CHAPITRE XVI

Samedi 3 mars

 

 

 

Joseph se coula contre Iris. Enroulée dans les draps, elle dormait en chien de fusil. La veille au soir, ils avaient entamé une conversation qui s’était prolongée fort avant dans la nuit. Explications, excuses, serments de ne jamais plus s’exposer ainsi au danger avaient été prétextes à pardon, consolations, câlins.

—  Est-il raisonnable de… chuchota-t-il pendant que, lovée au creux de ses bras, elle lui mordillait le lobe de l’oreille.

—  Le Dr Reynaud affirme que c’est sans risque, à condition d’être pondérés.

Il fut tenté de rétorquer que ses cajoleries ne l’incitaient guère à la modération, puis ravala ses réflexions, attentif à ne pas la brusquer.

Qu’il eût été agréable de lambiner au lit ce matin ! Hélas, il avait solennellement promis à Kenji de porter le jour même à leurs destinataires les commandes en souffrance, et tenait à s’acquitter de cette mission. Son beau-père lui avait en effet décrété qu’un changement d’attitude serait non seulement bienvenu mais inéluctable.

—  Vous allez être père d’ici l’été. Votre enfant apprécierait-il de vous perdre avant d’articuler le mot « papa » ? Et ma fille, y songez-vous ? Ma patience est à bout. Votre dernière enquête frise l’extravagance. Victor et vous divaguez. Pourchasser un gredin déguisé en prêtre, être épinglés par la police dans un repaire d’escarpes ! Quelle réclame pour cette librairie dont vous allez devenir l’un des responsables !

— Tout cela est une terrible méprise, j’avais juste l’intention d’étudier le pittoresque du fort Monjol et… Qu’avez-vous dit ?

—  Nous allons nous associer, vous, moi et Victor. Il insiste. Jusqu’à maintenant, j’hésitais, toutefois, comme il est clair que jamais je ne parviendrai à lui injecter de plomb dans la cervelle, force m’est de compter sur votre bon sens. À la rentrée prochaine, nous engagerons un nouveau commis, tant pis pour la dépense.

—  J’vous jure que vous n’aurez pas à le regretter ! s’était écrié Joseph, éperdu de reconnaissance.

Il embrassa sur le front sa femme et lui confia :

— Je commence par la tournée des moukères : elle va enfin le dévorer, son bouquin sur l’éducation, la Salignac. Après, figure-toi, ma chérie, que je serai chargé de livrer à M. Émile Zola en personne, de passage chez son éditeur M. Fasquelle, un recueil de monographies sur Rome !

Cette allusion à l’illustre écrivain l’assombrit un moment. Comment concilier le surcroît de travail impliqué par ses prochaines activités de libraire avec la rédaction de ses feuilletons ? Certes, Iris l’aiderait, mais elle-même consacrerait une grande partie de ses loisirs à leur héritier.

— Quand on veut, on peut, marmonna-t-il en traînant les savates vers le cabinet de toilette.

Iris émit un grognement et se tourna de l’autre côté.

Lorsqu’elle reprit conscience une heure plus tard, elle étira ses bras au-dessus de sa tête de façon à s’agripper aux barreaux du lit avec un voluptueux sentiment de détente. Elle décela en elle une faible palpitation, signe que le bébé sortait lui aussi de sa torpeur.

Elle avait faim pour deux. Comme si elle avait perçu son envie, Euphrosine, d’humeur grincheuse, entra et plaça un plateau copieusement garni sur la table.

—  Vous mangerez allongée ? J’vais retaper les oreillers.

—  Non merci, je me lève. Vous allez bien ?

—  Et comment que ça serait-y possible, alors que mon garçon me cause de tels tracas ? À son âge et dans sa position, se colleter avec des bandits dans un quartier d’ambulantes, et pis s’faire mettre le grappin d’sus par les cognes ! Sûr qu’y aura son portrait dans les journaux !

—  Il y aura également son prochain feuilleton, La Coupe de Thulé, vous devriez être fière.

—  Fière ! Oui-da, mon fils est édité et y a des gens qu’achètent Le Passe-partout grâce à lui, ça c’est vrai. Mais voilà, qu’est-ce qu’y vont penser en apprenant qu’l’auteur a été arrêté muni d’un pistolet ?

— Ils seront émoustillés de découvrir son audace et n’en liront ses écrits qu’avec davantage de passion.

—  Vous en parlez à la légère. C’était un coup à vous changer en veuve ! Et moi, hein, j’serais quoi, sans mon Joseph ?

Les joues empourprées, les yeux humides, elle se tordait les mains de même que l’héroïne du Trésor des radjahs sur le point d’être ligotée au bûcher.

—  Joseph est là, vivant, il va s’assagir et s’adonner à ses romans, il me l’a assuré.

—  Ses romans Des fariboles ! J’préférerais qu’il vous soigne, vous et le petit !

— Ou la petite, Euphrosine. J’ai l’intuition que ce sera une fille. Dès qu’elle sera née, Joseph se calmera.

— Vous êtes optimiste. Ben, j’les soupçonne d’être irrécupérables, M. Victor et lui. Jésus-Marie-Joseph, des fois elle m’écrabouille, ma croix ! Vous en avez assez, des tartines ?

La bouche pleine, Iris hocha la tête.

— En ce cas, je me sauve, je vais en courses avant que Zulma ait fini le ménage chez M. Mori, faut que j’contrôle son travail, à c’t’empotée !

 

—  Tu es magnifique ! Un rendez-vous ? demanda Iris à Kenji qui terminait son déjeuner dans la cuisine.

Il étrennait une chemise de soie blanche et un pantalon de laine. Par-dessus son gilet croisé à deux rangées de boutons, il avait noué une cravate grise à nœud régate. Ses bottines de veau avaient été cirées, le pommeau de jade de sa canne favorite reluisait, et il se dégageait de sa personne un tenace parfum de lavande. Il alla disposer sa théière et son bol sur la paillasse et s’empressa d’enfiler ses gants de suède.

—  Une succession de rendez-vous dans mon bureau de la rive droite. Tu es toi-même très élégante.

Elle avait enfilé une robe de parme moirée violine assez ample de manière à dissimuler son état.

—  Tu travailles trop, cela m’inquiète.

— Il y a pourtant dans cette maison nombre d’autres sujets d’inquiétude !

Une redingote noire sur le bras, il s’efforçait de s’esquiver mais Iris lui bloquait la route.

— Tu es si cher à mon cœur, mon papa adoré ! Ce surmenage ne te vaut rien. Je ne suis pas la seule à me préoccuper de la santé de mon plus proche parent. Tasha elle aussi craint que sa mère ne s’anémie.

—  Je lui trouve pourtant une allure superbe, à cette dame. Elle ne paraît nullement son âge, on la prendrait pour la sœur aînée de sa fille, lança-t-il avec fougue.

— Ah ! Tu l’as donc rencontrée récemment ?

—  Oui, au vernissage de la rue Laffitte.

Iris était consternée. Depuis un certain temps, elle supposait que se tissait entre son père et Djina un lien affectueux. Que cette tendresse débouchât sur l’amour, sentiment réservé selon elle aux moins de trente-cinq ans, frôlait déjà l’indécence. Mais les bornes du ridicule seraient outrepassées si cet amour unissait charnellement deux personnes mûres. Comment ce père aux cheveux grisonnants et au visage strié de quelques rides était-il capable d’inspirer du désir à une respectable mère de famille ? Était-il admissible qu’il ressentît envers Djina un émoi analogue ? Elle brûlait de lui avouer qu’elle était au courant de cette idylle et la réprouvait. Elle appréhendait sa réaction, aussi se contenta-t-elle de souligner :

— Difficile de concevoir que j’aurai un jour cinquante ans.

— Si cette insinuation se rapporte à Mme Kherson, sache qu’elle n’en a que quarante-huit.

— C’est déjà l’aube de la vieillesse.

—  Je savoure ton assertion, moi qui marche sur cinquante-cinq !

— Un père, c’est différent.

—  Je vais te révéler un secret : un père est un humain semblable aux autres. Malgré les changements qui marquent mon apparence, le jeune homme que j’étais avant ta naissance existe encore en moi.

Elle se blottit contre lui, soudain effrayée.

—  Cela s’égrène à toute allure, la vie. Je redoute de vieillir, de mourir…

—  Remise tes peurs au vestiaire, conseilla Kenji en souriant. Lorsque la terre aura accompli une centaine de révolutions autour du soleil, toi, moi et ceux qui nous sont chers seront des fantômes au palais des mirages, délivrés de leurs soucis et valsant au son d’une musique dont aucun morceau n’est déchiffrable en ce bas monde. C’est pourquoi nous projeter dans le futur est inepte. Pour ma part, mon unique ambition est de grappiller de beaux instants sans nuire à quiconque. Y vois-tu un inconvénient ?

Il l’avait doucement écartée et son expression moqueuse le rajeunissait tant qu’elle n’osa répondre.

—  Descends retrouver ton frère, il a pris son tour de garde jusqu’à midi, heure à laquelle il ira rejoindre sa femme rue Fontaine. J’espère que d’ici là Joseph sera revenu, à moins qu’il ne soit hypnotisé par l’illustre Émile Zola…

Kenji s’esquiva par la porte palière afin de ne pas avoir à affronter Victor, dont il désapprouvait vivement la conduite. Mais il ne put échapper au regard torve de Mme Ballu qui astiquait la rampe. Depuis sa prise de bec avec Euphrosine, elle ressassait une rancœur susceptible d’englober l’entière parentèle de son ex-amie. Dans son empressement à fuir, Kenji rata une marche, à la grande joie de la concierge, certaine de posséder un pouvoir maléfique.

 

Djina se hâta de gravir l’escalier avant d’avoir été repérée par un des locataires. L’étroit appartement empestait la peinture fraîche. Nonobstant le froid, elle ouvrit les croisées, plissant entre ses doigts les rideaux évocateurs d’un souvenir sensuel. Elle pirouetta et se figea. Le lit, d’un blanc virginal, la narguait.

Qu’allait-il advenir ? Ne commettait-elle pas une folie ?

« Si tu avais deux sous de jugeote, tu te sauverais pendant qu’il en est temps ! N’enlève pas ton chapeau ! File ! »

Sourde à ses propres injonctions, elle rejeta la capote surmontée de cerises, cadeau de Tasha, et lissa ses cheveux ornés de peignes. Cédait-elle à la curiosité, ou à la soif de partager enfin l’intimité d’un homme attentionné, bien qu’il n’eût qu’un jour par semaine à lui offrir ? « Non, tu es injuste, c’est toi qui as exigé que cette entrevue hebdomadaire soit la condition de votre relation. Je t’accorde qu’il n’a pas beaucoup protesté…»

Elle se rappela un moment décisif de son passé, à Odessa. Elle quittait la librairie Rousseau, Richelieuskaia 6, un livre de peinture pressé sur sa poitrine, Pinkus accourait, ils s’étaient heurtés. En ramassant le catalogue des œuvres de Rembrandt, il avait approuvé son bon goût et l’avait conviée à boire un verre d’eau minérale dans le débit du jardin de la Couronne. Le soir, ils avaient assisté à un concert de plein air, puis il avait loué un landau afin de la raccompagner chez sa tante Clara, dans le faubourg de Moldavanka. Une semaine plus tard, il la demandait en mariage. Elle aimait en lui l’artiste, mais l’homme avait déçu ses espérances : trop brusque et fantasque. Surtout, trop tyrannique.

Cette fois, c’était différent. Inutile de se tourmenter : l’affabilité de Kenji et sa sagacité à elle feraient bon ménage. Cette fois, ce serait elle qui déciderait.

Elle déborda le couvre-lit de satin ivoire et replia le coin des draps sous lesquels ils se glisseraient. Ses tentatives pour se figurer leurs corps à demi dévêtus n’aboutirent qu’à une image floue d’où seuls se détachaient les yeux narquois de Kenji.

 

—  Mon mikado ! Quel heureux hasard, je prévoyais précisément de te rendre visite.

—  Vous, ma chère ! Vous êtes de passage à Paris ?

Tout épris qu’il fût de Djina, Kenji était affecté d’un trouble plutôt agréable à contempler Eudoxie Allard, alias Fifi Bas-Rhin, devenue l’archiduchesse Maximova, chargée de boîtes nouées de rubans sous les arcades de la rue de Rivoli.

—  J’envisage un séjour d’une longueur indéterminée. J’en ai soupé de la Russie. Ce n’est pas un pays, c’est une glacière ! Et on s’y ennuie à mourir ! Je filais un mauvais coton, une sorte de maladie de langueur. Le médecin a prescrit un voyage à l’étranger. Tu ne trouves pas que j’ai une mine épouvantable ?

Il examina sa carnation florissante, sa taille bien prise dans un manteau de fourrure beige à col pèlerine, et affirma qu’elle paraissait éprouvée mais que cela seyait à son type de beauté.

—  Oh, toi, toujours aussi flatteur, gros polisson ! Tu m’escortes ?

—  Je ne suis pas libre…

— Une femme, je parie ! Peu importe, je n’ai jamais été possessive. Au cas où cela t’intéresserait, je suis descendue à l’Hôtel Continental, 3, rue de Castiglione, ma suite a des fenêtres sur le jardin des Tuileries, ça te plaira, mon mikado.

Il lui baisa la main et repartit en direction du Palais-Royal, peu enclin à s’engager rue de l’Échelle tant qu’elle serait dans les parages.

Après avoir confié ses emplettes à un chasseur et s’être enfouie au fond d’un fiacre, Eudoxie parcourut Paris dans une somnolence sous laquelle bruissait un regret : elle aurait dû suivre Kenji.

— Je percerai ce mystère plus tard, rien ne presse, marmonna-t-elle en bâillant.

Pour l’instant, elle allait badiner en compagnie d’un gandin séduit la veille au Moulin-Rouge. Comment s’appelait-il déjà ? Amaury de Champlieu-Mareuil, un nom stupide, mais un portefeuille débordant d’une quantité de billets qu’il eût été dommage de ne pas écorner.

Elle se fit arrêter rue Lepic où le jeune freluquet avait meublé une bonbonnière avec l’argent de ses parents.

 

Impatient d’achever son ascension, Maurice Laumier frôla de l’index un manteau de fourrure beige et se crut agressé par un chien. Il redoubla de vitesse, pestant contre la raideur de la côte tout en se délectant de la nouvelle dont il était porteur. Non content de lui régler grassement son tableau, Georges Ohnet avait eu l’obligeance de lui présenter un couple d’amis récemment emménagés dans un hôtel particulier de la plaine Monceau et aspirant à ce que leurs effigies en pied accueillent les visiteurs. Des andouilles, mais qui payaient. D’ailleurs la femme n’était pas si mal. Corsage peu rembourré compensé par croupe avantageuse. Cette œillade en coin qu’elle lui avait décochée annonçait des séances de pose assez folichonnes.

Il accosta la rue Girardon en chantonnant un couplet de son invention :

J’ai du fric

Je suis copurchic,

Mais je veux rester un artiste,

Voilà le hic !

Il se rua dans l’atelier et brailla :

— Mimi ! On est renfloués !

Un bout de papier coincé sous un verre l’avertit que sa dulcinée était absente.

Mon bichon, je suis chez ton ami Legris, la moindre des choses est que je le félicite. Gros bécots, ta poupoule.

 

Maurice Laumier s’affala sur le lit sans ôter ses chaussures et alluma un crapulos. La fumée dessinait des courbes érotiques dignes de Raphaël.

 

—  Je ne vous réveille pas, au moins ?

—  Non, c’est ma tenue de peintre.

Accoutrée de sa vieille blouse, les cheveux en désordre, Tasha ne se résignait pas à recevoir Mimi qui, elle, s’était parée de ses atours les plus clinquants.

—  Je peux voir votre mari ?

— Il n’est pas là, riposta sèchement Tasha.

— À quelle heure qu’il rentre ?

— La police l’interroge, par votre faute, mademoiselle. Qui sait s’ils ne vont pas l’incarcérer ?

— Oh, ben flûte alors ! Ça serait le pompon !

—  Je suis d’accord avec vous.

Mimi tortillait la ficelle d’un sachet qui l’encombrait. Elle le remit gauchement à Tasha.

—  C’est pour lui… pour le remercier, rapport à Loulou. Vous pouvez en manger aussi, c’est des chocolats suisses, des qui coûtent cher, pas de la camelote ! Bon, au revoir, vous lui direz que Mireille Lestocart le salue bien. Et pis s’il va en taule, j’lui porterai des oranges.

Un peu honteuse, Tasha se replia vers l’alcôve afin d’éviter les reproches muets d’André Bognol. L’ancien maître d’hôtel possédait le don d’exprimer ses sentiments sans desserrer les lèvres. Sa haute stature, son crâne dégarni sur le dessus, sa moustache en croc et sa barbe à double pointe lui composaient un visage de ministre. Sous cette enveloppe majestueuse, c’était en réalité un homme très intimidé par les femmes, créatures étranges qui le plongeaient dans la perplexité. En revanche, se vouer à l’art culinaire et à l’entretien d’un intérieur le réjouissait autant qu’il l’apaisait.

Tasha accorda un regard critique aux aquarelles destinées à Iris. Convenaient-elles à ce conte ravissant, La Libellule et le papillon, que la jeune femme avait rédigé pour son enfant ? Quel dommage qu’elle refusât de montrer ses écrits à Joseph et à Victor ! Toujours ce sentiment d’infériorité artistique, lot de la plupart des femmes… « Je l’encouragerai à continuer, et plus tard à se battre pour être publiée. Oui, c’est plutôt réussi, j’espère qu’elle sera satisfaite. »

Elle protégea les feuillets d’un papier d’emballage et s’approcha d’André Bognol.

—  J’ai un service à vous demander. Il faudrait délivrer ce paquet à ma belle-sœur, en sonnant à la porte de son appartement et non à la librairie. Évidemment, vous prendriez un fiacre…

—  Dès que nous aurons assaisonné cette salade, nous partirons.

André Bognol s’était attendu à ce que Mme Pignot le reçût elle-même, non cette jeune fille au visage constellé de taches de son et aux larges yeux noisette.

— Vous… vous êtes qui ? bégaya-t-elle.

— Quelle godiche ! Dégagez, Zulma ! C’est à quel propos ? s’enquit Euphrosine, minaudant et s’évertuant à creuser de fossettes sa figure joufflue.

—  Nous sommes chargés par Mme Legris de présenter ceci personnellement à sa belle-sœur.

—  Nous ? Qui ça, nous ? Y en a d’autres ?

Zulma allongea le cou.

— C’est une façon de causer, bécasse. Fiez-vous à moi, monsieur, j’ vais lui donner, à Mme Iris, j’suis la mère de son époux.

Au garde-à-vous, André Bognol crispa légèrement la bouche sans pour autant obtempérer.

— Donnez-le-moi, j’vous dis !

— Mme Legris nous a transmis une consigne, nous vous serions obligé de l’appliquer, énonça-t-il d’un air inébranlable.

—  La confiance règne ! Puisque c’est ça, va donc la chercher, niquedouille, mes fourneaux m’réclament ! cria Euphrosine à Zulma en tournant casaque.

La bonne exécuta une révérence extatique, fascinée par André Bognol qui de son côté était la proie d’un bouleversement inconnu. Elle s’éloigna à reculons et fut engloutie dans l’appartement avant qu’à son tour Iris ne parût.

— Zulma m’apprend que vous avez un colis de la part de Tasha ?

Il le lui remit avec une profonde courbette. Iris contint à grand-peine un éclat de rire et courut s’enfermer dans sa chambre.

En transe, Zulma tapotait d’un plumeau inefficace les chaises du salon en se répétant : « C’est donc ça, l’coup d’foudre ! » pendant que, cloîtrée dans la cuisine, Euphrosine enrageait de ne pas avoir emporté son keepsake.

— La première chose que je f’rai à la maison, ça sera de l’coucher dans mon journal, ce larbin prétentieux !

Iris découvrit avec ravissement les aquarelles de Tasha, où dominaient le vert et le bleu. Elle allait fabriquer un livre aussi beau que ceux du Moyen Âge, et chaque soir elle le montrerait à sa fille. En entendant le pas de Joseph, elle cacha précipitamment les illustrations sous le matelas, près du cahier.

— Ma chérie, il s’est entretenu avec moi d’égal à égal, il m’a incité à continuer, il consent même à ce que je lui dédicace un exemplaire de mon roman !

— Qui donc, mon amour ?

— M. Zola ! Au moment où je prenais congé, j’ai été frappé d’une illumination, je terminerai Le Bouquet du Diable ainsi : l’ignoble Zandini envoyé au bagne de Toulon sera délivré grâce à la belle Carmella déguisée en gardien. Il s’éprendra d’elle, renoncera à la tuer, et ensemble ils vogueront vers l’Argentine.

— Merveilleux, digne de Rocambole !

Tandis qu’Iris envisageait d’écrire un second conte à propos d’un âne rêvant de courir le Derby, Joseph déplorait de ne pas avoir doté Carmella d’une complexion de rousse, à l’instar de Mme Tasha. Ces pensées l’amenèrent à Valentine de Pont-Joubert, son élue de jadis. Il se ressaisit et décida d’envoyer une lettre à Émile Zola. A la recherche d’une formule d’introduction ronflante, il s’empara de son porte-plume à réservoir sans remarquer qu’il fuyait et que le papier se couvrait de pâtés.

 

Micheline Ballu fulminait. Cet individu à faciès de pandore avait souillé de ses semelles crottées son escalier tout propre ! Elle tambourina à la porte des Pignot, et quand Euphrosine se montra, se plaignit amèrement du mépris qu’on témoignait à son ouvrage et à ses lumbagos.

— Cet affreux bonhomme barbu, c’est chez vous qu’il est monté !

— Le larbin ? Un crétin de la pire espèce, aussi abruti que cette nouille de Zulma !

De « je ne vous le fais pas dire » en « qu’est-ce qui m’a fichu des cornichons pareils ? » les deux femmes se rabibochèrent. Tout juste si Mme Ballu ne tomba pas dans les bras d’Euphrosine quand celle-ci lui eut certifié qu’elles liraient chaque soir de concert un nouvel épisode du feuilleton de son Joseph.

 

Lorsque Victor eut garé sa bicyclette et pénétré dans l’appartement face à l’atelier, Tasha avait eu le temps de s’habiller et de dresser le couvert. Elle l’embrassa longuement avant de lui avouer qu’elle s’était mal conduite envers Mimi.

—  La pauvre, ces chocolats ont dû la ruiner. Tes beaux yeux l’ont tourneboulée.

— Ma parole, tu es jalouse ! Pour une fois, ce n’est pas moi qu’on accusera de ce défaut.

—  On t’accusera de bien pire. Ne cesseras-tu donc jamais de me servir des boniments ? Tu es un menteur !

— Nous ne sommes pas mariés depuis assez longtemps pour que tu m’infliges une scène, ma chérie.

— C’est ça, dérobe-toi, comme d’habitude. Toi, au moins, tu n’as pas de mâle qui te traite comme un meuble ! clama-t-elle à Kochka qui avait entrepris de transbahuter sa portée de l’armoire de Victor au cabinet de toilette.

« Oh non, pas là, on va leur marcher dessus ! Victor l’enlaça et l’interrogea tout bas :

— Qui allons-nous gratifier de ces trois adorables boules poilues ?

—  L’inspecteur Lecacheur en mériterait une…

— Je ne suis pas vraiment convaincu.

— Raoul Pérot ?

—  Nous avons une chance de le circonvenir, il a déjà une tortue… Qui d’autre ?

—  Il n’y a que l’embarras du choix : André Bognol, Mireille Lestocart – elle nous doit bien ça – Mme Ballu, Euphrosine, la patronne du Temps perdu

—  Tant de gens convoitent nos chatons ? Inouï. En tout cas, j’espère que cela ne se reproduira plus.

— À quoi fais-tu allusion ?

— À cet arrivage massif de greffiers chez nous.

— Quelle solution adopter ? marmotta Tasha en se rongeant l’ongle du pouce. Pauvre Kochka, sans doute la boucler pendant ses périodes chaudes.

— Comment saurons-nous que le moment est venu ?

— Ce n’est pas tout à fait la même chose chez les humains et les félins, mais je vais essayer de te montrer à quoi cela ressemble, répondit Tasha.