CHAPITRE III
Mercredi 14 février
Planté rue des Saints-Pères devant le numéro 18, un homme, engoncé dans un pardessus à col de ratine et chapeauté d’un béret de velours noir à la Van Dyck, feignait de s’intéresser à la devanture de la librairie Elzévir. À gauche étaient exposés divers romans traitant d’énigmes criminelles et de leur résolution, notamment les œuvres complètes d’Émile Gaboriau. À droite s’étalaient des livres anciens illustrés de gravures, et d’autres plus récents publiés en Angleterre, tels The Picture of Dorian Gray6 , d’Oscar Wilde, Tess d’Uberville, de Thomas Hardy, et The Adventures of Sherlock Holmes7, de Conan Doyle.
En ce début de matinée maussade, une bruine persistante huilait les pavés. Les trottoirs étaient déserts. On ne pouvait en dire autant de la librairie, envahie par un quatuor de femmes du monde parées d’atours hivernaux et un vieillard gratifié d’une physionomie de poète élégiaque : front strié de sillons, pli amer aux commissures des lèvres enlisées au milieu d’une barbe de sapeur.
Maurice Laumier colla son nez à la vitrine. À mi-hauteur de l’escalier menant à l’appartement du premier étage, l’un des patrons, Kenji Mori, effectuait une retraite discrète, tandis que le commis Joseph Pignot, adossé au manteau d’une cheminée ornée du buste de Molière, parcourait un quotidien. De Victor Legris, le second propriétaire, nulle trace.
Filant vers le porche de l’immeuble attenant, Maurice Laumier tergiversa un instant et se résigna à toquer à la loge.
« Du nerf, que diantre, tu ne vas pas dételer si vite ! »
Micheline Ballu laissa en plan ses carottes et ses navets. Cette fin de siècle vouée aux pires turpitudes engendrait son lot d’excentriques, et rien ne l’étonnait depuis que feu son mari Onésime et elle-même s’étaient établis concierges dans un quartier de « gendelettres » et d’étudiants. Aussi n’accorda-t-elle qu’une attention distraite à ce godelureau ratatiné sous la pluie, probablement un distributeur de prospectus vu sa dégaine.
— Ô gardienne du détroit, déesse du vestibule, soyez assez bonne pour m’indiquer où perche le vénérable sieur Legris.
Micheline Ballu s’était apprêtée à rabrouer l’importun. Cependant, être qualifiée de déesse lorsqu’on s’attribue en secret le pseudonyme de Bands, reine de Saba, roucoulait à ses oreilles telle une douce mélodie. Comment résister ? Elle dénoua prestement les cordons de son tablier, aplatit une mèche rebelle de l’index sitôt pointé vers l’escalier, en murmurant avec une génuflexion préjudiciable à son arthrose :
— Premier gauche.
Mais, alors que le bellâtre s’élançait en ne s’acquittant d’aucun remerciement, elle beugla :
— Y risquent pas d’vous recevoir, y-z-ont les esgourdes encrassées ! Le tapis, c’est pas pour les chiens ! Furibarde, elle réintégra ses pénates.
— Bands Ballu, ah j’te jure, à ton âge ! T’es rien qu’une cruche fêlée, espèce de niquedouille, grommela-t-elle à l’intention de ses tubercules.
Immobile face à la porte de l’appartement sis au-dessus de la librairie, Maurice Laumier hésitait. Ses rapports avec Victor Legris n’étant pas des plus chaleureux, il avait renâclé avant de se décider à quémander son appui. Finalement il sonna.
Brandissant une louche, lui apparut une matrone trapue à chignon bardé d’épingles. Il recula, médusé, et s’écria :
— Irremplaçable Amalthée, fée de ce palais, j’aspire à entretenir M. Legris d’une question privée.
Euphrosine Pignot fronça les sourcils, s’efforçant de se remémorer où elle avait déjà rencontré cet énergumène, un rapin dont le nom lui échappait.
— Il habite plus ici, et, à c’t’heure, il est en bas, pardi !
Sans que le visiteur ait eu le loisir de protester, elle claqua la porte et regagna ses fourneaux.
« Qui c’est encore, cet escogriffe ? Guère catholique ! Et qu’est-ce qu’y m’chante avec son maté ? Ma croix est plutôt lourde, et me v’là convertie en groom ! M. Mori se figure peut-être que j’ vais m’transformer en idole à huit bras comme cette hideuse statuette hindoue qui trône sur son guéridon. Ben, il commet une bourde monumentale ! Moi, la mère de son gendre ! »
Euphrosine Pignot se barricada à double tour dans da cuisine. Quand elle mitonnait ses plats en récitant les stations du chemin de croix, nul ne pouvait franchir l’entrée de sa forteresse culinaire, même en montrant patte blanche. Victime propitiatoire de cette evction, Kenji Mori en était réduit à préparer son thé dans son salon sur un réchaud à alcool. Dorénavant maître-queux de la famille, Euphrosine glissait habilement viande ou poisson au cœur de légumes amalgamés en purées, bouchées ou croquettes, car elle allait enfin devenir grand-mère, et elle veillait aussi jalousement sur sa belle-fille qu’une curatrice au ventre du temps des Capétiens. L’idée que son futur descendant héritât d’un sang débilité parce que Iris Pignot, ci-devant Mori, était végétarienne la révoltait. Chaque soir, retranchée au sein de son deux-pièces de la rue Visconti où elle vivait désormais seule, elle se creusait la cervelle afin de composer des menus équilibrés destinés à celui qui allait prolonger une illustre lignée charentaise – elle se souciait peu des ancêtres japonais de l’enfant, un mâle évidemment. Elle disposait de moments de réflexion, puisque, depuis le mariage de son fils, l’entretien des appartements tant rue des Saints-Pères que rue Fontaine, au domicile de Victor et Tasha Legris, ne pesait plus sur ses épaules. M. Mori avait embauché Zulma Tailleroux, une fille jeune et molle préposée aux tâches ménagères qu’elle remplissait avec la balourdise d’un éléphant lâché à travers un magasin de porcelaine. On ne comptabilisait plus le nombre de vases, de verres, d’assiettes fracassés. M. Mori déplorait qu’il eût fallu dénicher une domestique empotée à la place d’une femme de ménage tyrannique, et qu’on eût perdu au change. Néanmoins, il se gardait de récriminer, Euphrosine n’attendait que cela et lui eût triomphalement souligné que c’était lui, le responsable ! Cette Zulma, elle l’avait évaluée au premier coup d’œil, une pas grand-chose, mais M. Mori, habitué à se comporter en satrape et embobiné par les airs d’impératrice des Indes de cette aguicheuse – les hommes, tous des vicieux –, l’avait engagée.
— Tant mieux ! Qu’elle saccage ses affaires, ça lui fera les pieds ! En tout cas, qu’elle s’avise pas de toucher le petit ! gronda-t-elle en hachant rageusement une tranche de foie de veau entre un Notre Père et un Je vous salue, Marie.
Le tableau horrible d’un bébé martyrisé s’imposa à elle. Prompte à imaginer chez autrui la corruption mentale, elle tenait un journal où elle consignait les tares de chacun. Elle se promit d’enjoliver la rubrique consacrée à Zulma Tailleroux, ainsi que de décrire le ridicule crampon à béret qu’elle venait d’éconduire.
En dépit d’un carillon aigrelet, aucune tête ne se tourna lorsque Maurice Laumier passa le seuil de la librairie. Il dissimula ses traits derrière les Contes de la chaumière d’Octave Mirbeau, attrapés au vol sur une pile de nouveautés, ce qui lui permit d’ignorer l’expression exaspérée de Joseph Pignot.
— Continuez, s’il vous plaît, monsieur Pignot ! s’exclama une femme au visage caprin.
Le susnommé poursuivit à voix haute la lecture du Journal
« Après l’inspection de M. le juge d’instruction et du chef du laboratoire municipal, le café Terminus accueille de nouveau les consommateurs. Pendant une partie de la journée et de la soirée, une foule obstruait la rue Saint-Lazare dans le but de se faufiler parmi les buveurs et d’écouter les comptes rendus des témoins. Nous avouons quant à nous être entrés par une porte et sortis par une autre à l’opposé, plus amusés de cette procession que de la cohue. Blessé à la poitrine de deux coups de revolver en voulant barrer la route au terroriste, l’agent Poisson a reçu à son domicile de la rue Saint-Louis-en-l’île la visite du préfet Lépine chargé de lui remettre la croix de la Légion d’honneur. »
— Cet homme est un héros, on devrait lui élever une statue ! clama d’un timbre vibrant une femme à robe de reps aubergine et à manchon de fourrure d’où jaillissaient les laisses d’un schipperke et d’un bichon maltais.
— Vous entendez cela, Raphaëlle, un attentat à la gare où je me trouvais justement quelques heures plus tôt en compagnie de Mlle Helga Becker et de ma cousine Salomé ! geignit une dame boulotte.
— Les anarchistes ne savent quoi inventer ! Une chance que l’engin de ce forcené, vraisemblablement une marmite emplie de poudre et de balles, ait heurté un lustre qui l’a dévié et soit tombé en brisant des tables, sinon, au lieu de vingt blessés, combien de morts ? s’indigna Blanche de Cambrésis qu’en son for intérieur Joseph Pignot baptisait « la bique ».
— Finissez, monsieur Pignot, ordonna une dame majestueuse, la moitié de la face tordue en un pénible rictus.
Renonçant à l’incognito, Maurice Laumier essayait d’avertir de sa présence Joseph Pignot. Celui-ci se racla la gorge et enchaîna :
« Il eût été louable d’honorer également les agents Bigot et Barbès, que le libertaire a visés rue de Rome, et qui ont entamé avec lui un corps à corps avant de le maîtriser, secondés de plusieurs quidams. Vous ai-je appris, cher lecteur, que notre artificier de fortune est sans doute un mélomane, qui a choisi d’agir tandis que l’orchestre exécutait la Martha de Flotow ou un menuet quelconque ? Sommé de décliner son identité au poste, ce gommeux de dix-huit ans, à soupçon de moustache et barbiche blonde, a déclaré :
— Je suis X de Pékin8, vous n’avez pas besoin d’en savoir plus. »
— L’impertinent ! Je le raccourcirais sans procès, cet habitant de Pékin ! Ou alors je l’expédierais en première ligne caparaçonné de dynamite, et il servirait d’éclaireur à nos vaillants pioupious coloniaux ! Tôt ou tard nous contrôlerons Madagascar ! affirma le vieillard.
— Madagascar ? répéta la dame rondelette. Vous partagez donc la conviction du colonel de Réauville.
— Je ne prophétise jamais en vain, chère madame de Flavignol. J’ai des relations au ministère. Madagascar se francisera sans peine dès que nous en serons les maîtres.
— L’Indochine aussi deviendra française, si rétive soit-elle, si peu aryenne et tellement chinoise, à condition d’extirper la culture jaune en substituant le français aux dialectes annamites qui sont un bavardage inférieur. Ce sont les termes employés par M. Gabriel Bonvalot, le célèbre explorateur, pérora la femme au rictus.
— Je constate, madame de Brix, que vous vous sentez concernée par l’expansion de notre culture, approuva le vieillard
— Assurément. À la suite de mon hémiplégie, et de mon remariage avec le colonel de Réauville, j’ai décidé de créer un salon artistique en mon hôtel de la rue Barbet-de-Jouy. J’y organise des collations dînatoires et j’y reçois les membres du Comité Dupleix9, ils connaissent à fond ce sujet. Ainsi que mon quatrième époux ne cesse de le marteler : « L’Empire Céleste et ses satellites n’ont pas vraiment de langue, Hé bien, qu’on leur en donne une ! »
— Bravo ! Là où est l’effort, là sera le succès.
Excédé par les propos des moukères – sobriquet attribué aux perruches attroupées autour de lui – et par l’obstination de Maurice Laumier qui, l’année précédente, avait tenté de séduire Iris, Joseph se rencogna à l’abri de son quotidien. Il avisa un encart en bas de page.
MODERNE ! INOUÏ !
« Toujours en quête des feuilletons les plus palpitants, Le Passe-partout se félicite de publier en exclusivité la seconde œuvre de M. Joseph Pignot, La Coupe de Thulé, dont nous offrirons la primeur à nos fidèles lecteurs à partir du mois prochain. Ceux qui ont aimé L’Etrange Affaire des Ancolies (édité en roman chez Charpentier & Fasquelle) se délecteront des aventures gothiques de l’intrépide Frida von Glockenspiel et de son chien Éleuthère, lancés sur la piste de l’ambre maléfique. Un récit qui enchantera autant les messieurs que les dames et les demoiselles à l’âme tendre. »
Le souffle court, Joseph plia le journal près du buste de Molière et se gratta la nuque en marmottant :
— Les vaches ! J’espère une réponse depuis octobre, ils auraient pu me prévenir, on n’a même pas discuté du contrat ! Une avance de deux cents balles, une misère ! Cette fois, j’exigerai mille francs ! Clusel fera la gueule, c’est clair. Je lui concéderai huit cents francs, dernier prix, sinon…
Il se frotta les mains.
— Bientôt la gloire, les honneurs et tout le saint-frusquin ! Quelle bande de… Ils ont retardé la parution de mon chef-d’œuvre pour contenter ce gâche-papier de Pelletier-Vidal ! Un style effarant, une intrigue insipide ! Tout ça parce qu’il briffe à la table de Paul Bourget !
Maurice Laumier abordait la cheminée quand une nouvelle arrivante, toque hérissée de plumes, la bouche en bec de perroquet, le bouscula et fonça vers Joseph.
— Olympe, quelle surprise ! gazouillèrent les moukères.
— Monsieur Pignot, ayez l’obligeance de me procurer Les Malheurs de Sophie, de Mme la comtesse de Ségur née Rostopchine, que j’ai l’intention de lire aux jumeaux de ma nièce Valentine, Hector et Achille.
— On doit avoir ça au sous-sol.
— En ce cas ne traînez pas, jeune homme, courez-y !
— Et qui va garder la boutique ?
— Douteriez-vous de notre probité ? se récria olympe de Salignac.
Adressant un signe de connivence à Joseph, Raphaëlle de Gouveline, la dame aux chiens, crut judicieux d’intervenir.
— Quelle jolie histoire et quelle saine lecture ! Qui de nous n’a dévoré le délicieux chapitre où Sophie, anxieuse de guérir sa poupée d’une affreuse migraine, lui impose un bain de pieds chaud ? La poupée est en cire et Sophie ne récupère qu’une estropiée. N’avez-vous pas pleuré à cet émouvant épisode ?
— Ma chère, êtes-vous convaincue que cela soit rédigé de la sorte ?
— Positivement, Olympe. Et puis, il y a le fameux passage des poissons rouges, infortunées bestioles décapitées toutes vives par cette naïve Sophie ! J’en frémis encore.
— Hum… Je vais plutôt leur acheter des soldats de plomb. Oui, c’est une façon de leur inculquer le sens du devoir et l’amour de la patrie. M’accompagnez-Vous, mesdames ? proposa-t-elle sans prendre congé de Joseph.
11 y eut un bruissement d’étoffes et un courant d’air qui vidèrent la boutique de ses occupants, y compris le vieillard accroché aux basques de Mme de Réauville-Brix.
Maurice Laumier et Joseph s’affrontèrent, des duellistes sur le point de s’entre-tuer. Mais il ne s’ensuivit qu’une joute verbale.
— Tiens, le Rubens de la chopine !
— Que je sois changé en pierre si ce n’est là le Dumas du pauvre ! Comment se porte votre dulcinée ?
— Ne vous bercez plus d’illusions, Iris est devenue Mme Pignot.
— Paris regorge de muses célibataires. Transmettez mes condoléances à votre épouse.
— À quel titre ?
— Elle a troqué sa liberté chérie contre l’austère carrière matrimoniale. Navré de vous déranger…
— Il est exact que vous me dérangez. Alors, décanillez !
— Pas avant d’avoir parlé à M. Legris, c’est important.
— Je vais donc être débarrassé de vous, mon beau-frère est rue Fontaine.
— Beau-frère de ce cher Legris et commis ? On vous exploite !
— Je vous interdis de…
— Adieu, heureux époux ! claironna Maurice Laumier en soulevant son béret. Et dites à votre gente moitié que je suis prêt à la croquer de profil, de face, avec ou sans voile, à sa convenance !
Joseph chercha un objet à jeter à la tête de l’impudent, quand il se retrouva seul.
Sa colère retomba et il fut écrasé sous un amas d’idées noires. Il ne valait pas un clou, ni comme libraire, ni comme écrivain. L’inclination d’Iris pour lui était un leurre, et leur nouveau-né serait bossu. À quoi bon ?
— Mon minet, je t’ai accommodé ton frichti préféré pour ce soir, faut qu’tu t’consolides la santé, brama sa mère. Je l’ai planqué au fond du buffet, t’auras qu’à le réchauffer.
La perspective de ripaille carnée lui rendit foi en l’avenir.
« Chic ! Un rosbif saignant avec des pommes sautées ! »
Tasha se rongeait l’ongle du pouce, incapable de choisir entre deux toiles : l’une, celle d’un homme nu assis de dos, la seconde, les toits de Paris au crépuscule. Elle fut tentée de solliciter l’avis de Victor, enfermé dans l’appartement à l’extrémité de la cour où il développait des clichés. Elle résista.
— Va pour les toits.
Peu après leur mariage civil, contracté en automne 1893 à la mairie du neuvième arrondissement sans autres témoins que leurs proches, ils avaient élaboré une stratégie destinée à leur permettre de poursuivre leurs activités en toute indépendance. Ils consacraient la matinée à leurs passions respectives : bibliophilie et photographie, peinture et illustration. Lorsque leur emploi du temps leur en laissait le loisir, ils déjeunaient rue Fontaine, où ils avaient engagé un ancien maître d’hôtel, André Bognol, responsable des repas et du ménage. Cet homme stylé les avait délivrés de l’indiscrète Euphrosine Pignot.
Quand ils ne s’étaient vus de la journée, ils dînaient en tête à tête. Toutefois, Tasha rentrait fréquemment à des heures indues, soit qu’un rendez-vous professionnel la retînt en ville, soit qu’elle prolongeât une visite à sa mère Djina, chez qui elle continuait à enseigner l’aquarelle. Elle éprouvait parfois un sentiment de culpabilité vis-à-vis de Victor, et bien qu’il s’en défendît, elle craignait qu’il ne conçût une certaine amertume de se sentir négligé. Aussi lui réservait-elle les dimanches afin de folâtrer au lit, de baguenauder le long des quais de la Seine, à moins qu’une brusque envie de verdure ne les attirât dans un coin de banlieue.
Elle qui avait tant redouté le statut d’épouse admettait n’avoir rien perdu de son autonomie. Victor était plus attentionné que jamais, et leur désir ne donnait aucun signe de lassitude.
« La vie d’un couple est semblable à l’entretien d’un fourneau : trop de tirage et le foyer s’embrase, pas assez d’oxygène et il s’enfume », assurait Kenji. Pourtant, elle appréhendait que leur existence parfaitement agencée ne générât l’ennui pernicieux d’une voie rectiligne.
— Au diable ! Fais confiance à ton chéri, il abhorre les règles et se fiche du qu’en-dira-t-on ! Carpe diem !
Elle chassa ses alarmes, l’heure n’était pas aux atermoiements. Thadée Natanson, l’animateur de La Revue blanche10 à laquelle elle collaborait depuis peu, avait accepté, suite à l’appui d’Édouard Jean Vuillard11, d’exposer une vingtaine de ses tableaux, rue Laffitte, à la fin du mois.
— Vingt, vous m’avez compris ? Montrez-nous le meilleur de votre production !
Il s’agissait donc d’éviter les erreurs, de sélectionner parmi ses périodes successives toits parisiens, nus masculins et féminins, interprétations de scènes antiques et fêtes foraines.
Elle plaça côte à côte une famille de voltigeurs et une dompteuse de fauve. Ce tigre ne ressemblait-il pas à un gros matou empaillé ? Un miaulement rauque ratifia son jugement. Kochka, la chatte rayée recueillie l’an précédent par Joseph, agitait sa queue en demi-pinceau, pressée de déguerpir.
— Tu as raison, ma charmante, les jeux icariens l’emportent haut la main.
Elle entrebâilla la porte de l’atelier, et, quand l’animal eut traversé la cour, elle saisit un gant de dentelle qu’elle froissa entre ses doigts, refrénant la tentation d’aller câliner Victor.
Kochka eut quelque peine à franchir la chatière. Dès qu’elle se fut glissée dans l’appartement, elle fila vers la cuisine. Cloîtré à l’intérieur de sa chambre noire, Victor perçut des grattements frénétiques et devina que, ses besoins accomplis, la chatte manifestait bruyamment son soulagement. Penché au-dessus d’une cuve en zinc, le visage éclairé par une lanterne à pétrole teintée de rouge, il rinça ses positifs, les mit à sécher et sortit de sa tour d’ivoire.
L’appartement se composait, outre son laboratoire, d’une cuisine, d’un cabinet de toilette et d’une vaste chambre à coucher où il avait réussi à caser son bureau à cylindre et son meuble de notaire, lors de son déménagement de la rue des Saints-Pères. Aux murs étaient suspendus des aquarelles de Constable, deux portraits de Gainsborough et des croquis à la plume du phalanstère de Fourier. Sertie d’un cadre ovale, une sanguine de sa mère Daphné, côtoyait un tableautin de Tasha en tenue d’Eve et une toile représentant Kenji. Si Victor avait été contraint de se départir de sa table massive et de ses six chaises, il avait conservé sa bibliothèque vitrée. Il en tira un volume broché, s’installa au creux du lit et feuilleta les Fêtes galantes, de Verlaine, à la recherche de son poème favori :
Les hauts talons luttaient avec les longues jupes,
En sorte que, selon le terrain et le vent,
Parfois luisaient des bas de jambes, trop souvent Interceptés !
— et que nous aimions ce jeu de dupes12.
Une sensation de douceur érotique le plongeait lentement en un état langoureux d’où Kochka l’arracha soudain. Nichée sur ses cuisses, elle entama un va-et-vient de pattes qui le fit gémir.
— Vilaine bête, stop making apple pies13 ! murmura-t-il sans esquisser un geste à l’encontre de l’animal qu’il s’était pris à affectionner.
Il considéra son ventre avec circonspection. Quand aurait-elle ses petits ? Tasha affirmait que cela ne saurait tarder. Qu’allaient-ils faire d’une portée de chatons ? Imploreraient-ils la miséricorde de Raoul Pérot, secrétaire du commissariat de la Chapelle, providence des chiens et des tortues abandonnés ?
Une image s’insinua en lui, celle de Tasha enceinte. Iris exhibait une taille alourdie à tel point qu’il soupçonnait sa sœur et Joseph d’avoir enfreint les consignes de Kenji et consommé l’hymen en devançant allègrement la bénédiction du curé de Saint-Germain-des-Prés. Mais quoiqu’il eût cessé toute mesure de précaution lors de leurs rapports intimes, Tasha demeurait mince Il en était apaisé, devenir père ne l’emplissait guère d’enthousiasme.
— Peut-on changer son moi profond ? demanda-t-il à Kochka lancée dans un ronronnement béat.
Il prenait de la bouteille, trente-quatre ans. S’il parvenait à mettre en sourdine sa possessivité à l’égard de Tasha, la venue d’un enfant ne risquerait-elle pas de la raviver ? Évidemment, il ne pipait mot lorsqu’elle l’entretenait de cette future exposition à La Revue blanche. Il affichait même une approbation qui la comblait de joie, alors qu’il était assailli de visions déplaisantes, l’hypocrite ! Tous ces hommes qui allaient parader autour d’elle et la déshabiller du regard. La perspective que trois de ses clichés accompagneraient ses toiles ne le rassérénait en rien.
Son malaise s’aggravait à la pensée de mentir sans vergogne à Kenji. Il se conduisait en lycéen qui invente n’importe quelle fable pour se justifier de manquer les cours.
— Dourak14 ! Ose le braver ! Avoue-lui que tu en as soupé du train-train de la librairie et que tu veux te consacrer à la photographie !
On frappa. Trois coups secs qui précipitèrent Kochka sous le sommier.
— C’est ouvert ! cria Victor.
Un grand barbu à béret de velours s’appuyait nonchalamment au chambranle de la porte. Il fallut à Victor une bonne minute avant de pouvoir formuler d’une réflexion acerbe :
— Tasha est absente.
— Ça me convient, ceci est une conversation confidentielle Legris. Désolé d’interrompre votre sieste, j’ai cavalé toute la matinée, je peux ?
Et sans attendre un assentiment il s’affala sur le lit, au chevet de Victor. Les deux hommes se dévisagèrent sans aménité, puis, Victor faisant mine de se lever, Maurice Laumier eut un sourire gouailleur.
— Faites, Legris, faites. Tasha pourrait survenir à l’improviste et nous surprendre, qu’irait-elle imaginer, l’innocente ?
Les nerfs à vif, Victor bondit, défroissa son costume et alluma une cigarette malgré sa promesse de ne fumer qu’à l’extérieur.
— Calmez-vous, dit Laumier en lui désignant un fauteuil.
Comme Victor s’entêtait à rester debout, il se redressa à son tour, et compulsa une série de photos étalées sur un guéridon.
— Tiens donc, vous donnez dans le social ? Vous m’épatez ! J’ignorais cette fascination envers les dessous douteux de notre moderne Babylone, je vous croyais plutôt primesautier.
— Et vous, Laumier, toujours voué au sombre cloisonné ?
— Mon pauvre ami, en peinture vous êtes en retard de plusieurs trains. Savez-vous ce que prône Renoir aux petits malins qui balancent leurs tubes de gouache noire à la Seine ? « Le noir est une couleur très importante. Peut-être la plus importante. » Remarquez, avec un nom pareil…
— C’est exactement mon opinion, d’où mon goût pour le côté obscur de la capitale.
— Faux. Vous, ce n’est pas le noir qui vous intéresse, c’est le… gris. Elle est fine, non ?
— Amenez les couleurs, de grâce ! Que voulez-vous ?
— Quel esprit ! Quel flegme ! J’en suis baba, je…
— Videz votre sac !
— Hou là, j’ai peur ! C’est une affaire délicate que je mène à regret. Si Mireille Lestocart ne m’avait forcé à entreprendre cette démarche, je ne…
— Mireille Lestocart ?
— Voyons, Legris, il y a deux ans, rue Girardon, vous vous êtes rincé l’œil. La brune aux formes galbées. Mimi, quoi ! Mon modèle, ma muse, ma pou-poule. Ah, la femme, c’est le bonheur de l’artiste !
Maurice Laumier affectait un ravissement sans limite.
— Et qu’espère-t-elle de moi, cette Mimi ?
— La lumière, mon cher. Elle a lu avec ferveur le récit de vos enquêtes – fort périlleuses, je vous engage à la prudence. Vous êtes devenu son alpha et son oméga. Par chance, moi, la jalousie, connais pas. Dites, vous n’avez rien à boire ?
— De l’eau du robinet. Vous vous décidez, oui ou non ? tonna Victor.
Laumier se cala dans le fauteuil.
— Je vais être bref. Sa cousine Louise Fontane, patronyme Loulou, a disparu de la circulation il y a maintenant trois semaines. Elle a plaqué son boulot, son domicile itou, aussi ne s’est-il écoulé une journée que Mimi ne m’ait harcelé de ses injonctions : « Va chez M. Legris ! Supplie-le d’intervenir ! Il la retrouvera, je le sens. » En un mot, elle me tanne, j’ai abdiqué. Votre prix sera le mien, à condition de vous montrer raisonnable… Ne me revolvérisez pas du regard ! Notre société matérialiste est ainsi bâtie que chacun a un prix. Je m’enquiers du vôtre. Jamais je ne songerais à abuser de votre précieux temps sans vous proposer une modeste rétribution.
— Que me chantez-vous là ?
— Vous êtes enquêteur privé, non ?
Des pas résonnèrent, Tasha lança :
— Mon chéri, j’avais juré d’éviter de te déranger, mais j’ ai impérativement…
Elle pila à la vue de Laumier.
— Bonjour, ma séduisante consœur. As-tu idée des bruits qui bouleversent Montmartre ? C’est la révolution ! On colporte que la superbe et talentueuse Tasha Kherson aurait dit oui à un libraire qui se pique de traquer le crime. Elle a confondu l’amour avec l’illusion le la sécurité, la voici en cage, elle est fichue ! J’ai démenti, cela va de soi.
— Comment l’as-tu appris ?
— Le Bibulus de la rue Tholozé est un repaire de langues véloces. Firmin, le patron, pactise avec l’adjoint au maire du neuvième arrondissement, qui fréquente assidûment l’académie de billard du Chien qui tète. De toute façon, ma cocotte, n’importe qui a pu lire les bans à la mairie. Tu aurais pu m’inviter à sabler le champagne, je t’aurais aspergée de riz.
Très satisfait de lui, Laumier examinait ses ongles.
— Crie-le sur les toits !
— Moi, débiner les camarades ? Tu m’attristes.
— C’est pour m’annoncer ça que tu as dévalé ta butte ? Que cherches-tu ?
— Toi, adorable gamine.
Tasha huma l’odeur du tabac, bien que Victor eût écrasé en catimini son mégot derrière des bouquins. Méfiante, elle les détailla. Que tramaient-ils, ces deux-là qui d’ordinaire étaient comme chien et chat ?
— Mon chéri, quand tu disposeras d’une seconde, aurais-tu l’obligeance de me conseiller ? dit-elle à Victor.
Elle sortit, suivie de Kochka qui venait de s’extraire de sous le sommier.
— Veinard, Legris. Elle a du caractère, votre petite femme. Ah, les grands sentiments ! Un remède à la solitude ou un boulet à la cheville ?
— Non, non et non !
— Drôle de réponse à mon dilemme, Legris.
— Non à la requête de Mlle Lestocart.
— Mimi, seulement Mimi. Elle va être terriblement déçue et me gâter l’existence.
— Pourquoi la gardez-vous puisque vous honnissez l’état conjugal ?
— L’habitude, un remède à la solitude et un boulet à la cheville, jusqu’au jour où ça me fera une belle jambe, alors adieu Mimi, adios, ene maitia15, je pars pour l’Espagne, je t’enverrai des castagnettes. Réfléchissez, Legris, en raclant le fond de mes poches, je vous offre vingt francs, j’ai vendu une toile.
— L’argent n’est pas mon problème.
— Vous êtes privilégié, moi je cours après. Je m’esquive. À la prochaine estocade, Legris. Et que diable, souriez, la vie est une farce !
Il avisa le tableautin de Tasha dont il était l’auteur. – Admettez que j’ai des aptitudes ! Et combien le modèle est affriolant !
Dès qu’il fut seul, Victor entrebâilla la croisée et, d’une main tremblante, alluma une deuxième cigarette.
Maurice Laumier traversa dare-dare le jardinet où les rosiers dépérissaient. Des chats errants détalèrent à l’instant où il introduisait la clé dans la serrure de son logement du rez-de-chaussée. Mimi avait joué la fille de l’air, aussi comptait-il procéder à deux ou trois retouches au portrait de l’écrivain Georges Ohnet qu’il avait promis de livrer à la fin du mois, commande décisive pour la santé de ses finances.
Veut-on vérifier qu’il a des poils au nez ?
Vous le ferez entendre en mettant Georjonez16
fredonna-t-il, concentré sur une moustache particulièrement difficile à friser. Le poêle ronflait, preuve que la brune pulpeuse, sujet unique d’une quinzaine de toiles, allait réapparaître. Ce qu’elle fit, porteuse d’un pot de soupe et d’un journal vieux de quatre jours raflé chez le fruitier de la rue Norvins.
— Tu lui as parlé ? demanda-t-elle d’une voix altérée.
Maurice Laumier s’essuya les mains sur son tricot, versa la soupe dans une casserole qu’il posa sur le poêle.
— Il refuse.
— Même si on le paie ?
— Surtout si on le paie, son honneur en serait bafoué. D’ailleurs ça m’arrange, tant que je n’aurai pas palpé le règlement de ce tableau, nous serons sur la corde raide.
Sans l’écouter, Mimi chiffonnait en boulettes les pages du journal destinées à alimenter le feu. Elle se figea soudain, l’index collé à un entrefilet.
— C’est elle, j’en suis sûre ! Oh, quelle horreur !
— Quoi donc, ma bichette ? s’enquit Laumier en train d’emplir deux bols.
— On a découvert une jeune fille étranglée à la Villette. Son corps est à la morgue. Il faut y aller ! glapit-elle en secouant l’épaule de son amant qui recracha une cuillerée de soupe.
— À la Villette ? Mimi, sois logique, cette ville fourmille de jupons, pourquoi elle, justement ?
— Une intuition. Et puis ça ne s’était jamais produit qu’elle me laisse en plan si longtemps. Depuis que je suis montée à Paris, on se voyait au moins une fois par quinzaine. Nous avons été élevées ensemble, de véritables sœurs, quasiment !
— Le fait est que « les âmes sœurs finissent par se trouver quand elles savent s’attendre », c’est beau, hein, ma bichette, ce n’est pas de moi, c’est de Théophile Gautier. Rassure-toi et transforme-moi ce canard en combustible.
Mimi tapa du pied, s’empara d’un pinceau, le frotta nerveusement sur la palette, encadra l’article de rouge, plia la page en quatre et entortilla un châle autour de son cou déjà protégé d’un ample collet de lainage.
— C’est tellement toi, ça ! jeta-t-elle d’un ton saccadé. « Cette ville fourmille de jupons ! » Avoue ! Dès que j’ai le dos tourné, tu explores minutieusement la lingerie de ces dames, et encore, je suis bonne ! Les neuf dixièmes de celles qui défilent ici n’ont rien sur le troussequin quand tu les peinturlures !
— Allons, allons, les grands mots ! Comment espères-tu vivre si je ne gagne pas notre croûte ? Souhaites-tu arpenter le trot… enfin, je me comprends…
— Ah, fichtre ! Et je devrais te remercier à genoux parce que tu me fais partager ton lit ? Ça t’a comblé, il me semble ! cria-t-elle avec un geste large vers les tableaux encombrant l’atelier.
— Oui, ma bichette, toi aussi tu t’es dévêtue, en modèle qui se respecte.
— Tu ne m’aimes pas, tu es sans cœur ! brama-t-elle, des sanglots dans la gorge.
Puis elle fonça dehors.
— Merde, et la soupe ? Qu’est-ce qu’ils ont tous ? L’amour, l’amour ! Où cours-tu, idiote ?
— Idiot toi-même ! A la morgue.
Il vissa son béret, enfila son pardessus à col de ratine et se précipita aux trousses de Mimi qui avait pris une rude avance rue Girardon.
— À la morgue, à la morgue, chouette balade ! grommela-t-il en s’efforçant de la rattraper.
Le temps s’était dégradé, la bise s’accompagnait d’une nuée de flocons blancs qui obscurcissaient les lanternes des réverbères. Retenu à la librairie Elzévir en raison d’un inventaire, Victor cheminait tête baissée en se traitant d’imbécile. Que n’avait-il servi à Kenji un mensonge inédit qui l’eût dispensé de s’arracher à la chaleur douillette de son appartement ! Il supportait de plus en plus mal ses responsabilités d’associé, encore qu’il eût récemment tendance à s’en décharger sur Joseph, à la jubilation de ce dernier.
Il manqua heurter un couple surgi d’un porche. On lui agrippa la manche.
— Monsieur Legris, je vous en conjure, aidez-moi ! gémit la femme.
— Loulou est morte, assassinée. Nous rentrons de la morgue. Un spectacle éprouvant, enchaîna l’homme. Mimi en est tourneboulée, et moi… Soyez chic, Legris, offrez-nous un verre, mes chaussures laissent à désirer, je vais choper la crève.
À la lueur jaune du gaz, Maurice Laumier arborait une expression de gravité inaccoutumée. Victor fut sensible à son désarroi. Sous une averse de neige, il les mena chez un marchand de vin de la rue de Douai.
Attablés près du poêle, ils attendirent que le tavernier leur eût empli trois ballons de bordeaux. Victor avait identifié la fameuse Mimi aux formes opulentes, thème principal des compositions picturales de Laumier. Elle tordait un mouchoir dont elle se tamponnait régulièrement les yeux. Elle parvint à se dominer et, entre deux hoquets, articula :
— J’ai une broche en argent que m’a léguée ma mémé, je vais la mettre au clou, votre prix sera le mien.
— Mimi, tu embarrasses monsieur, chuchota Laumier.
— M’en fiche, si c’est le seul moyen de le convaincre ! Vous acceptez, hein, m’sieu Legris ?
Victor, gêné, contemplait son verre.
— C’est incompréhensible, dit Laumier, elle était plutôt dans la dèche, Loulou, et on nous apprend qu’elle portait une toilette somptueuse. Il y a autre chose, ses cheveux sont teints en noir.
Victor leva la tête, signant là sa défaite. Impossible de résister aux paupières rougies de Mimi, à ses lèvres humides, à son visage de mélodrame. Tasha eût-elle été présente, elle eût sans doute ressenti les piqûres de la jalousie.
— De quelle couleur étaient-ils auparavant ? demanda-t-il.
— Blond vénitien, un pur Botticelli ! On a ramassé près d’elle un masque de velours. Cette mise en scène exhale un parfum envoûtant propre à vous séduire, Legris.
— Vous me prenez pour un sadique ? L’assassinat d’une femme n’a rien d’attrayant, répliqua vertement Victor.
— Vous parlez d’or, monsieur, c’est atroce. Cet oiseau-là est imperméable au malheur d’autrui !
— Tu exagères, ma bichette, j’ai été pris de violentes nausées tout à l’heure.
— Oh, sûrement pas à cause des cadavres, ton petit malaise est imputable à l’odeur de phénol, tandis que moi, dès que j’ai vu ma pauvre Loulou, étendue nue sur la pierre froide, le cou violacé… Mon Dieu !
En larmes, elle noya ses traits crispés dans son châle. Victor lui tendit une main compatissante qu’elle étreignit fiévreusement.
— Merci ! Merci ! Vous au moins vous avez une âme, monsieur !
— Moi aussi j’en ai une ! bougonna Laumier. Il baisa le front de Mimi qui se blottit contre lui.
— Vous avez fait une déclaration à la police ?
— La police ! Vous êtes cinglé, Legris ! s’exclama Laumier. Nous n’avons surtout pas signalé à la morgue que nous la connaissions. La police ! Bonjour les emmerdements ! Moi, je suis blanc, rien à me reprocher, mais Mimi… Avant qu’on se mette en ménage, elle vivait de ses charmes, elle est fichée à la préfectance. Bon, c’est oui ou c’est non ?
— Très bien, mademoiselle, je vais enquêter, rétorqua Victor en dégageant sa main Il me faut l’adresse de votre amie. Son lieu de… d’exercice.
Il toussota discrètement en fouillant sa poche à la recherche d’un crayon.
— Oh, elle travaillait honnêtement dans une manufacture de confection au 68 de la rue d’Aboukir. Elle logeait rue des Chaufourniers, au 8, à deux minutes de la Compagnie des petites voitures, une chambre meublée.
— Où l’a-t-on trouvée ?
— Devant la rotonde de la Villette, c’est écrit, là.
Elle lui tendit la page de journal, un numéro de L’Intransigeant daté du 10 février. Victor parcourut un entrefilet entouré de rouge.
— Je le garde.
— Vous allez faire le nécessaire ?
— Je vais essayer.
— Combien ça va coûter ?
— Conservez la broche de votre grand-mère, mademoiselle Mireille. Laumier est une vieille relation, nous nous sommes rencontrés en 89, à l’exposition du Café Volpini, que ne ferait-on pas pour un ami, n’est-ce pas, Maurice ? répondit Victor en réglant les consommations.
— Vous, vous êtes un gentleman ! lança Mimi, la Prunelle étincelante.
Laumier repoussa sa chaise et offrit son bras à Mireille.
— C’est chic de votre part, Legris, si de mon côté je peux…
— Vous pouvez. Tasha ne doit rien savoir de cette affaire, alors mettez un cadenas à votre faconde.
— Je serai muet comme la tombe, cher Victor.
Ils avaient rallié la rue de Douai où un gagne-petit armé d’une pelle s’escrimait à déblayer la neige accumulée sur le trottoir.
— Je vous tiendrai au courant, dit Victor en touchant du doigt son feutre. Au plaisir, mademoiselle Mireille.