CHAPITRE VII
Dimanche 18 février
À l’angle du boulevard de Magenta et de la rue des Vinaigriers était planté un réverbère contre lequel tous les chiens du quartier marquaient leur territoire. À peu de distance, l’éclat orangé d’un fourneau brasillait dans l’opacité d’une matinée plombée. Une vieille encapuchonnée et bardée de lainages proposait aux passants son petit noir. Les doigts glacés en dépit des gants, Victor les plaqua à la porcelaine chaude et dégusta lentement le breuvage amer. Revigoré, il longea le trottoir jusqu’au Chinois bleu où il s’assura qu’officiait la marchande au bonnet de dentelle. Assise près d’un calorifère, elle tricotait un cache-nez châtaigne.
Il accéda au pavillon où il l’avait suivie la veille et sonna. Cinq minutes plus tard, le battant grinça.
— C’est pour quoi ?
Il baissa la tête et avisa un bout de femme âgée de treize à quatorze ans, le front barbouillé de crasse, qui l’examinait niaisement en tortillant une mèche de cheveux évadée d’un béguin froncé.
— Bonjour, mademoiselle, je sollicite un entretien avec la dame qui loge ici.
— M’dame Guérin ? Elle est au magasin à c’t’heure.
— Non, pas Mme Guérin, une jeune personne américaine.
Les traits enfantins de la gamine se troublèrent. Craignant qu’elle ne s’affolât, il ôta son chapeau et lui sourit en s’inclinant.
— Vous êtes la gouvernante ?
Elle bomba le torse, gonflée d’importance.
— C’est kif-kif bourricot.
— Pardon ?
— J’ suis Aline, la bonne !
— Puis-je entrer ?
— C’est défendu. M’dame Guérin m’a seriné l’histoire de la chèvre et de ses sept cabris, qu’ont été boulottés par un loup qu’avait badigeonné sa patte de farine.
— Je m’appelle Maurice Laumier, je suis un respectable artiste peintre, certifia Victor, cassé en deux de façon à entrevoir un vestibule mal éclairé abouché à une cuisine.
— Le loup du conte, il était fardé de blanc.
Victor soupira, tenté de secouer la fille. Et si Mme Guérin surgissait inopinément ?
— Je suis le fiancé de cette Américaine dont je vous ai parlé.
— Vous vous êtes gouré de numéro, ici y a pas d’Américaine. Y avait mam’selle Sophie, seulement elle a filoché.
— Sophie comment ?
La fille tordit violemment sa mèche et essaya d’en introduire la pointe à l’intérieur de son oreille.
— J’en sais rien.
— Tâchez de vous souvenir de l’endroit où est allée Mlle Sophie.
— Même si j’y arrivais, ce serait interdit d’vous le révéler.
L’expression butée de la gamine l’horripilait. Se forcer au calme fut une épreuve. Feignant la surprise, il sonda sa poche, ses doigts se replièrent sur une pièce.
— Vous êtes irréprochable, Aline, cela mérite une gratification.
Le visage de la gamine s’illumina.
— Pour moi ?
— Oui, pour vous.
L’obole au creux du poing, elle dansait d’un pied sur l’autre de manière à ballonner ses jupes sous sa souquenille trois fois trop large. La balance pencha en faveur du loup.
— Mam’selle Sophie, elle a été malade pendant deux semaines. L’docteur est v’nu la soigner, il lui a posé des sinapismes, ça la brûlait. Moi, j’ai aidé à la guérir.
— C’est gentil de votre part.
— Oui, parce que, en vérité, mon travail c’est le ménage, le repassage, les courses et le manger. Mais elle m’avait donné une jolie chaîne avec un médaillon.
Elle appliqua sur sa poitrine son poing serré que Victor eût volontiers écarté tant il était surexcité.
— Ma fiancée est très généreuse, constata-t-il avec affectation. Lorsqu’elle ressent de l’amitié envers quelqu’un, elle n’a de répit qu’après l’avoir récompensé. Vous voulez me montrer ce médaillon ?
La gamine hésitait, méfiante. Ses jupes oscillaient le gauche à droite, elle en étudiait le tangage avec autant de gravité qu’un yogi sur le point de s’exercer à la lévitation. Ces simagrées achevèrent d’excéder Victor.
— Ma requête est capitale, mademoiselle. À moi aussi ma fiancée a offert un médaillon et, si le vôtre est identique au mien, je serai fixé.
La gamine libéra la chaîne et se haussa du col. Le médaillon était une pièce de un dollar montée en sautoir. Quoiqu’il eût espéré une licorne, Victor pavoisait : les raisons du lien unissant Louise Fontane à une mystérieuse relation d’Amérique et à la veuve Guérin seraient bientôt élucidées.
— Où est Mlle Sophie à présent ? s’enquit-il d’une voix altérée.
— M’sieu Bricart a débarqué ce matin de bonne heure attelé à sa charrette, il a chargé ses bagages, sauf une malle qu’est en rade au sous-sol.
— À quelle adresse les a-t-il emportés ?
— Un hôtel près d’ la gare.
— Un hôtel près de la gare de l’Est ?
— Oui. J’ai entendu l’nom d’une ville ou d’un pays quand m’dame Guérin l’a indiqué à m’sieu Sylvain.
— Sylvain ? Qui est Sylvain ?
— Le millionnaire, pardi !
— Qui est le millionnaire ?
— J’vous l’ai dit, m’sieu, c’est m’sieu Bricart. Y m’fait peur, il braille à longueur de temps : « Barre-toi, t’es pire qu’une mouche à miel ! » Mais si y a personne, y m’coince près des cabinets et y m’pince partout. Un jour, il m’a invitée à guincher au Tivoli-Wauxhal33, j’ai refusé, y a des créatures de mauvaise vie. Depuis, y m’a plus jamais filé de p’tits pains chauds.
— Vous connaissez le nom de cet hôtel ?
— Tout c’qui m’revient, c’est qu’mam’selle Sophie s’est carapatée en fiacre dès que m’sieu Bricart s’est radiné. M’dame Guérin l’a bécoté, lui il lui a collé la main au panier en affirmant qu’elle avait engraissé. Ensuite, ils ont transbahuté les valises dans la charrette, et c’est là qu’elle a baragouiné le nom… Bon, j’m’en vais grimper à l’étage astiquer les cuivres, sinon la veuve Guérin elle me frottera le dos !
La porte claqua.
Plongé dans ses réflexions, Victor gagna la rue de Lancry. Il pila devant la fonderie Barbedienne et, sans s’intéresser aux allées et venues des ouvriers embarrassés de bronzes d’ameublement, recopia dans son carnet ce que lui avait appris la gamine.
Attrapant le boulevard de Magenta, il obliqua dans celui de Strasbourg, bordé de commerces bariolés et de brasseries populeuses. Il stoppa face à la rue de Strasbourg34, à l’affût de l’instant propice à une galopade au milieu de la chaussée sillonnée d’omnibus, de fiacres et de cyclistes. Les invectives des cochers, le grondement des roues, les coups de sifflet et de trompe le paralysaient. Droit devant, la gare de l’Est au fronton triangulaire, dressée au fond d’une cour semi-circulaire entourée de grilles, évoquait une prison ou un tribunal. L’impression était renforcée par le cadran d’horloge surmonté de figures allégoriques, la Seine et le Rhin.
Depuis son enfance, les gares le rebutaient et l’attiraient tour à tour, frontières séparant la réalité d’une rêverie voyageuse a priori inexistante lorsqu’on demeurait sur le seuil. Sitôt qu’on s’aventurait à travers la salle des pas perdus, les porteurs, les bagotiers35, la chorégraphie cahotante des partants et des arrivants mettaient en péril la stabilité du quotidien. Rétif aux adieux, Victor avait pourtant souvent agité son mouchoir vers un convoi qui s’ébranlait. Attaché à sa cité d’adoption, il s’était parfois surpris à échafauder des échappées en terres lointaines. Ce dimanche, inutile de se prémunir contre l’envoûtement des trains. Il acheta un exemplaire de La Revue blanche dans un kiosque et se lamenta sans vergogne :
— Quelle pagaille ! Je suis bel et bien égaré. J’avais rendez-vous avec ma nièce, mais le nom de son hôtel s’est évaporé. Tout ce qui surnage, c’est qu’il est question d’une ville ou d’un pays.
La marchande frôla de l’index son double menton, à la recherche d’un poil, avant de déclarer :
— C’est pas l’choix qui manque ! Au début de la rue de Strasbourg, y a l’Hôtel de France et de Suisse, à deux mètres vous tomberez sur l’Hôtel de l’Arrivée, plus haut, c’est l’Hôtel Français. Rue Saint-Quentin : l’Hôtel Belge, et sur le boulevard de Magenta l’Hôtel de Belfort.
Victor remercia et entama sa quête. Il décrocha le coquetier à l’Hôtel de Belfort.
Le hall de l’hôtel était un mélange d’ancien et de moderne. Une immense toile du château des comtes de Bar-le-Duc trônait au-dessus d’une cheminée de facture médiévale, flanquée à droite d’une copie en réduction de la sculpture patriotique de Mercié Quand même !, et à gauche du Lion de Bartholdi.
À la réception, Victor déballa son laïus :
— Ma nièce s’est installée chez vous ce matin. A-t-elle déposé un message à l’attention de Maurice Laumier ? C’est moi.
Dérangé au cours d’une réussite, l’employé, hargneux, consulta son registre.
— Laumier ? Désolé, monsieur, aucune de nos clientes ne répond à cette identité.
— Ah, ça ! C’est fort de café ! Elle m’a précisé Hôtel de Belfort, comme le château ! Vous êtes positif ?
Le réceptionniste opina.
— Sophie est une godiche ! Je m’en doutais, c’est confirmé, mon frère et sa femme ont été de piètres éducateurs.
— Sophie, avez-vous dit ? Mlle Sophie Clairsange ? Cette jeune dame m’a prévenu pour sa malle, êtes-vous… ?
— Pas du tout, Mme Sophie Laumier !LAUMIER., épela Victor, jouant les bravaches. Elle est mariée au maréchal des logis Laumier ! Vérifiez.
— Elle n’est pas chez nous, monsieur. Nous n’avons qu’une dame seule parmi notre clientèle, Mlle Sophie Clairsange. Les chambres et les suites sont occupées par des messieurs ou des couples. Renseignez-vous ailleurs.
« Et allez au diable », proclamaient les yeux de l’employé.
— Merci du conseil. Puis-je téléphoner ?
— Au bout du hall, grommela l’employé déjà immergé dans sa réussite.
Corentin Jourdan se sentait fébrile, nauséeux. Son cœur battait trop vite. Un étrange sentiment de peur s’était emparé de lui. Qu’est-ce que ce type faisait à l’hôtel ? Réfléchir, se contrôler Impossible qu’il l’ait repéré, non, impossible qu’il soupçonnât son existence ! Quand la veille il l’avait filé rive gauche, il s’était gardé de descendre de la charrette, sa démarche claudicante aurait pu le trahir. Le type avait fait ranger son fiacre devant un magasin et s’y était engouffré. Le temps de déchiffrer sur la vitrine :
LIBRAIRIE ELZÉVIR
V. LEGRIS – K. MORI
Fondée en 1835
le type s’était volatilisé.
Ratatiné sur le siège de sa charrette, Corentin avait vainement attendu qu’il ressorte. Après une demi-heure, il s’était risqué à effectuer un second passage. Il avait vu le type discuter avec un homme qui se tenait de dos, puis emprunter un escalier en colimaçon qui devait probablement mener à l’étage. Était-ce l’un des patrons ? Si oui, Legris ou Mori ? Ces noms ne figuraient pas dans le cahier bleu, quoi qu’il en soit, ce type talonnait sa belle sirène de Landemer. Dans quel but ?
Dissimulé à l’abri d’un quotidien largement déployé, une jambe croisée par-dessus l’autre au creux d’un fauteuil près du Lion de Bartholdi, Corentin Jourdan vit le type foncer vers l’une des cabines téléphoniques.
— Affublée de voiles diaprés, Carmella virevoltait sur la scène à l’instar d’une libellule en folie…
Tic toc tic tic toc dring ! rythmaient les touches de
la machine à écrire.
— Elle s’apprêtait à attaquer un fandango sensuel…
— Tu dictes trop vite, se plaignit Iris.
Elle s’arrêta de taper tandis que Joseph arpentait le salon.
— Il y a un problème, ma chérie ?
— Affublée… C’est incorrect, parée serait plus adéquat.
— C’est tout ?
— Non. Une libellule en folie, c’est académique ! Je suggère : une impétueuse libellule.
Joseph stationna sous un portrait en pied de sa femme par Tasha.
— Tu es logique, comme toujours.
— Et puis que fabrique un fandango dans un vaudeville dont l’action est censée se dérouler en Italie à l’époque de la Renaissance ?
— Oh ! Qu’importe ! Le terme me plaît, et les « andalouseries » sont à la mode, d’où le prénom de mon héroïne.
— Il serait plus judicieux de l’entraîner dans un branle, ou une gaillarde, ta Carmella, ou alors change de siècle.
— Je t’accorde la gaillarde. Elle s’apprêtait à attaquer une gaillarde… Zut ! Le bigophone.
Joseph dégringola au rez-de-chaussée.
Corentin Jourdan surveillait le type aux prises avec le téléphone. Il avait malmené le bouton à trois reprises et fini par joindre le poste central, maintenant il se languissait de sa communication en pianotant sur la vitre de la cabine. Ah ! Lire sur ces lèvres qui formaient des mots inaudibles, prendre l’exacte mesure du personnage et des dangers soulevés par sa présence !
Le type raccrocha, s’éloigna vers la réception, paya. Lui emboîter le pas ? Corentin s’était promis de ne pas faillir à sa garde. Il resta rivé à son fauteuil.
En catimini, Iris s’était approchée de l’escalier, elle n’avait perçu de la conversation de Joseph que des syllabes étouffées. Lorsqu’il réapparut, elle occupait de nouveau la chauffeuse près de la table basse où trônait la Remington. Soulagé que le Dr Reynaud l’eût auscultée, Joseph déplora de devoir s’absenter.
— Victor insiste, un collectionneur de reliures anciennes de Grolier et de Thouvenin, évidemment c’est en banlieue, à Bourg-la-Reine…
— Donc cela prendra la journée. Bizarre, j’étais persuadée que mon frère et Tasha étaient jaloux de leur intimité dominicale.
— Moi aussi, ma chérie ! C’est inhabituel, un client qui s’est débrouillé pour le débusquer rue Fontaine, décréta Joseph d’une intonation tellement ingénue qu’il parvint à se convaincre lui-même de la véracité de son assertion.
— En ce cas, vas-y sans barguigner.
— Quelle déveine, justement le jour de congé de Zulma, et ton père qui s’est esbigné… Et si j’allais chercher maman ?
— Surtout pas ! Sois tranquille. Je vais revoir le début du Bouquet du Diable, grignoter la chicorée à la crème et le gâteau aux noix qu’Euphrosine a préparés ce matin, m’allonger…
— Tu as raison, ma chérie, repose-toi, dors.
Il l’embrassa un peu plus longuement qu’il n’en avait l’intention, si bien que ses mains se fourvoyèrent un moment sous le kimono de soie noire.
— Tu vas être en retard, murmura-t-elle.
— Oui, mais…
Elle le repoussa gentiment. Il lui envoya un baiser et s’empressa de quitter la chambre.
Enfin seule ! Elle se leva et s’étira, ravie d’être maîtresse de l’appartement. Dans quelles frasques policières Victor s’était-il précipité ? Fallait-il avertir Tasha ? La sécurité de Joseph était-elle menacée ? Et Kenji, courir la prétentaine, à son âge ! Finalement, pourquoi s’en serait-il privé ? L’amour était une si douce invention ! « La liberté également. Laissons les uns enquêter, l’autre séduire. Cette journée de solitude est un cadeau du ciel. »
Elle déroula de sa corbeille à ouvrage le chemin de table destiné à sa belle-mère qui allait prochainement fêter ses quarante-deux ans. Elle pouffa à la pensée qu’elle était née l’année du dragon. Cet animal convenait autant à son caractère dominateur que celui de son signe occidental, le Bélier. Elles avaient en commun un accouchement précoce, puisque Euphrosine avait été mère à dix-sept ans, et qu’Iris n’en avait pas vingt. Elle décida de broder un dragon multicolore au milieu des chrysanthèmes dont la toile était parsemée. Une sensation de pesanteur lui commanda de s’interrompre. L’enfant grandissait en elle.
Elle parcourut rêveusement la feuille engagée dans le tambour de la machine. Écrire ressemblait à un jeu. Il fallait sélectionner les mots appropriés et, guidée par son imagination, les tresser jusqu’à ce qu’ils s’assemblent en une sorte de tapisserie bigarrée. Elle qui ne lisait que sous la contrainte se saisit d’un crayon et commença à griffonner sur le coin d’une page chiffonnée :
Il était une fois une libellule éprise d’un papillon…
L’appétit aiguisé par le gel, Victor s’était rassasié d’œufs au plat et de pommes sautées dans le bouillon Duval où il avait convoqué son beau-frère. À la table voisine, un monsieur apoplectique à gros favoris louchait avec convoitise sur l’anisette moscovite que lui avait versée une serveuse en robe de mérinos sombre. Un Joseph trépidant fit irruption et, s’affalant au fond d’une chaise cannée, défroissa le supplément illustré du Petit Journal.
— De Charybde en Scylla ! annonça-t-il fortissimo. Tenez, lisez !
Mécontent d’être le point de mire, Victor eut un geste impatient.
MYSTÉRIEUX DÉCÈS
« On nous informe à l’instant que M. le baron de La Gournay, membre du club pour l’amélioration de la race chevaline Le Pégase, propriétaire de plusieurs pur-sang et cofondateur de la société ésotérique La Licorne noire, a succombé hier soir des suites de sa chute de cheval. Selon les médecins qui ont constaté le décès, le traumatisme crânien dont il souffrait pourrait être dû à un projectile lancé très violemment. Est-ce une agression délibérée ? Sa veuve, Mme Clotilde de La Gournay, s’est opposée à l’autopsie. La police ouvrira-t-elle une enquête qui risque de s’avérer difficile ? »
L’homme à gros favoris alluma un havane. Une âcre senteur chatouilla les narines de Joseph, prompt à se protéger le nez d’un mouchoir. Victor replia le quotidien.
— S’il a été tué, nous sommes sérieusement obligés de nous interroger à propos d’une corrélation entre cette mort et celle de Loulou, je l’admets. Toutefois, le fil reliant les deux victimes est plutôt ténu. Nous ne détenons pour étayer notre présomption qu’un simple mot : licorne. Vous êtes indisposé ?
— Mal au cœur, bredouilla Joseph, environné de fumée.
— Vous avez l’estomac vide, avalez donc quelque chose.
Joseph consulta le menu et Victor son calepin. Chacun se heurta à un choix cornélien : « Sucré ou salé ? » se demandait l’un, tandis que l’autre balançait devant diverses hypothèses.
Joseph héla une serveuse.
— Une gelée de coing et une tasse de moka, s’il vous plaît.
— Quelle frugalité ! Félicitations. Nous voilà forcés de consacrer une seconde visite à l’hôtel de La Gournay. Nous la remettrons à demain, il y a plus urgent.
Victor conta à Joseph les événements de la matinée.
— L’amie américaine qui logeait rue des Vinaigriers se camoufle sous un état civil français, Sophie Clairsange.
La bouche pleine, Joseph objecta :
— Ce dollar monté en sautoir ne prouve rien. Je vous parie qu’on s’en procure chez n’importe quel brocanteur parisien. Et puis, si ma mémoire est exacte, l’allusion de Pétronille concernant une amie débarquée d’Amérique ne signifie pas que cette amie soit citoyenne des États-Unis.
— Pétronille ?
— Ben oui, la rue d’Aboukir, le fourneau économique !
— Ah, oui… Vous ergotez, Joseph. A fortiori, l’attitude de Mme Guérin est suspecte, vous en conviendrez. Proposition : vous prenez le relais à l’Hôtel de Belfort afin de chaperonner toute femme seule qui déguerpirait, en espérant qu’il s’agisse de cette Sophie Clairsange. Soyez discret, cela va de soi.
— J’ai l’habitude, patr… Victor ! Je suis le roi des roussins !
— Et des fanfarons. Je viens de m’apercevoir que le récit de Martin Lorson relatif au meurtre de Loulou prête à confusion. Il a paru interloqué que l’assassin revienne si vite sur les lieux de son forfait. Et s’il y avait eu deux hommes ? Supposons que le baron de La Gournay – conjecture fragile mais envisageable – ait étranglé Loulou et qu’un comparse l’ait ensuite éliminé.
— Nous marchons dans le brouillard !
— Je vous citerai ce cher Kenji : « La meilleure façon d’atteindre la lumière est de tâtonner à travers la nuit. »
— Oui, ben moi je suis du même tabac que ce cher professeur Lidenbrock$1 $2 je préfère me munir d’une lampe de Ruhmkorff. Plus je possède d’indices, plus je vois clair. Quel est le nom du type à la charrette ?
Héros du roman de Jules Verne, Voyage au centre de la terre.Bricart, prénom Sylvain, dit le millionnaire.
— Pourquoi le millionnaire ?
— Je ne sais. L’interview de la petite bonne m’a rendu chèvre. J’ai cru comprendre qu’il avait des relations plus qu’amicales avec la veuve Guérin.
— Vous savez où perche Lorson ?
Victor hocha la tête en réglant l’addition.
— Le mieux est que je vous téléphone à la librairie, ce soir. J’espère qu’Iris ne soupçonne rien, elle est incapable de tenir sa langue…
— Pauvre chérie, elle ne songe qu’à sa maternité prochaine, répliqua Joseph, heureux d’inspirer le fumet du crottin mêlé à la poussière.
Djina Kherson disposait dans un vase le bouquet qu’un coursier lui avait livré. Les fleurs semblaient choisies selon un code qu’elle ne maîtrisait qu’imparfaitement. Les roses blanches équivalaient à : « je suis digne de vous », elle l’avait récemment lu dans un ouvrage anglais. Une crosse de fougère, n’était-ce pas « fascination » ? Des œillets rouges… « amour » ! Quant au symbole des lis, une vérification s’imposait.
L’harmonie des trois couleurs éveillait ses sens. Elle parcourut la carte complétant l’envoi.
La fleur en son divin langage est la fille du matin, le charme du printemps blotti au sein de l’hiver, la source des nectars, a écrit Chateaubriand. Je n’égalerai jamais le talent d’un poète, cependant je suis un homme de plaisante compagnie. Accepteriez-vous un five o’clock tea avec moi cet après-midi chez Gloppe, aux Champs-Élysées ? Je vous y attendrai.
Votre dévoué Kenji Mori.
Cette missive l’éperonnait : refuser serait ridicule, elle le regretterait amèrement. Bien que le divorce n’eût pas été prononcé entre elle et Pinkus, le départ de ce dernier pour New York où il résidait de manière permanente avait ruiné leur union. Un simple rendez-vous n’engageait à rien et n’impliquait nulle infidélité à cet époux lointain, le père de ses filles, un camarade cher à son affection. Quelle tristesse qu’un mariage pût se dissoudre ainsi Pinkus et elle s’étaient rarement querellés, mais leurs vues divergeaient sur les questions essentielles. Au fil des ans, la politique les avait éloignés l’un de l’autre. S’ils étaient tous deux révoltés par la violence criminelle des menées antisémites du gouvernement tsariste, Pinkus vouait un culte aux idées révolutionnaires, tandis qu’elle se contentait de chercher une terre d’asile où vivre dignement et en sécurité. À l’instar de Tasha, elle espérait avoir trouvé le pays idéal, la France, et elle déplorait que Ruhléa, sa fille cadette mariée à un médecin nommé Milos Tábor, se fût installée à Cracovie.
En dépit de leurs dissentiments, peut-être Pinkus et elle seraient-ils parvenus à cohabiter s’ils n’avaient souffert d’une blessure plus secrète. Traduire en pensées ce qu’elle ressentait lui répugnait, néanmoins il fallait souscrire à l’évidence : sur le plan personnel, leur existence commune était un ratage. Lorsqu’elle avait abouti à ce constat, elle avait déclaré sans ambages à Pinkus qu’ils devaient se séparer.
Elle musa dans l’atelier où les élèves du cours d’aquarelle avaient abandonné un joyeux désordre. Pinkus avait quitté son taudis d’Hester Street et loué un appartement à Manhattan. Son entreprise prenait un tel essor qu’il lui expédiait quelquefois des mandats destinés à améliorer son ordinaire. Elle lui en était reconnaissante. Elle n’avait toujours pas compris comment il était possible de s’enrichir en exploitant des kinétoscopes. Son gendre, Victor, lui avait expliqué que le célèbre Thomas Edison était l’inventeur d’une machine permettant de découvrir des images en mouvement. Djina considérait ces grosses boîtes rectangulaires comme un amusement obscène réservé aux fêtes foraines. On introduisait une pièce dans une fente, on collait ses yeux à deux trous équipés d’un oculaire. Quand on actionnait la manivelle, on voyait en réduction des combats de coqs, des chats boxeurs, des chiens lutteurs, des danses des îles Samoa… Mais la plupart du temps, on contemplait des gourgandines qui s’effeuillaient sous les yeux d’un amant polisson. Par bonheur, le bobineau de pellicule s’achevait avant l’ultime révélation. Pourquoi Pinkus s’était-il soumis à l’attrait de cette pornographie ?
Elle regagna sa chambre et rangea dans un coffret la dernière lettre constellée de timbres américains. Un océan les séparait, son époux fantôme et elle. Elle était libre de rejoindre M. Mori.
« Il faut que je me pomponne. »
Elle se mira dans la glace, démêla des doigts quelques mèches auburn semées de fils d’argent.
« On jurerait que tu vas t’envoler sur un manche à halai ! Ces rides, ce cou empâté… Quelqu’un lui a préparé le philtre de Tristan et Yseult, à ce séduisant Asiatique, et il se méprend sur ton apparence. Tu es folle ! À ton âge…»
Elle se débarbouilla, se maquilla, enfila une toilette classique, une robe en taffetas moiré bleu canard et vieux rose qui s’accommoderait avec son unique manteau. Les poignets en étaient tellement usés qu’elle les avait dissimulés sous une garniture de dentelle. Elle se coiffa d’un chapeau de tulle agrémenté de primevères et soudain se rappela : le lis représentait la pureté. Quelle ironie ! Elle, une respectable mère de famille ! Se moquait-il ? Elle jeta un coup d’œil à son reflet, parée de la tête aux pieds, prête à courir auprès d’un homme avec qui elle n’avait jusqu’alors échangé que de menus propos et plusieurs regards troublants ! La honte l’envahissait, impuissante à vaincre une exaltation de jeune fille émue d’honorer les avances de son premier soupirant. Des années à lutter seule, à rêver, à étouffer le rêve… Résolument, elle tourna le dos à la glace.
Le voyage en fiacre avait été interminable, et, à en juger par la taille des constructions occupant les numéros 110 et 112 de la rue de Flandre, localiser Martin Lorson allait s’apparenter à la quête de la quadrature du cercle. La conscience légère de n’avoir pas eu à débiter de sornettes à Tasha, invitée chez les Natanson, Victor savourait de s’adonner sans hâte ni remords à son hobby de prédilection.
MAISON ÉRARD
Première manufacture de
PIANOS ET HARPES
Fondée à Paris en 1780 par les frères Érard
signalait un panneau monumental.
Ensuite, la situation se compliquait. Par où commencer ? Les ateliers des pianos à queue et le bâtiment des machines, ou ceux des pianos droits et des chantiers couverts ?
Indécis au seuil d’une vaste cour où s’élevaient quelques bâtisses de quatre ou cinq étages, il examinait des séchoirs chauffés sous lesquels s’empilaient des planches, des baguettes et des placages d’essences exotiques et européennes. Il harponna un adolescent ployant sous le faix d’un énorme billot de sycomore.
— Où est M. Jaquemin, je vous prie ?
— Dans son falzar, probable ! s’écria l’apprenti en se sauvant.
Un manœuvre âgé s’approcha.
— Il est d’une bêtise crasse, et insolent avec ça, mais pardonnez-lui, on est plus de cinq cents à travailler ici. Je vais tout de même vous fournir une précieuse indication : Jaquemin, il bosse du côté des pianos à queue. Vous êtes concertiste ?
— Parfaitement. Je recherche un instrument d’une qualité aussi grande que… qu’une bicyclette de course.
— Parallèle exact, monsieur. Nos modèles sont des merveilles de précision, vous ne regretterez pas votre dépense.
Victor en fut réduit à une inspection générale de la fabrique. Grâce au ciel, l’atmosphère n’empestait ni le cadavre ni le cigare. Il circulait de salle en salle, parmi l’encombrement des établis et des caisses, et humait sans restriction l’odeur de la sciure. Au milieu de l’activité fébrile, nul n’émettait d’objection à sa promenade. Quittant les pièces réservées à la construction des armatures extérieures, il gravit les étages séparant l’atelier de collage de celui des charpentes à claire-voie qui formaient le fond des pianos. Lorsqu’il s’enquérait de Jaquemin, on lui conseillait de poursuivre sa route. Il redescendit au rez-de-chaussée où les plaqueurs appareillaient les carcasses de revêtements d’érable, d’acajou, de thuya ou de palissandre. Jaquemin, lui, brillait par son absence.
Suant, soufflant, Victor erra le long de l’atelier de tablage puis de ceux des poseurs de sommier et des monteurs de cordes. Jamais il n’eût imaginé que tant d’opérations étaient nécessaires à l’obtention d’un de ces pachydermes dont un virtuose arracherait des sons magiques. Pour l’amour du beau, il observa sept ou huit vernisseurs toiletter une quinzaine d’instruments. Il admira une pièce rare, un demi-queue sculpté par Charpentier et peint par Besnard. Un ouvrier lui expliqua complaisamment que sa réalisation avait exigé deux années et qu’un riche étranger s’en était porté acquéreur pour la modique somme de trente mille francs. Victor émit un sifflement et affirma qu’il était sur la trace de son ami Jaquemin.
— Il est au dépôt, à l’extrémité opposée. Laissez-vous guider par le son.
Lorsqu’il poussa la porte, une cacophonie de gammes l’assaillit. Il se revit, enfant, juché sur le tabouret à vis surplombant le clavier détesté où M. son père, qui n’allait jamais au concert, s’était vainement efforcé de lui inculquer les rudiments du solfège. Chaque fois qu’il enfonçait une touche, il se figurait décapiter un ennemi invisible. Aussi observa-t-il avec commisération les jeunes filles qui testaient la justesse des pianos récemment accordés. Qu’il y avait loin de ce tintamarre à l’Arabesque de Schumann !
L’oreille tendue, un homme en blouse, d’une taille au-dessous de la moyenne, à toupet et barbiche hérissés, contrôlait les solistes.
— M. Jaquemin ? beugla Victor.
L’homme désigna de l’index sa propre personne puis un bureau à l’écart.
— Je finis par être sourd comme un pot avec ce barouf. Qu’y a-t-il pour votre service ?
— Une relation m’a chargé de contacter Martin Lorson .
Jaquemin se rembrunit.
— Vous le dénicherez à l’entrée, il s’est aménagé un clapier à l’intérieur d’un des hangars où nous stockons le bois. Gardez la confidence, si on devinait que je l’héberge, on me flanquerait un savon. J’ai cédé à l’attendrissement, un accès de charité, on a usé nos fonds de pantalons sur les mêmes bancs, au collège. Le malheureux, il est dans une drôle de panade.
De nouveau à la case départ, Victor se faufila d’un entrepôt au suivant où il perçut une voix avinée qui chantait faux.
Amis, c’est en préférant la bouteille à la carafe…
Une ombre plus large que haute se trémoussait sur une cloison dépourvue de fenêtres, à la lueur d’une lampe à pétrole. Victor contourna un rempart de sacs et de planchettes. Attentif à la cuisson d’une saucisse grésillant au-dessus d’un brasero, Martin Lorson pressait contre son cœur un litre de rhum qu’il hissa bientôt à sa bouche. Cette lampée préluda à la conclusion du refrain :
Qu’on voit le plus ignorant devenir géographe$1 $2
L’apparition de Victor mit le holà à cette ode éthylique.
— Qui c’est ? Jaquemin ? aboya Martin Lorson.
— Legris, le libraire. Nous avons bavardé aux abattoirs.
— Le libraire détective ?… Z’êtes toc toc de vous radiner en plein jour ! Quand allez-vous enfin me foutre la paix ?
— Je vous ai acheté des cigarettes.
Radouci, Martin Lorson ôta du feu la poêle qu’il plaça en travers d’un bardeau, avant d’empocher le paquet.
— Je ne vous dérangerai pas longtemps. Un détail me titille au sujet de votre témoignage. Vous m’avez parlé de la fuite de l’assassin, puis de son retour immédiat – incompréhensible, avez-vous précisé.
Martin Lorson éructa bruyamment.
— Êtes-vous assez sobre pour me répondre ?
— Ça va, si j’étais paf, je serais incapable d’aligner deux mots.
— Réfléchissez : n’aurait-il pu s’agir d’un second homme ?
Martin Lorson se frotta les paumes à la chaleur des braises.
— C’est biscornu que vous souleviez ce lièvre justement aujourd’hui. J’ai accommodé la scène à toutes les sauces, j’en ai la caboche fissurée. Maintenant je suis convaincu : il y avait bien deux énergumènes !
— L’alcool ne fausse-t-il pas votre certitude ?
— Non, non. Leurs chapeaux ! Ils étaient différents. Celui qui a étranglé la fille portait un feutre. L’autre, une casquette.
— Le meurtrier aurait eu le temps de changer de couvre-chef.
— Pourquoi ? Il ignorait que j’étais là, et s’il l’avait su, vous le présumez stupide au point de rappliquer ?
— On cède à l’affolement, en de telles circonstances.
— Vous êtes rudement documenté, normal… Martin Lorson ricana.
— Puisque vous avez cru primordial de me débucher au terrier, c’est que ma parole a une certaine valeur, tout poivrot que je sois. Fiez-vous donc à mon flair. Serrez-m’en cinq, et adieu ! A force de vous amener chez moi, vous allez m’apporter le guignon.
Victor se retira, satisfait que Lorson eût confirmé son intuition. Il se retourna un bref instant et s’imagina que l’ombre tourmentée d’une danse de Saint-Guy frénétique se muait en une kyrielle de poupées gigognes emboîtées à l’intérieur d’une silhouette démesurée.
Djina descendit de l’omnibus. Quelqu’un la bouscula et elle s’excusa. La ville se jetait sur elle de tous côtés. Un océan d’attelages venant de l’Arc de triomphe roulait au long des Champs-Élysées. Le spectacle était tumultueux, avec un aspect de retour de bataille.
Le décor chavirait, elle s’adossa à un arbre. Il lui fallait coûte que coûte échapper à cette foule, retrouver la sécurité de son logement. Elle vit son reflet dans la vitrine d’un joaillier et se jugea laide. Sur le trottoir passaient d’élégantes femmes maquillées avec soin, des hommes jeunes et vieux aux mines blasées. « Personne ne te connaît, semblaient-ils lui dire. Personne ne sait qui tu es, personne ne sait rien de ce que tu désires, ni de la solitude que tu as endurée, ta place n’est pas ici. » Elle eut honte de ses vêtements, honte d’avoir vécu tant d’années et de posséder si peu d’expérience.
La pâtisserie Gloppe ressemblait à un palais de contes. Elle fut saisie de panique. Jamais elle n’oserait franchir le seuil d’un tel lieu !
Elle respira profondément.
« Je ne veux pas être effarouchée. Je ferai ce que j’ai à faire. »
Elle resta un moment en retrait, luttant contre elle-même. Elle déplorait de s’être conduite en midinette, pourtant il était bon de savoir qu’un homme tel que Kenji Mori existait, il était bon de s’être donné l’illusion de lui plaire.
— Vous êtes perdue ? Je suis navré, il y a beaucoup trop de monde, c’est le jour des courses de Longchamp, vainqueurs et vaincus paradent.
Il était là, souriant, naturel. Elle le regarda. Il ne trichait pas. Il émanait de lui une sagesse apaisante qui ne laissait rien paraître de ses conflits intimes.
— Je suis ravi que vous soyez venue, dit-il. Prenez mon bras, ma chère.
Joseph se morfondait devant l’Hôtel de Belfort. Il déambulait sur le trottoir et consultait fréquemment sa montre comme s’il appréhendait que sa dulcinée ne lui pose un lapin. Il regrettait de ne pas avoir mangé davantage au bouillon Duval et, pris d’un pressant besoin d’uriner, se serait damné pour un chalet de nécessités. À ce jeu-là, il allait mourir de faim et de froid, et, en prime, mouiller son bénard. Il persévéra. À deux reprises, il aperçut un homme affligé d’une légère claudication qui s’approchait de la réception et s’entretenait avec l’employé. La troisième fois, l’homme écrivit un billet et exigea sûrement qu’on le remît à un des résidents car une clochette fut agitée et un groom accourut.
Le boiteux gagna vivement la rue. Joseph se plaqua à la vitrine d’un marchand de meubles en sifflotant. Du coin de l’œil il épiait l’individu, qui s’écarta de quelques mètres et prétendit se passionner pour une devanture de papetier. Physionomie agréable, une pointe de dureté, chevelure fournie, favoris, la quarantaine sonnée, bel homme, nota mentalement Joseph.
Il revint sur ses pas d’une allure nonchalante et marqua un arrêt, le temps d’un regard à l’intérieur de l’hôtel. Il entrevit une ravissante jeune femme brune, au teint hâlé et aux lèvres charnues, indécise au milieu du hall. Elle déplia un papier serré dans sa main gauche, en prit connaissance et releva aussitôt la tête. Son expression demeurait figée, comme retenue par une vision qui l’effrayait.
Intrigué, Joseph suivait son manège. Était-ce Sophie Clairsange ?
Sophie Clairsange avisa un groom planté près de l’ascenseur.
— Qui a déposé ce message ? lui demanda-t-elle.
— Un monsieur.
— Comment était-il ?
— Je ne sais pas trop, madame, c’est M. Delort qui l’a reçu, et M. Delort a fini sa journée.
— Où puis-je le joindre ?
— M. Delort ? Oh, madame, il habite Argenteuil. Sophie sentit ses jambes se dérober sous elle. « Comment m’ont-ils retrouvée ? »
Elle relut le billet :
Vous êtes en danger, méfiez-vous, on vous surveille. À votre place je mettrais une certaine distance entre cet hôtel et ma nouvelle résidence. N’attendez pas, je vous en prie. Et surtout n’ayez aucun contact avec l’extérieur pendant quelque temps.
Un ami.
Qui pouvait être l’auteur de cet avertissement ? Hermance ? Non, elle aurait signé… Un ami ? Quel ami ? Ce gros patapouf sirotant un quinquina ? Ce squelette débitant des fariboles à une dinde qui ne cessait de glousser ?
Elle se boucla dans l’ascenseur et rallia sa chambre, au troisième étage. Depuis l’assassinat de Loulou, sa vie s’était transformée en cauchemar. Qui venait de déposer cette sommation ? Elle s’était apprêtée à sortir, apaisée par son changement d’adresse, et voici qu’une chape de plomb écrasait son regain de confiance.
Quelqu’un avait voulu la tuer et s’était trompé de cible. Lequel d’entre eux ?
Joseph se rendit compte que le boiteux était rentré dans l’hôtel. Il se profilait à côté de l’ascenseur, dont la porte s’ouvrit. La belle jeune femme en jaillit, habillée de pied en cap, suivie d’un garçon d’étage empêtré de valises. Tandis qu’elle réglait sa note, un fiacre acre se rangea au bord de la chaussée. Le garçon se délesta des bagages et cria au cocher :
— Hôtel de l’Arrivée !
La jeune femme s’engouffra dans le fiacre.
Penché au-dessus du comptoir, le boiteux étala quelques pièces sous le nez du réceptionniste et tendit l’oreille. Satisfait des renseignements obtenus, il se redressa, inspecta les alentours, puis s’avança tranquillement vers la porte à tambour.
Joseph patienta cinq minutes et, la montre brandie, se rua à la réception.
— Ça dépasse la mesure ! Les femmes sont toutes les mêmes, fâchées avec l’heure ! Veuillez faire savoir à Mlle Clairsange que le clerc de maître Pignot la réclame sur-le-champ.
— Impossible, rétorqua l’employé en haussant les épaules.
— Et pourquoi donc ?
— Parce qu’elle vient de s’en aller, son époux aussi la réclame. C’était bien la peine d’occuper une chambre pour si peu de temps !
— Son époux ? Où est-elle allée ?
— Chez la concurrence.
La rue de Strasbourg était dotée d’une vespasienne. Le supplice de Joseph prit fin. Soulagé, il recommença à faire le pied de grue près d’un porche d’hôtel. La présence du boiteux, aposté dans un renfoncement du hall, ne l’étonna guère. Etait-ce lui, le conjoint ? Absurde, il ne se musserait jamais ainsi. En outre, le mot qu’il avait rédigé avait précipité le départ de Sophie Clairsange, mais son attitude indiquait qu’elle ne savait à qui l’attribuer. Le boiteux l’avait-il prévenue qu’un jeune homme blond était collé à ses basques ? En ce cas, la vérité allait éclater, car l’homme se dirigeait droit sur lui. Joseph se préparait à riposter, lorsque l’autre le doubla et cingla vers le boulevard de Strasbourg.
La marche réchauffait Joseph sans pour autant le délivrer de son obsession de manger, exacerbée par la vision des restaurants illuminés. Il râlait en cavalant aux trousses de l’homme qui traçait sa route sans hésiter. Qui était-il ? Un amoureux transi ? Un flic ? Un escarpe ? Le meurtrier de Loulou ?
Ils virèrent rue des Vinaigriers. L’ombre engloutit les clartés diffuses du boulevard de Magenta. Très ému, Joseph repéra une confiserie.
Au CHINOIS BLEU
Veuve Guérin
Il ralentit. Le boiteux s’était insinué dans un immeuble vétuste, en face d’un bistrot. Battre la semelle devenait un véritable sport. L’homme eut le bon goût de ne pas être trop long à se montrer. Il avait troqué sa redingote contre un carrick. Il prit l’amble en direction du boulevard de Magenta. Il n’avait quand même pas l’intention de retourner…
— Si, Victor, je vous l’affirme ! Le boiteux s’est rué vers l’Hôtel de l’Arrivée comme si sa vie en dépendait, et il s’est vissé sur une chaise après avoir graissé la patte du réceptionniste. Je vous parie qu’il va y dormir ! Moi, j’ai renoncé ! murmura Joseph.
— C’est fâcheux, on ne peut courir le risque de le perdre. Vous devez vous mettre en planque demain à la première heure. Je m’arrangerai avec Kenji pour justifier votre absence. Il est là ?
— Il n’est pas revenu. Et votre sœur, qu’est-ce que je vais lui dire ?
— Inventez.
— Si vous croyez qu’elle est dupe !
— Au moins elle a le tact de faire semblant. C’est oui ou c’est non ?
— C’est oui.
Au moment où Joseph raccrochait discrètement, la voix d’Iris le fit sursauter.
— Ces reliures anciennes, elles valaient le périple à Bourg-la-Reine ?
Victor considéra pensivement le téléphone en caressant Kochka qui avait bondi sur ses genoux. Le mot boiteux le perturbait. Il se débarrassa de la chatte. Mortifiée, elle se lécha le jabot à grands coups de langue tandis qu’il extirpait son carnet de sa veste. Ah, voilà, il avait eu raison de recopier cet indice : Alfred Gamache avait parlé d’un grand ténébreux bancal. Était-ce l’individu qui s’était distingué sous les yeux de Joseph ?
— Nous brûlons, déclara-t-il à Kochka, qui, persuadée qu’il lui offrait un rabiot de nourriture, le précéda ventre à terre à la cuisine.