CHAPITRE IX
Mardi 20 février
Joseph et Victor longeaient de la même démarche guindée l’avenue principale de la nécropole. Si leurs costumes de cérémonie les incommodaient aux entournures, le port du haut-de-forme représentait un supplice chinois. Leurs souliers vernis pataugeaient dans des flaques. On eût juré que le crachin répandu sur les divisions symétriques avait été commandé à l’occasion des funérailles. Joseph faisait bonne figure mais il était décidé à ne rien dévoiler de son entretien avec Sylvain Bricart, tout compromis entre lui et son beau-frère étant exclu, sauf excuses. Cinq mots martelaient sa tête : seigle ergoté, bougies, éponges, procès. Un rébus de plus. Propos de fêlé ou langage crypté ? Il eût aimé examiner la sépulture de Guy de Maupassant, inhumé l’année précédente au cimetière du Montparnasse, mais n’osa faire part de ce désir à Victor. Ils dépassèrent la pyramide ornée de palmes de l’historien Henri Martin et rejoignirent l’avenue du Nord où, à quelques mètres de la tombe de l’éditeur Pierre Larousse, se recueillaient plusieurs hommes vêtus de noir.
— Celui du milieu, le type pourri de chic aux yeux globuleux et aux doigts bosselés de bagues, c’est l’écrivain Jean Lorrain, chuchota Joseph. Holà, les autres, je les ai presque tous croisés, Papus, le Sâr, ce musicien toqué…
— Et l’homme à la figure carrée, il y est ?
— Oui, le premier à droite.
L’assemblée venait de se débander afin de former une file. À mesure qu’ils approchaient de la fosse, les assistants choisissaient une rose rouge dans une corbeille et la lançaient vers le cercueil, avant de se signer. Puis ils baisaient la main de la veuve, qui avait adopté une pose de pleureuse antique et camouflait son impassibilité sous une voilette opaque. Ils saluaient rapidement un jeune homme boutonneux au rictus compassé et s’enfuyaient, le cou rentré dans les épaules. Brûlant les étapes, Victor devança sa proie et agrippa la manche de l’hurluberlu au moment où il détalait à son tour.
— Permettez-moi de vous présenter mes condoléances, monsieur…
— Gaétan, Richard Gaétan, marmonna sans aménité l’homme, se dégageant d’un geste impatient.
— Maurice Laumier. J’espère qu’il n’est pas trop tard…
— Trop tard ? Pour quoi ?
— Pour adhérer à la Licorne noire, maintenant que son fondateur est décédé.
Richard Gaétan se détendit, sa bouche privée de lèvres ébaucha un sourire.
— C’est moi qui assure la relève, je me charge des inscriptions. J’en regrette hélas le coût, mais, vous vous en doutez, nous avons des frais : nous louons une salle de réunions, nous fournissons à nos membres des insignes, des manuels, nous devons également pourvoir aux lunchs…
« Escroc », songea Victor, qui s’enquit d’un ton badin : — C’est cher ?
Richard Gaétan emprisonna son menton entre son pouce et son index et se plongea dans une méditation du cours de laquelle les revenus de son interlocuteur Durent évalués.
— Mille francs par an.
— Diantre, une somme rondelette ! Mais dépenser son argent de cette manière ou d’une autre… J’ai ouï beaucoup de louanges de votre œuvre.
— Voici ma carte, monsieur Laumier, dépêchez-vous de vous acquitter de votre cotisation à mon bureau, vous êtes loin d’être le seul postulant, et le nombre des places est limité.
— Ne serait-ce pas votre intérêt de rameuter les foules ? A ce prix-là…
— Les foules ? Nous les méprisons. Notre but est de constituer une élite qui se consacre à des travaux hautement spirituels, cela ne saurait aller de pair avec la multitude.
Il fronça son mufle épais et prit le large sans laisser à Victor le temps de répliquer.
— Réussi, l’abordage ! remarqua Joseph. Vous avez son adresse ?
Victor lui montra le bristol :
RICHARD GAÉTAN
LE COUTURIER DES ÉLÉGANTES
10, rue de la Paix Paris 2e
Bureau : 43 bis, rue de Courcelles Paris 7e
— Cet individu m’a tout l’air d’être une fripouille de première qualité, commenta-t-il.
— Jean Lorrain, il m’a parlé ! s’écria Joseph. Je lui ai dit que j’écris et que je suis édité, il m’a encouragé à passer chez lui et à lui soumettre mon feuilleton.
— Au cas où vous l’ignoreriez, il affiche une préférence pour la gent masculine.
— Vous vous croyez fin ! Je suis au courant, d’ailleurs tout Paris l’est. N’empêche, c’est flatteur, l’auteur de Fleur de berge43, s’entretenir avec moi !
Et, imitant la voix narquoise d’Yvette Guilbert, il se mit à chantonner :
L’soir, au Lion d’or, par des temps d’neige,
Au coin d’un bon feu,
J’lui f’sais des tas d’sortilèges
Pour l’monter un peu…
— Eh bien, c’est du propre, le futur père de mon neveu !
— Oh, ne jouez pas les pudibonds, cher beau-frère ! Je sais parfaitement que vous prisez les curiosa44, souffrez-vous de trous de mémoire ?
— Les curiosa font partie de mes compétences de bibliophile, riposta sèchement Victor.
— Ouais… À part me convier à un enterrement, vous ne m’avez rien dit de votre visite chez Mme de La Gournay.
— J’attendais l’heure propice. Un repas plantureux, ça vous tente ? Je connais un petit restaurant où l’on sert de succulents tournedos béarnaise, nous pourrons ainsi échapper à la prolifique famille des plantes légumières tout en faisant le point. J’ai glané de nouveaux indices. C’est moi qui régale, cela va de soi.
Les bonnes résolutions de Joseph s’envolèrent.
— Moi aussi, j’ai fait une moisson abondante. Sophie est mariée, Sylvain Bricart m’a livré qu’elle…
Assis près de la fenêtre, Corentin Jourdan contemplait le remue-ménage du boulevard de Strasbourg où piaffaient des équipages. Il avait réglé sa chambre d’hôtel à l’avance. Une nuit suffirait. Il tendit le bras et relut l’article du journal.
« Ce matin ont eu lieu les obsèques de M. le baron Edmond Hippolyte de La Gournay au cimetière du Montparnasse. Parmi les personnalités présentes, on comptait M. le docteur Gérard Encausse, dit Papus, MM. Huysmans et Mallarmé, écrivains, MM. Claude Debussy et Erik Satie, compositeurs, ainsi que M. Richard Gaétan, le célèbre couturier de la rue de la Paix. Mme Clotilde de La Gournay a refusé toute déclaration…»
« Un de moins, songea-t-il. Il en reste deux. Progresser sur la pointe des pieds. Primo, éloigner ma sirène, l’isoler de son entourage. Ensuite…»
Il louvoyait entre exaltation et froid raisonnement. Plutôt que de courir vers un échec comme il en avait la quasi-certitude, il eût mieux fait de sauter dans un train et de filer à la maison.
« Quelle idiote ! Pourquoi n’a-t-elle pas changé de quartier, cela m’aurait facilité la tâche. Le temps presse, je vais être à court de liquidités. »
Il consulta sa montre.
« Tant pis, je prends le risque, c’est maintenant ou jamais. »
Il se leva, déchira sa chemise, se décoiffa, enfila son caban et entrebâilla sa porte afin de s’assurer que le couloir était désert. Après avoir fermé à double tour, il marcha précautionneusement jusqu’à la chambre 14, sa chambre.
Il inspira à pleins poumons, se jeta contre le vantail qu’il heurta violemment de l’épaule sans chercher à amortir le choc. Il tomba à genoux et se recroquevilla au sol.
La porte 14 s’ouvrit. Il discerna une silhouette féminine, elle portait une robe floue qui épousait les courbes de son corps. Elle hésita un instant, puis elle parut glisser, passant entre lui et un candélabre. Il se redressa, son crâne heurta le mur. Elle était là, enfin, si proche. Elle demeurait silencieuse, la tête inclinée, il l’entendait faire des efforts pour respirer. Il cligna des paupières afin de protéger ses yeux de la lumière. Dans un murmure, elle dit :
— Que faites-vous ici ?
Sa voix tremblait.
— Quelqu’un m’a agressé, grommela-t-il, tandis qu’une pensée incongrue lui traversait l’esprit : « Je devrais faire du théâtre ! »
— Ne bougez pas, monsieur, il vous faut un docteur.
— Non, pas de docteur !
— Vous êtes blessé !
Corentin Jourdan sentait le sang tambouriner à ses tempes. Sa main se referma sur celle de la femme, elle tenta de se libérer.
— Aidez-moi à me remettre debout. Votre intervention m’a évité le pire, j’en serai quitte pour quelques ecchymoses.
Il lui empoigna le coude.
— Écoutez-moi attentivement. Il est vital que vous ayez confiance en moi. Vous êtes en danger, allez-vous-en, n’emportez que le strict nécessaire, n’empruntez pas de fiacre.
— Qui êtes-vous ?
— Un ami.
— Le mot à l’Hôtel de Belfort, c’était vous ?
— Oui. Je ne puis vous informer davantage. Retournez au pavillon de la rue Albouy, vous y serez en sécurité. Bouclez-vous, n’acceptez aucun visiteur, exigez qu’on dépose vos repas sur le palier. Je vous contacterai.
— Mais… Vous êtes fou !
— Non, c’est la vérité !
Il avait presque crié.
— Je vous en conjure, ajouta-t-il plus calmement.
— Dites-moi votre nom.
— Je vous ai sauvée, à Landemer, en janvier. Il la lâcha. Un malaise le gagnait peu à peu, il éprouvait un insurmontable sentiment d’inquiétude, il ne pouvait prévoir ce qu’elle allait faire, jusqu’où elle était capable d’aller dans sa témérité.
— Vous devez me croire !
Sophie Clairsange le vit tituber et disparaître à l’angle du couloir. En rentrant chez elle, elle renversa une chaise et, paniquée, enclencha le verrou. Cet inconnu qui l’avait adjurée de partir, était-ce un ami ? Qui l’avait attaqué ? Pourquoi ? L’avait-il réellement sauvée à Landemer ? Et s’il avait voulu la tuer ?
« Tu délires, ce serait déjà fait… Le cahier bleu, l’a-t-il lu ?…. Se fier à lui ? Hasardeux…»
Pourtant l’ermitage de la rue Albouy était préférable à la claustration en cet hôtel hostile.
Le jour déclinait. Elle courut tout le long du chemin. Quand elle eut franchi le jardinet, elle craignit qu’un poing ne s’abattît sur elle. Elle actionna la clé. Au bout de cinq minutes, une lueur éclaira brièvement une des jalousies du premier étage.
Corentin Jourdan s’immobilisa près du soupirail rougeoyant de la boulangerie. Dieu merci, elle lui avait obéi.
Le temps s’était radouci. Les employés et les demoiselles de magasin essaimaient sur les trottoirs de la rue de la Paix. Une ombre toucha le numéro 10 au moment où le porche déversait une ribambelle d’ arpettes désireuses de ne pas rater leur omnibus. À la faveur du piétinement déchaîné, elle remonta le courant. Personne n’accorda d’attention à cette silhouette ployée sous un rouleau de tissu subrepticement abandonné contre un chambranle. L’ombre obliqua aussitôt vers un escalier de service et se cloîtra à l’intérieur d’un placard à balais. L’attente commença.
Le concierge s’affairait à éteindre les poêles d’un atelier à l’autre. Des croquenots ébranlèrent le plancher, des voix jeunes claironnèrent :
— Alors, père Michon, on a perdu son chat !
— Faites gaffe, père Michon, vaut mieux s’marier que d’brûler !
Les ouvrières s’entendaient comme larrons en foire pour dauber le concierge, un veuf égrillard aux mains baladeuses. Le gosier imbibé de fil en quatre45, le père Michon se plaignit d’être traité pire qu’un paillasson, non seulement par ces pisseuses mal dégrossies, mais également par le général en chef. Il brailla qu’en trente ans de carrière il n’avait jamais subi pareille engeance.
Tapie dans l’espace étriqué, l’ombre retenait son souffle, à l’écoute des bruits confus. Ce claquement signalait le départ du concierge qui rejoignait sa loge. Cette mélopée assourdie accompagnait le balayage du magasin de cristaux mitoyen, une femme de ménage s’en chargeait chaque soir, les ateliers de couture quant à eux ne seraient nettoyés que le lendemain aux aurores.
L’air se raréfiait. Éviter de s’ankyloser devenait impératif. Quelques pas séparaient le placard du palier de l’entresol. De là, on pouvait épier le rez-de-chaussée et la dernière volée de marches. Se précipiter dès maintenant était peut-être dangereux, les observations des jours précédents avaient révélé que le général en chef aimait s’attarder après le retrait de ses troupes, et que souvent il détenait une prisonnière. Un grincement confirma bientôt cette assertion. Quelqu’un descendait, marquait une pause, repartait en émettant des gargouillis qu’on eût assimilés tantôt à des rires, tantôt à des pleurs.
Vite, s’accroupir à l’abri d’un ficus en pot.
Dans la grisaille, une jeune fille apparut. Accrochée à la rampe, elle fut secouée d’un hoquet déchirant. Elle se reprit, expira longuement avec une plainte et clopina jusqu’au sol carrelé du vestibule. La lumière d’un réverbère trouait un vasistas surmontant la porte cochère et scintillait sur une glace en pied apposée au mur. L’image d’une cousette d’à peine quinze ans s’y réfléchit, les cheveux emmêlés, les joues égratignées, les bas bouchonnés sur les chevilles. La découverte de son reflet pitoyable provoqua un nouvel accès de désespoir chez la gamine. Elle laissa choir un tas de vêtements roulés en boule, les sanglots s’étranglaient dans sa gorge. Après avoir défroissé sa jupe, elle resserra sur son maigre buste les lambeaux de cotonnade lui tenant lieu de lingerie, boutonna son corsage et endossa sa pèlerine. De l’avant-bras, elle essuya ses larmes, planta son chapeau à l’envers en reniflant et fit volte-face. Elle n’eut qu’à tourner le loquet, le concierge n’avait pas cadenassé. Bon à savoir.
L’ombre s’assura que la poche de cuir et son accessoire étaient à leur place, bien que leur poids suffit à prouver leur présence, puis elle se mit en branle, degré par degré. Encore un mètre. On s’arrête. On avance prudemment, en s’efforçant d’oublier la gamine.
L’ombre atteignit le premier palier et, prompte comme un chat, acheva l’ascension en songeant qu’un fil invisible la hissait et facilitait l’escalade. Bifurquer à droite, longer les salons réservés à la présentation des modèles, puis le cabinet de toilette. Parfait, parfait. Il avait suffi de mettre la main au portefeuille et la coupeuse, renvoyée le mois dernier, avait fourni un plan exact des lieux : l’enfilade aboutissait effectivement sur un boudoir, où la première conduisait les clientes fortunées invitées à partager un curaçao avec le général en chef. Inutile de l’examiner, son agencement avait été décrit avec un grand luxe de détails par la fille qui avait relaté comment, conviée un soir à boire un verre de liqueur, elle avait lutté bec et ongles alors qu’elle était allongée de force sur le divan de satin liberty. Une console accueillait une chocolatière de porcelaine et une assiette à filets dorés emplie de sucreries. Deux fauteuils crapauds disposés devant le calorifère, une jardinière ornée de fleurs artificielles, un paravent chinois et une danseuse de terre cuite gambillant sur un piédestal complétaient la décoration, nimbée de la lueur orange d’une lampe de Rochester. Ft lui, il était là, vautré sur le divan, une araignée au centre de sa toile, repu de sa sauvagerie, épuisé aussi parce qu’il n’était plus tout jeune et que violer une enfant réclamait une énorme dépense d’énergie.
Viser, lancer d’un seul trait était cette fois envisageable. Le général en chef ne souffrirait pas, il ne comprendrait même pas, et quand il serait de l’autre côté, il estimerait certainement qu’en comparaison de ses actes sa fin avait été douce. Ah, qu’elle était agréable, cette ultime caresse à l’objet pesant par lequel l’ennemi allait accomplir ce voyage sans retour !
Richard Gaétan s’étira et bâilla, accablé de fatigue. Ce genre de sport ne convenait plus à son âge, sans compter que son cœur faiblissait. Flûte, il y avait des taches partout, il allait écrire un mot afin qu’on portât la housse liberty au blanchissage avant l’ouverture des ateliers. Tant pis, on se contenterait deux ou trois jours de ce jeté de lit de velours jonquille qui avait déjà servi à plusieurs reprises. Solange, la première, afficherait son expression railleuse, une gratification la rendrait amnésique. Il convoquerait discrètement la cousette, lui signifierait son congé et achèterait son silence d’une enveloppe garnie. Que ce cérémonial était fastidieux pour quelques malheureuses secondes de plaisir !
Il fourra les pans de sa chemise dans son pantalon, boucla sa ceinture et se repeigna face à une psyché couronnée d’angelots de stuc. Il suspendit son geste. Là-bas, dans la pénombre, il avait cru distinguer un visage. Ridicule, jamais cette bécasse n’aurait eu le culot de revenir. Il se détourna et piocha un calisson parmi les douceurs. Se laver, se changer chez lui, dîner sur le Boulevard, et dormir, dormir… Le peigne s’enfonça dans ses cheveux.
L’ombre ajusta son tir. Il y eut un chuintement bref. Frappé à la nuque, Richard Gaétan s’écroula lourdement, la bouche encore pleine.
L’ombre se pencha au-dessus du corps inerte, guettant un mouvement. Rien. Voilà ce qu’il était permis de nommer un progrès notable dans le maniement de son arme, et qui légitimait le proverbe : C’est en forgeant qu’on devient forgeron. Où avait-elle roulé ? Ici, près du peigne.
La boule de plomb fut ramassée, la mèche de la lampe fut mouchée. Il n’y avait plus qu’à tirer sa révérence et à se concentrer sur la suite du programme.