonies françaises, qui dépendait du ministère de la Marine, est rattaché à un nouvel organisme, le ministère des Colonies. L’Algérie dépend du ministère de l’Intérieur.

Au cours du premier semestre 1894, les attentats anarchistes sèment l’effroi dans la société française. Les anarchistes sont des révolutionnaires dont l’idéologie se rattache plus ou moins à celles de Proudhon et de Bakounine, qui voulaient rendre les hommes égaux et libres par la suppression de la propriété privée, source de l’oppression, et du gouvernement, instrument de l’oppression. Ils se sont séparés des socialistes en 1879. Peu à peu émerge parmi ces idéalistes la doctrine de « la propagande par le fait ». Il ne s’agit pas de l’anarchisme véritable mais d’une méthode d’action violente. Les auteurs d’attentats sont une poignée, mais certains intellectuels et artistes ne désapprouvent pas cette forme de révolte contre la société.

Le 5 février, Auguste Vaillant, l’anarchiste qui avait lancé une bombe à clous en pleine séance du Palais-Bourbon (9 décembre 1893), est guillotiné.

Le 12 février, une bombe explose au café Terminus, blessant dix-sept personnes. L’auteur de cet attentat se nomme Émile Henry. Brillant élève, il a obtenu une bourse, est devenu bachelier et a été admissible à l’École polytechnique. Il a vingt-deux ans et revendique l’entière responsabilité de ses actes. Il déclare à son procès :

« On m’avait dit que les institutions sociales étaient basées sur la justice et l’égalité, et je ne constatai autour de moi que mensonges et fourberies. […]

Il faut que la bourgeoisie comprenne bien que ceux qui ont souffert sont enfin las de leurs souffrances. […] Ne sont-ce pas des victimes innocentes, ces enfants qui, dans les faubourgs, se meurent lentement d’anémie, parce que le pain est rare à la maison ; ces femmes qui dans vos ateliers pâlissent et s’épuisent pour gagner quarante sous par jour, heureuses encore quand la misère ne les force pas à se prostituer ; ces vieillards dont vous avez fait des machines à produire toute leur vie, et que vous jetez à la voirie et à l’hôpital quand leurs forces sont exténuées ? »

Le 19 février, une lettre signée Roberty, dans laquelle celui-ci fait part de son intention de se suicider, est envoyée au commissariat. La police se présente dans un hôtel meublé, 69, rue Saint-Jacques, et force la porte d’une chambre qui, en s’ouvrant, fait choir un explosif. Bilan : un mort, un blessé.

Le 20 février, un attentat identique se produit dans un hôtel du faubourg Saint-Martin, au numéro 47. Le laboratoire municipal désamorce la bombe sur place, sans dommage.

Le 15 mars, l’anarchiste belge Pauwels, auquel on attribue les attentats des deux hôtels précités, est tué par l’explosion d’une marmite qu’il a déposée dans l’église de la Madeleine.

Le 4 avril, un attentat au restaurant Foyot blesse grièvement deux consommateurs, dont le poète Laurent Tailhade qui perd un œil. Quand Auguste Vaillant avait lancé sa bombe, Tailhade s’était écrié : « Qu’importe la mort de quelques humanités vagues si par elle s’affirme l’individu ? Qu’importe, si le geste est beau ? »

Le 27 avril, au Palais de Justice de Paris, se tient le procès d’Émile Henry, « les mains rouges comme la robe du président », titre Le Matin, sous la plume de Gaston Leroux. Émile Henry est condamné à mort et exécuté le 21 mai. Le lendemain, dans La Justice, Georges Clemenceau écrit un article, « La guillotine » :

« Nous traversons le Paris d’après minuit, avec ses groupes de filles blafardes sous le gaz, ses flâneurs attardés en quête d’aventure. Déjà nerveux, je cherche un air étrange dans les choses. Rien. Un ciel ardoisé, moutonnant, d’une transparence blême. Un vent sec et dur qui nous glace.

Nous voici place du Château-d’Eau devant la grande République au bonnet phrygien. Elle présente sa branche d’olivier apportant, dit-elle, la paix parmi les hommes. Et le couperet ? Pourquoi ne tient-elle pas le couperet de l’autre main ? Au fond de moi je lui crie : "Menteuse !" Maintenant, c’est Ledru-Rollin, théâtralement campé devant la mairie du Faubourg. D’un geste emphatique, il montre l’urne du suffrage populaire, disant : "Le salut est là." – Sans doute, ami, mais l’attente est longue pour une courte vie. Tu en as fait toi-même, pendant vingt ans, la cruelle expérience. »

Le 24 juin, le président Sadi Carnot est à Lyon qui accueille une Exposition universelle. On fête également l’anniversaire de Solferino. La ville pavoise. Le président se rend au Grand-Théâtre où un gala doit avoir lieu. La foule fait une haie d’honneur à son landau qui avance au pas des chevaux. Un homme s’approche de la voiture présidentielle et se perd dans la foule en criant : « Vive la révolution ! » Il est neuf heures quarante du soir, une large tache de sang s’étale sur l’habit noir du président. Le général Voisin installé à son côté comprend ce qui vient d’arriver. Le landau, au galop, rejoint la préfecture. Le coup de poignard porté au président a perforé le foie et la veine cave, les médecins sont consternés. Le Dr Poncet pratique une laparotomie. Sadi Carnot décède peu après minuit.

Arrêté après avoir tenté de fuir, son assassin s’écrie : – Maintenant on peut me couper la tête, ça ne me fera plus rien.

Il échappera de peu au lynchage. Il se nomme Santo Jeronimo Caserio, originaire de Lombardie, il a vingt et un ans. Émigré en France, il exerce le métier d’ouvrier boulanger.

« Je suis devenu anarchiste depuis le procès de Rome en 1891, quand on a fait paraître les malheureux accusés dans une cage, comme des fauves. Alors j’ai juré d’attaquer les grosses têtes. Je voulais tuer le président Carnot parce qu’il avait refusé la grâce de Vaillant. »

Le lendemain de la mort de Sadi Carnot, les Italiens sont pris à partie par la foule déchaînée, les magasins sont pillés. Des cortèges se forment aux cris de : « bas l’Italie ! Déclarons-lui la guerre ! »

La majorité des deux Chambres se met d’accord sur le nom de Jean Casimir-Perier pour succéder à Sadi Carnot. Il est élu le 27 juin président de la République par 457 voix sur 851 votants. Les socialistes et les radicaux manifestent leur opposition. Ils dénoncent dans le nouveau président, qui est le principal actionnaire des mines d’Anzin, une créature du capitalisme et de la réaction. Le groupe socialiste parlementaire s’adresse au pays :

« Un Parlement livré aux ralliés, au centre bourgeois, à la caducité sénatoriale, vient d’élire à la Présidence de la République Casimir-Perier, l’homme de la réaction orléaniste… aussi est-ce au cri de "À bas la réaction !" qu’en votre nom nous avons accueilli la proclamation de ce vote scandaleux. »

Le 28 juillet, le gouvernement profite de l’indignation provoquée par l’assassinat de Sadi Carnot pour obtenir du Parlement de nouvelles lois « tendant à réprimer les menées anarchistes ». En réalité, ces lois aggravent les restrictions déjà apportées l’année précédente à la liberté de la presse, elles punissent de prison la provocation au vol et au meurtre et transfèrent les délits de presse du jury aux tribunaux correctionnels. Ces tribunaux auront le pouvoir, contraire au droit commun, de prononcer la relégation et celui d’interdire aux journaux la publication de comptes rendus des procès. Les magistrats ne feront plus de distinctions entre anarchistes et socialistes. Ces derniers, craignant qu’on ne se serve de ces lois qualifiées de « scélérates » pour museler la presse d’opposition, déclenchent une violente campagne de protestation. Jaurès s’écrie :

« Puisque vous voulez être sévères dans la répression contre les révoltés, soyez sévères aussi dans la répression contre les corrupteurs et les corrompus. […] Il faut que vous rendiez visible au pays, par un texte précis, le lien de complicité et de pénalité qui doit exister entre le politicien coupable et l’anarchiste révolté. Et le jour où le même navire emportera vers les terres fiévreuses de la relégation le politicien véreux et l’anarchiste meurtrier, ils pourront lier conversation : ils s’apparaîtront l’un et l’autre comme les deux aspects complémentaires d’un même ordre social. »

Caserio est jugé le 2 août à Paris, assisté par le bâtonnier Dubreuil car aucun avocat n’a accepté de le défendre. Il est guillotiné le 16 août à la prison Saint-Paul.

Quelques jours auparavant, le 6 août, devant le jury de la Seine, s’est déroulé le procès des Trente. Le gouvernement a décidé de frapper un grand coup et d’englober dans une même poursuite sous l’inculpation d’« association de malfaiteurs » tous ceux qui peuvent être plus ou moins assimilés à des propagandistes par le fait : « Les uns excitent au crime par la parole et la plume, d’autres l’accomplissent. » Sont déférés devant la cour d’assises : Jean Grave, rédacteur-administrateur de La Révolte, Sébastien Faure, conférencier libertaire, Charles Chatel, rédacteur à la Revue anarchiste, Louis Matha, gérant de L’En-dehors, Félix Fénéon, employé au ministère de la Guerre, critique d’art et collaborateur à La Revue blanche, Ortiz et Chericotti, inculpés de cambriolage, etc.

L’accusation s’effondre, le jury vote le 12 août l’acquittement général, sauf pour Ortiz et Chericotti, condamnés pour vol qualifié à quinze et huit ans de travaux forcés.

Ce mois d’août 1894 voit la fin des attentats. Les leaders des journaux libertaires – on compte soixante publications anarchistes –, qui n’ont jamais approuvé la « propagande par le fait », encouragent les anarchistes à adhérer aux syndicats pour combattre l’ordre social.

Le 23 septembre, Aristide Briand fera adopter le principe de la grève générale au 6e congrès syndical à Nantes.

Après l’échec de son P’tit Bonhomme édité l’année précédente, Jules Verne fait paraître le 23 août le premier tome des Mirifiques Aventures de Maître Antifer, en édition in-12. Le tome II sortira le 19 novembre. Au début du mois, le nouveau roman d’Émile Zola, Lourdes, paru chez Charpentier et Fasquelle, est le premier volume d’une série intitulée Les Trois Villes. Les deux suivants seront Rome et Paris.

En octobre 1894, Paris compte 2 424 705 habitants, répartis en 82 000 maisons, soit 31 089 individus par kilomètre carré. Cette densité de population est la plus considérable des capitales européennes. On dénombre dans la capitale 200 000 ouvriers sans travail (chiffre officiel au mois de janvier 1894). Ces chômeurs acceptent toutes les besognes possibles, les hommes cherchent désespérément à gagner quatre sous. Les candidats au balayage des rues sont légion, il faut attendre longtemps avant d’obtenir le balai de ses rêves. D’autres professions du pavé pour lesquelles il y a aussi affluence sont celles d’allumeur de becs de gaz et de colleur d’affiches. Tout est bon à prendre quand on se serre la ceinture et qu’on a une famille à nourrir, malheureusement, les candidats à ces postes sont si nombreux qu’il est matériellement impossible de les satisfaire tous. L’homme va sur les quais décharger des bateaux, il va dans les gares, devient bagotier et s’use la santé à courir derrière les fiacres pour porter les bagages des voyageurs. Il se fait manœuvre. Pendant l’été, les nuits sont courtes, et quand il peut trouver de l’ouvrage aux Halles dès quatre heures du matin, la femme et les enfants ne souffrent pas trop. L’hiver, c’est autre chose, les démunis s’ingénient à dénicher des occasions, certains deviennent distributeurs de prospectus, ceux qui savent écrire espèrent se faire engager dans les grandes agences de publicité pour confectionner des bandes-adresses. Les tempêtes de neige sont de véritables aubaines, on embauche hommes et femmes. Si l’on ne trouve rien, c’est la dégringolade, on saute des repas, on vit de crédit chez le boulanger et le bougnat. En ultime recours, on va au mont-de-piété, jusqu’au jour où, désespéré, on ne peut plus payer son loyer. Alors on emmène sa famille mendier dans la rue :

« Bien que la plupart des quartiers pauvres aient conservé leurs insalubres habitations de jadis, les propriétaires n’ont pas laissé d’imposer à celles-ci une élévation de prix pareille à celle dont les quartiers et les maisons riches ont été l’objet. […] Nulle considération n’arrête les spéculateurs, et telle est leur passion du lucre qu’elle va jusqu’à s’abriter sous le manteau de la philanthropie. Il s’est fondé à Paris un certain nombre de Sociétés dites des habitations à bon marché, qui prétendent rendre service à la classe pauvre en lui offrant des maisons saines, pourvues, disent-elles, de tous les agréments de la vie64. »

En 1889, à l’Exposition universelle, un bâtiment avait été consacré aux logements ouvriers. Un an plus tard se créait la Société française d’habitation à bon marché (HBM). Or, d’après M. Jules Simon (18141896), membre de l’Institut, ce programme serait loin d’être rempli.

« La vérité, écrivait-il dans Le Figaro du 16 mars 1894, c’est qu’on ne trouve dans les maisons à bon marché que le nécessaire et qu’on le paie un prix très rémunérateur, puisque le rapport de ces immeubles s’élève à 3,5 % ou 4 %. » Et il disait des propriétaires : « Bienfaiteurs, si l’on veut, mais bienfaiteurs qui trouvent leur intérêt à l’être. »

Le financement des HBM sera facilité par la loi Siegfried votée le 30 novembre 1894. Cette loi accorde des déductions fiscales aux investisseurs et permet une participation des associations charitables.

Dans la première quinzaine de septembre, une affaire d’espionnage va diviser pour longtemps la France en deux camps ennemis.

Un officier juif de l’état-major de l’armée, Alfred Dreyfus, d’origine alsacienne, est accusé d’avoir livré à l’Allemagne des documents concernant la défense nationale. L’accusation repose sur une lettre missive déchirée en petits morceaux et mêlée à d’autres papiers également déchirés, trouvés à l’ambassade d’Allemagne, dans la corbeille à papier de l’attaché militaire allemand, le colonel von Schwartzkoppen, par une femme de ménage au service du contre-espionnage français. Cette lettre prendra le nom de « bordereau ». En voici la teneur :

Sans nouvelle m’indiquant que vous désirez me voir, je vous adresse cependant, monsieur, quelques renseignements intéressants :

1° Une note sur le frein hydraulique du 120 et la manière dont s’est conduite cette pièce ;

2° Une note sur les troupes de couverture (quelques modifications seront apportées par le nouveau plan) ;

3° Une note sur une modification aux formations de l’artillerie ;

4° Une note relative à Madagascar ;

5° Le projet du manuel de tir de l’artillerie de campagne (14 mars 1894).

Ce dernier document est extrêmement difficile à se procurer et je ne puis l’avoir à ma disposition que très peu de jours. Le ministère en a envoyé un nombre fixe dans les corps, et ces corps en sont responsables. Chaque officier détenteur doit remettre le sien après les manœuvres.

Si donc vous voulez prendre ce qui vous intéresse et le tenir à ma disposition après, je le prendrai. À moins que vous ne vouliez que je le fasse copier in extenso et ne vous en adresse la copie.

Je vais partir en manœuvre.

On cherche le coupable à l’état-major car il est certain que cette lettre émane d’un officier. Le colonel Fabre croit reconnaître dans l’écriture du bordereau une similitude avec celle du capitaine Dreyfus. Il avertit son supérieur le général Gonse, qui en informe le général de Boisdeffre. Celui-ci prévient le ministre de la Guerre, le général Mercier.

Le général Mercier consulte le commandant du Paty de Clam, qui a la réputation de posséder des connaissances en graphologie. Celui-ci, ayant une tendance maladive à « l’espionnite » et étant animé d’un antisémitisme virulent, conclut à la culpabilité d’Alfred Dreyfus.

Pour davantage de crédibilité, le ministère de la Guerre requiert les aptitudes de M. Gobert, expert en écritures de la Banque de France. M. Gobert signale des différences évidentes entre l’écriture du bordereau et celle du capitaine Dreyfus. Son rapport est déposé le 13 octobre.

Le même jour, une seconde expertise est confiée à M. Alphonse Bertillon, chef de l’identité judiciaire à la préfecture de police et qui ne possède aucune compétence pour un tel examen. Il étudie les écritures à l’aide d’un système grotesque qu’il invente tout à trac. Le soir même, il conclut dans son rapport qu’« il appert manifestement que les écritures sont de la même main ».

Maurice Paléologue65 raconte dans son Journal de l’Affaire Dreyfus son entrevue avec le président de la République, Casimir-Perier, qui lui demandait son avis sur Alphonse Bertillon, avec lequel il avait eu un entretien.

« Que pensez-vous de Bertillon ?

— On l’estime beaucoup à la préfecture de police. On le dit très ingénieux, très pénétrant, mais un peu bizarre.

— Non pas bizarre ! Complètement fou, d’une folie abracadabrante et cabalistique dont je suis encore tout ahuri. Pendant plus de trois heures, il m’a démontré que Dreyfus a imité lui-même son écriture pour écrire le bordereau. Je croyais avoir devant moi un échappé de la Salpêtrière ou de Villejuif…»

Cependant, le général Mercier ordonne l’arrestation du capitaine Dreyfus. Elle a lieu le 15 octobre. Alfred Dreyfus est écroué à la prison du Cherche-Midi.

L’enquête est confiée au commandant du Paty de Clam, convaincu d’avance de la culpabilité de Dreyfus. Il perquisitionne au domicile du prévenu, profère des menaces envers son épouse et lui annonce que son mari a été arrêté pour le plus abominable des forfaits et que sa culpabilité est démontrée. Il ne trouve rien de compromettant.

L’accusation repose donc uniquement sur le bordereau. Trois nouveaux experts sont nommés. Aucun n’est d’accord avec l’autre.

« Un tel doute dans les résultats des expertises n’est pas de nature à fortifier l’inculpation et il semble qu’à un moment on soit sur le point de l’ abandonner66 . »

Mais des indiscrétions se produisent, et la presse se déchaîne. Le 29 octobre, La Libre Parole, le journal d’Édouard Drumont, titre en première page :

HAUTE TRAHISON – ARRESTATION DE

L’OFFICIER JUIF ALFRED DREYFUS

Tout ce qui touche à l’armée est sacré. On rêve de revanche. La défaite de 1870-1871 et la perte de l’Alsace et de la Lorraine ne seraient dues qu’à la trahison. La théorie du complot hante l’opinion. À ce patriotisme exacerbé s’ajoute un sentiment moins noble : l’antisémitisme, d’autant plus exploitable à des fins politiques qu’il empoisonne toutes les classes sociales et qu’il est stimulé et encouragé par la presse. Il se vend chaque jour entre un million et un million et demi de journaux.

Édouard Drumont a fait de l’antisémitisme son cheval de bataille. Son journal au nationalisme outrancier, La Libre Parole (fondé en 1892), s’appuie sur la haine d’Israël. Le journal La Croix, d’obédience catholique (fondé en 1883 par les Assomptionnistes), n’hésite pas à se vanter d’être « le journal le plus antijuif de France ».

Il faut rappeler qu’à cette époque le nombre des Juifs de France ne dépasse pas 80 000 personnes, soit 0,02 % de la population, dont plus de la moitié installée à Paris. L’ensemble du corps des officiers compte 1 % de Juifs, soit un peu plus de 300 sur 40 000.

Le général Mercier, ministre de la Guerre, entérine l’hallali. Il accorde des interviews au Matin, le 17 novembre, et au Figaro, le 27 novembre, dans lesquelles il déclare que la culpabilité de l’officier Dreyfus est indiscutable.

Ainsi, avant l’ouverture du procès, l’opinion de la presse est déjà arrêtée, la frénésie antisémite se déchaîne. Peu nombreux sont ceux qui n’y succombent pas. Saint-Genest (Emmanuel Bûcheron), le chroniqueur militaire du Figaro, en fait partie. Il écrit le 19 décembre :

« Il y a quarante mille officiers en France : ce capitaine est tout simplement un de ces quarante mille [ ] S’il avait été catholique ou libre penseur, on aurait simplement vu là un de ces cas isolés, monstrueux, comme il s’en rencontre à toutes les époques, et le lendemain on aurait parlé d’autre chose […] tandis qu’il n’a plus été question en France que d’un homme, de la trahison d’un homme, parce que cet homme était juif. »

Ce même 19 décembre, le capitaine Dreyfus comparaît à huis clos devant un tribunal militaire, on lit l’acte d’accusation :

« M. le capitaine Dreyfus est inculpé d’avoir, en 1894, pratiqué des machinations ou entretenu des intelligences avec un ou plusieurs agents des puissances étrangères dans le but de leur procurer les moyens de commettre des hostilités ou d’entreprendre la guerre contre la France en leur livrant des documents secrets.

La base de l’accusation portée contre le capitaine Dreyfus est une lettre missive écrite sur du papier pelure, non signée et non datée, établissant que des documents militaires confidentiels ont été livrés à un agent d’une puissance étrangère. […]

De l’examen attentif de toutes les écritures de MM. les officiers employés dans les bureaux de l’État-Major, il ressortit que l’écriture du capitaine Dreyfus présentait une remarquable similitude avec l’écriture de la lettre missive incriminée. »

« L’acquittement est probable. Le Conseil de guerre l’aurait sans doute prononcé si, en chambre du Conseil et les débats une fois clos, un envoyé du ministère de la Guerre n’était venu soumettre aux juges un dossier qui était conservé à l’État-Major et qui n’avait jamais été présenté ni à l’accusé ni à son défenseur. Ce dossier contient une pièce où se trouve la phrase suivante : J’ai vu cette canaille de D… : il m’a donné pour vous douze plans directeurs. Cette fois, la conviction des juges est faite, et voici la suite : la condamnation du Juif, la dégradation tragique de l’officier, le départ du condamné pour l’île du Diable. Le premier acte est terminé »

Tandis que se déroule le procès d’Alfred Dreyfus, on se prépare à envoyer la troupe à Madagascar.

En 1868, la France avait reconnu la reine des Hovas (population des plateaux originaire des îles du Sud-Est asiatique) comme reine de Madagascar. En 1883-1884, pressé par des intérêts économiques et par les missionnaires catholiques – hostiles aux missionnaires protestants anglais –, le gouvernement de Jules Ferry envoya une expédition qui permit l’occupation de Tamatave, Majunga et Diégo-Suarez. Mais une guerre se déroulait alors au Tonkin et il était difficile d’entreprendre une autre opération coloniale. En 1885, un traité reconnut un vague protectorat sur le royaume de la reine Ranavalo III. Ce traité fut interprété différemment par les deux parties, d’où une série de conflits.

Le gouvernement hova ayant développé son armée et pris une attitude franchement antifrançaise, M. Le Myre de Villers, le résident français, exige alors, en 1894, la cessation des préparatifs militaires. Le 27 octobre, les Hovas proclament la guerre sainte contre la France. Le 23 novembre, Gabriel Hanotaux, ministre des Affaires étrangères, fait voter un crédit de 65 millions et décide d’envoyer un corps expéditionnaire sous les ordres du général Duchesne.

Peu avant les fêtes de la nativité, on peut lire dans le supplément illustré du Petit Journal daté du dimanche 9 décembre (n° 212) :

« Nous allons prochainement entrer en campagne contre Madagascar et le monde entier nous rend cette justice que nous ne sommes pas les agresseurs, que nous n’avons été guidés ni par l’esprit de conquête, ni par le désir de lucre, mais notre dignité nous défend de supporter les insultes des sauvages de là-bas. Que dirait-on de la France si sa main ferme ne lui servait à venger pareille injure ? Après avoir manqué à leur engagement, repoussé avec insolence les offres de conciliation, voici, d’après les dépêches, que les Madécasses se livrent aux démonstrations les plus bruyantes contre nos nationaux. On invente que nos soldats mangent le cœur des Hovas, avec cela que ce doit être bon ! On prêche la guerre sainte ; la sœur et la tante de la reine s’en vont hurler par les carrefours, promettant la victoire contre une race qu’elles disent abâtardie. Nos petits soldats sauront avant peu prouver à ces dames qu’elles se trompent du tout au tout. »

Quelques jours plus tard, une lectrice envoie cette lettre, publiée dans le numéro 36 du Journal des Femmes, dirigé par Maria Martin :

« Si j’avais été député, je n’aurais pas voté la mort de quatre à cinq mille Français ni celle de cinq à six mille Malgaches. Non, je n’aurais pas voté dix mille morts et soixante-cinq millions de francs. Si les Malgaches n’avaient pas voulu de moi, j’aurais planté ma tente ailleurs, j’aurais laissé l’honneur du drapeau tranquille. »

1894 est une année particulière. Ses contemporains ignorent qu’ils sont les témoins d’un tournant de l’Histoire. Pour eux, selon leur perception du présent, elle se déroule comme les autres avec son cortège de joies, de misères, de décès, de découvertes, de naissances.

Cette année-là, le tsar Alexandre III meurt dans son lit, léguant son trône à son fils NicolasII. Le parnassien Leconte de Lisle, le perceur d’isthmes Ferdinand de Lesseps, le compositeur Emmanuel Chabrier, l’écrivain Robert Louis Stevenson disparaissent également, ainsi que le peintre Gustave Caillebotte. Ce dernier, en léguant sa collection de tableaux impressionnistes à l’Etat, va provoquer des controverses passionnées qui ne s’achèveront qu’en 1896 lorsque le comité consultatif des musées nationaux sera autorisé à faire son choix.

Sous l’impulsion du baron de Coubertin, douze pays décident à la Sorbonne de la renaissance des Jeux olympiques.

Dans l’armée, on adopte définitivement le canon de 75.

Les Japonais font la guerre contre les Chinois, suzerains de la Corée. En Corée, on trouve de l’or, du cuivre, du charbon.

Le tout-à-l’égout se généralise à Paris et l’on commence la construction du pont Mirabeau.

Le Dr Pierre-Émile Roux, disciple de Pasteur, met au point un sérum pour enrayer une forme de la diphtérie, le croup, qui atteint surtout les jeunes enfants. Cette méthode permet d’abaisser la mortalité de 63 % à 24 %, et d’éviter de pratiquer des trachéotomies :

« Point de bistouri enfoncé dans la gorge de l’être adoré, non, rien qu’une piqûre insignifiante à la hanche, une injection sous-cutanée, point douloureuse, et voilà que, au bout de très peu d’instants, les fausses membranes se déchirent, disparaissent, l’air passe, l’enfant respire, il est sauvé. »

Le premier numéro de La Locomotion automobile est en vente dans les kiosques.

Le premier Paris-Rouen est couvert à une vitesse moyenne de 21 kilomètres heure, gagné par tracteur à vapeur De Dion Bouton, Peugeot termine 2e et 3e sur véhicule à pétrole.

Le tramway à vapeur Paris-Arpajon est mis en service.

Au Salon du cycle de la salle Wagram, en janvier, on s’extasie devant la prometteuse bicyclette Valère « où sont utilisés simultanément bras et jambes pour la propulsion de l’engin ». Du printemps à l’automne, les costumes cyclistes ont la cote. La jeune fille de famille porte un corsage et une culotte à mi-mollet en crépon de soie bleue, une casquette de la même étoffe, des guêtres, des gants blancs et des brodequins en cuir. La petite-bourgeoise se vêt d’un complet jupe cheviotte capucin, bas noirs, gants blancs et canotier garni d’ailes de pigeon. La dame d’âge mûr opte pour un veston mastic clair, de larges pantalons de cheviotte bleu marine, des bas de soie noire, des souliers anglais vernis et un chapeau tyrolien blanc. La mondaine se pare d’un corsage, d’un fichu Marie-Antoinette, de gants blancs de suède, d’une culotte bouffante qui découvre les jambes gainées de soie mauve et de bottines lacées en cuir de Russie. Quant à la dévergondée, elle ne craint pas de montrer ses formes aux yeux indiscrets : maillot collant, boléro gris acier, manches ballon, knickerbockers de satin noir très courts, bas de soie gris perle et escarpins vernis.

Sir Edward Reed, ingénieur en chef de l’Amirauté, veut lancer un tunnel sous la Manche avec deux tubes d’acier livrant passage à des convois tractés par des locomotives électriques.

Claude Debussy achève Prélude à l’après-midi d’un faune. Dvorak compose La Symphonie du Nouveau Monde, Gabriel Fauré, le 1° Nocturne, Gustav Mahler, la 2e Symphonie. Les fervents d’opéra peuvent assister aux représentations de Falstaff et d’Otello, de Verdi, et de Thaïs, de Jules Massenet. Antoine fait jouer Maison de poupée d’Henrik Ibsen au Théâtre-Libre. Verlaine est élu « prince des poètes ».

Les amateurs de nouveautés littéraires ont le choix entre : Les Morticoles, de Léon Daudet, Derniers essais de critique d’histoire, de Taine, Le Lys rouge, d’Anatole France, Poil de carotte, de Jules Renard, Les Chansons de Bilitis, de Pierre Louys, Les Cinq Sous de Lavarède, de Paul d’Ivoi, La Fin du monde, de Camille Flammarion. Et pour ceux qui maîtrisent l’anglais : Le Livre de la jungle, de Rudyard Kipling. Le dernier tome, posthume, du Capital paraît.

Monet peint la cathédrale de Rouen, le Douanier Rousseau, La Guerre, Toulouse-Lautrec, l’Album Yvette Guilbert, illustré de seize lithographies, Vuillard réalise des décorations pour Natanson, et Mucha, une affiche pour Gismonda, que joue Sarah Bernhardt Rodin sculpte ses Bourgeois de Calais, Vincent d’Indy fonde la Schola cantorum.

Et tandis que se déroulent ces événements, de futurs écrivains, cinéastes, photographes, souverains, acteurs et savants viennent au monde. Ils se nomment Josef von Sternberg, Jean Renoir, Louis-Ferdinand Céline, Dashiell Hammett, Jacques-Henri Lartigue, Édouard VIII d’Angleterre, Mary Marquet, Jean Rostand.

 

Le procès pour avortement dont il est question dans ce roman s’est déroulé en novembre 1891 devant les assises de la Seine. La presse de l’époque a largement relaté le déroulement des audiences.

Une polémique s’est engagée via les journaux : on ne fait plus assez d’enfants, le pays se dépeuple, il y a deux fois moins de naissances par an en France qu’en Allemagne. Les causes principales sont imputées à la prostitution due aux bas salaires féminins, aux nombreux infanticides et aux avortements.

Les avortements, « voilà la lèpre qui ronge notre société moderne et concourt à amener la dénatalité », publie La Patrie dans ses colonnes.

À Paris, les pratiques abortives sont journalières et en province le mal n’est pas moindre, il sévit aussi bien chez les couples concubins que dans les ménages réguliers, il frappe toutes les classes sociales mais plus particulièrement les prolétaires. À côté des grands procès, combien d’avortements ignorés, combien d’infanticides ?

« La loi ! Quand elle frappe auteurs ou complices d’un avortement, ils s’en tirent le plus souvent avec quelques mois de prison. Voilà la loi ! Elle est insuffisante, il faudrait une législation draconienne et des peines sévèrement, inexorablement appliquées. »

Ce que La Patrie oublie de mentionner dans sa diatribe, c’est l’impossibilité pour les femmes d’avoir accès aux études, encore plus pour les femmes prolétaires. C’est la mortalité infantile avant l’âge de cinq mois, c’est la misère, ce sont les bas salaires.

La journaliste Séverine se fait le porte-parole des laissés-pour-compte :

« Car, chacun le sait bien, le germe, sacré pendant la parturition, devient quantité négligeable dès qu’il est formulé humanité raisonnante, peinante, consciente ! Qu’une fille crève de misère, qu’un vieillard crève de faim, qu’un garçon, dans la fleur de l’âge, ait les jambes fauchées sous des roues ou l’estomac décousu par un éclat d’obus, ce sont là certes des incidents regrettables, mais inhérents à toute civilisation avancée. Ces meurtres sont nécessaires.

Ce qui serait fâcheux, ce qui serait réprouvable, c’eût été d’avancer l’heure de ce trépas consacré ; de rapprocher la limite légale ; de tuer, dans les flancs maternels, cette fille avant qu’elle ait reproduit ; ce vieillard avant qu’il ait donné sa somme de travail ; ce garçon, avant qu’il ait fourni son effort ! Ce serait toucher au garde-manger de la guerre, détourner les provisions de paupérisme indispensable à l’équilibre de la fortune publique ; reconnaître que les miséreux ont droit de refus, droit de désertion, droit de préférer le néant à la souffrance…»