CHAPITRE XIV
Dimanche 25 février
Comment se soustraire aux bras de Tasha sans l’éveiller ? Victor mit une imperceptible distance entre leurs corps pressés l’un contre l’autre. Un gémissement, un souffle accéléré le paralysèrent. Chauds et doux, les draps s’alliaient à la dormeuse pour le retenir au lit. D’un coup de reins, il s’arracha à cette emprise et posa les pieds sur le sol glacé, puis tourna la tête : paupières closes, Tasha s’abandonnait à un rêve qu’il ne connaîtrait jamais, elle était agitée de tressautements et ses lèvres humides s’entrouvraient en un dialogue muet avec l’invisible.
Il se vêtit à la hâte, griffonna un mot où il s’excusait de devoir sortir un dimanche matin, un rendez-vous professionnel qu’il avait omis de lui signaler, et l’assurait qu’il serait de retour avant midi. Si son absence se prolongeait, il pourrait toujours inventer une excuse.
Il emporta un croûton de baguette et une pomme. Enfouie au fond de son armoire, Kochka berçait d’un ronron sonore ses trois chatons accrochés à son ventre. Elle émit un miaulement discret en signe d’adieu.
La rue Fontaine émergeait à peine de sa léthargie. Malmenés par des bourrasques, les rares passants ballaient en travers du trottoir, fétus qui n’avaient rien d’humain. « C’est dimanche, tu pédales vers un cirque, te voilà retombé en enfance, mais souviens-toi, tu detestais ces jeux clownesques devant lesquels les autres gosses se tordaient de rire, alors que toi tu n’y décelais que vulgarité et menace…»
Bouclé dans sa loge, Absalon Thomassin avait enfilé son costume et s’enduisait le visage d’une crème laiteuse qu’il recouvrit de poudre. Le cirque d’Hiver n’accueillait que son directeur, venu assister à la répétition du numéro tant attendu, quelques machinistes, des confrères curieux et Vassili, le jeune acrobate formé par Absalon.
Lorsqu’il avait pénétré dans les entrailles de la rotonde, le parfum de sciure, de crottin et de poussière s’était insinué jusqu’à la boule pesant sur son estomac et l’avait momentanément diluée.
À présent qu’il était seul, enfermé face à l’image chamarrée que lui renvoyait le miroir rectangulaire, il avait baissé sa garde et la peur renaissait en lui, cette peur qui l’avait tourmenté tout au long de la nuit. Lancinante, la vision de ses dessins souillés de sang et de l’inscription tracée sur le trumeau enserrait sa gorge l’un étau si puissant qu’il frôlait l’asphyxie. Il inspira profondément, recracha l’air par la bouche, éprouva une soif intense. Cependant, ni cette respiration contrôlée ni la gorgée d’eau fraîche dont il se désaltéra ne purent dompter les soubresauts de son cœur.
Et déjà Vassili toquait à la porte et lui criait que M. Franconi commençait à s’impatienter. Il tenta de se purger l’esprit, comme s’il lui fallait se jeter à l’eau sans plus réfléchir. Mais impossible de chasser la certitude qu’il allait succomber à une syncope.
Victor n’eut aucune difficulté à s’introduire dans le cirque. Il se faufila jusqu’à un escalier menant aux gradins surmontés d’une frise équestre et s’assit le plus près possible de la piste. Il comptait ainsi rejoindre très rapidement Absalon Thomassin dès qu’il aurait terminé son numéro.
La lumière des lustres au milieu des arcatures n’éclairait que la partie inférieure de la salle, ainsi que la portion centrale au-dessus de laquelle des accessoiristes tendaient un filet de sécurité. Les cintres demeuraient dans l’ombre d’où émergeaient les banquettes des premières galeries, vagues de velours rouge dont la crête était figurée par des dossiers de bois peints en blanc.
Un homme en frac et melon prit place dans l’une des stalles. Victor l’observa avec curiosité, supposant qu’il s’agissait du directeur qu’avait rencontré Joseph. Puis son attention se porta vers le haut où, sans que nulle fanfare de cuivres ne l’en eût averti, tourbillonnait à l’extrémité d’une corde un être s’apparentant davantage à un ludion qu’à un humain. Son visage enfariné rejeté en arrière, ses dents serrées sur un embout, il tournoyait de plus en plus vite et son maillot piqueté de strass brillait d’éclats multicolores et se muait en un trait de feu. Il ralentit progressivement, s’immobilisa et, saisissant la corde, en éloigna son corps raidi à la verticale tandis que saillaient les muscles de son bras. Presque au même moment, un jeune assistant mit en branle un système de deux trapèzes allant et venant à une dizaine de mètres sous le Grand Absalon. Lorsque le premier de ces trapèzes atteignit la perpendiculaire, l’acrobate se lâcha dans le vide et se rattrapa à la barre pour s’envoler. Un prompt changement de prise lui permit d’effectuer un demi-tour et de faire face, suspendu par les mains, au second trapèze qui filait vers lui. Il se balança, se propulsa, resta figé une fraction de seconde. Un trait fugitif zébra l’espace. Frappé violemment à la nuque par une boule noire, Absalon Thomassin chuta lourdement dans le filet. Stupeur, cris, mouvements désordonnés. Victor se dressa brusquement et scruta les gradins. Derrière les frêles piliers métalliques, il discerna une silhouette qui gagnait l’une des issues. Il se rua à ses trousses, bouscula plusieurs artistes et machinistes, avant de débouler boulevard des Filles-du-Calvaire où il avait confié sa bicyclette à la garde d’un kiosque de contrôle pour les fiacres. Il eut le temps d’apercevoir un boiteux se hissant sur le siège d’une carriole au flanc de laquelle de détachait en lettres vertes Déménagement Lambert, et lançant son cheval au galop.
« Le bancal ! Alors c’était lui », se dit Victor, qui à son tour tressautait sur les pavés.
Par bonheur, le temps était sec, la circulation fluide, aussi ne perdit-il pas de vue la voiture. Elle embouqua la première rue à gauche et se jeta à vive allure dans le flot du boulevard Richard-Lenoir.
Le bancal se savait-il pisté ? Rien ne le laissait supposer. Il était naturel qu’un assassin s’efforçât de fuir le lieu de son forfait. Les ponts et les écluses du quai le Jemmapes se succédaient sans que Victor eût le loisir de les examiner, bien que son œil de photographe notât inconsciemment des particularités dignes d’être fixées sur pellicule : une lessive claquant au vent sur une péniche, un joueur d’orgue de Barbarie injuriant un chien qui avait pissé contre son instrument, un militaire en pantalon rouge serrant de près une bourgeoise à la croupe rembourrée.
La carriole obliqua rue des Écluses-Saint-Martin. Soucieux de maintenir la distance, Victor contourna une charrette de charbonnier, ce qui le contraignit à rouler dans le caniveau. Il avait à peine parcouru une vingtaine le mètres que le pneu arrière de son engin creva. La gorge obstruée par un nœud rageur, il eut le réflexe de se hâter vers un providentiel bureau de poste. En chemin, il avisa un garçon d’une douzaine d’années, bras croisés, adossé à une façade avec indolence.
— Hé, petit, ça te dirait d’empocher une roue de derrière$1 $2
— Faut voir.
— La moitié maintenant, le reste si tu reviens.
— Si j’reviens d’où ?
— Cette voiture, là-bas, bloquée au carrefour, Déménagement Lambert, tu la courses et si elle finit par s’arrêter, tu repères le nom de la rue et tu me retrouves devant le bureau de poste. Dépêche-toi !
Les pièces de Victor au creux de la main, le gamin détala avec une agilité surprenante de la part d’un spécimen aussi mollasson. Victor songea qu’il avait peu de chance de le revoir car, à supposer qu’il eût envie de toucher le reliquat des cinq francs, peut-être risquait-il de foncer aux trousses du bancal jusqu’à Pantin ou au diable vauvert. Une autre pièce – à ce train-là, la ruine était proche – lui servit à enjôler une quincaillière qui promit de veiller à l’intégrité de sa bicyclette.
« Vite, appeler Joseph, même si la situation semble désespérée. »
Excédé, Kenji raccrocha. Quand donc la comtesse de Salignac s’enfoncerait-elle dans le crâne que la librairie était fermée le dimanche ? Celle qu’en son for intérieur il nommait, à l’instar de Joseph, « la moukère » insistait afin qu’on lui livrât sur-le-champ un ouvrage déjà commandé plusieurs fois, traitant de l’éducation. « Sûrement parce qu’elle n’en a reçu aucune », conclut-il en remontant chez lui. Sa fille et son gendre dormaient encore ou bien paressaient au lit. Grâce au ciel, Euphrosine, invitée par une ancienne amie des Halles à s’extasier au Châtelet devant Le Trésor des radjahs, ne les honorerait pas de sa présence.
Il se fit couler un bain brûlant. Le corps et l’esprit engourdis, il tenta de se représenter Djina s’effeuillant de ses dessous dans la garçonnière de la rue de l’Échelle où les rideaux de damas étaient du plus bel effet. L’ultime obstacle de linon allait tomber et révéler un de ces corsets très baleinés, échancré sur les hanches et comprimant les seins au creux de gorges à goussets, qu’il avait détaillés, le regard en coulisse, à la devanture d’un magasin des Boulevards. On frappa. Il refusa de réagir. On insista. Contrarié, il enfila un peignoir et piétina une serviette éponge en sorte de ne pas inonder le carrelage.
— C’est dimanche, grogna-t-il face à un Joseph vêtu de pied en cap et plutôt embarrassé. Un ennui ? ajouta-t-il, soudain inquiet pour Iris.
— J’en ai rêvé toute la nuit. Ça m’obsède. Sauriez-vous qui est Velpeau, par hasard ?
— Vous vous fichez de moi ?
— Non, parole. Je n’ai pas eu le courage de plonger à la réserve en pleine nuit. Et comme vous êtes une encyclopédie vivante à vous seul, j’ai pensé…
Flatté, Kenji maîtrisa son irritation.
— C’était un chirurgien célèbre, spécialisé dans les trépanations. Pourquoi diantre vous intéressez-vous à lui ?
— Rapport à mon roman. Merci infiniment.
— Allez donc répondre au téléphone, grommela Kenji qui se boucla dans la salle de bains, persuadé que la comtesse de Salignac revenait à la charge.
Joseph descendit lentement l’escalier à vis, les rouages de ses méninges absorbés par une formule mathématique noyée de brume. C’était Tasha au bout du fil, soupçonneuse et mécontente. Était-il exact que son devoir de libraire obligeât Victor à déserter le domicile conjugal un dimanche matin ? La vision du cirque d’Hiver se dessina au milieu du clair-obscur de la boutique. Joseph toussota et allégua son ignorance avant de crier :
— Oui, chérie, j’arrive. Excusez-moi, madame Tasha, Iris me réclame.
À peine avait-il reposé le combiné que la sonnerie retentit derechef. Cette fois c’était Victor, à cran.
— J’ai mis une heure à obtenir la ligne, elle ne cesse d’être occupée ! Vous m’écoutez ? Absalon Thomassin a été agressé au cours de sa répétition, il est blessé, mort peut-être. J’ai pisté son assaillant, c’est le bancal. J’ai dû abandonner la partie, une crevaison et… Ne quittez pas.
Joseph entendit son beau-frère parlementer avec une personne dont il percevait la voix aiguë et volubile. Victor reprit, très excité :
— Un gosse l’a talonné jusqu’à la rue Burnouf, à côté de la rue Monjol ! J’y fonce, rejoignez-moi illico.
— La rue Monjol ? C’est pas là qu’habite…
À brûle-pourpoint, le banc de brume se déchira et la formule surgit en pleine lumière.
— Victor ! Je crois que j’ai trouv…
Trop tard, son beau-frère avait coupé la communication.
— Bigre de bourrique ! s’écria-t-il. Y m’écoute jamais ! Si je ne rapplique pas avec une pétoire, il va être dans de beaux draps, ce guignol… Où l’a-t-il planquée ?
Il se rappelait qu’après leur dernière enquête il avait surpris Kenji dissimulant son pistolet au fond d’un des tiroirs de son bureau. Il les ouvrit l’un après l’autre et refréna son désir d’en bouleverser le contenu. Enfoui sous le registre des comptes de l’année 1890, il le dénicha enfin et s’en empara avec l’émotion d’un bleu sur le point de subir sa première escarmouche. Un problème le tarabustait, il ignorait le maniement de ce joujou. Que ne pouvait-il se transformer en l’ignoble Zandini, bien plus au fait du maniement d’une arme de poing que son créateur !
— Va y avoir du grabuge, murmura-t-il comme si ces simples mots suffiraient à lui insuffler la science du tir et le courage.
Il fit coulisser les verrous de la porte, espérant qu’aucun chapardeur n’en profiterait pour voler des livres, et, aplati au maximum, parvint à se glisser dehors sans que la sonnette le trahît.
Iris vivait un cauchemar. Pétrifiée au sommet de l’escalier, elle avait entendu une partie de la conversation. Incapable de se ressaisir, elle avait assisté à la fouille en règle de Joseph suivie de son départ furtif. Une chape de culpabilité s’abattit sur elle. C’était sa faute, elle pressentait depuis un certain temps que Joseph et Victor menaient une enquête, mais elle avait refusé d’intervenir. Comment réparer son erreur ? Un nom lui vint à l’esprit. Pieds nus, en camisole et jupon, elle courut au téléphone et demanda un numéro. Tasha répondit presque aussitôt, et quand Iris lui eut relaté la situation, elle poussa une exclamation de colère.
— Je m’en doutais ! Le jour du vernissage, la maîtresse de Laumier a tenu à Victor des propos énigmatiques. Et Joseph s’est coupé en me fournissant l’adresse d’un couturier assassiné. Ils sont rue Moniol ? Où est-ce ?
— Tasha, j’ai peur, Joseph a emprunté le pistolet de papa…
— Qui veut emprunter mon pistolet ? interrogea Kenji, penché vers Iris.
Elle sursauta, lâcha l’écouteur.
— Joseph. C’est déjà fait… Mon Dieu ! Et s’ils allaient être blessés tous les deux ?
— À qui parles-tu ?
— À Tasha.
Il s’empara du téléphone.
— Tasha, c’est Kenji. Je vais alerter la police. Au revoir.
« La rue Monjol, tu en es certaine ?
Iris opina. Il composa quatre chiffres.
— Mademoiselle, passez-moi le bureau de l’inspecteur Lecacheur, 7, boulevard du Palais, question de vie ou de mort.
Il patienta, tapotant nerveusement le rebord du bureau.
— Toi, ma fille, tu retournes au lit, pense à l’enfant, enjoignit-il à Iris. Allô, inspecteur Lecacheur ? M. Mori a l’appareil.
Une cavalcade effrénée avait suffi à Victor pour rallier « la Monjol ». Lui qui espérait ne plus arpenter ce quartier interlope devenait coutumier de ses ruelles sordides. Il sprintait vers la rue Burnouf quand il aperçut deux garnements viser un pigeon avec des lance-pierres. Indigné, il pila.
— Vous n’avez pas honte ?
— Ben quoi, on s’entraîne ! L’père Boniface nous a raconté l’histoire de David et Goliath ! C’est dans la Bible ! Ah, il est fort !
Victor repartit de plus belle, jusqu’à ce que, comme il le pressentait, la carriole Déménagement Lambert lui apprît qu’il avait atteint le dispensaire. Il tambourina. Rien. Il secoua la poignée et entra sans difficulté. La salle d’attente était déserte, à l’exception de la jolie fillette aux yeux pervenche et à la poupée unijambiste rencontrée lors de sa première visite.
— Tu as vu le père Boniface ?
— Oui, même qu’il était rudement pressé, il a ôté sa soutane et s’est enfermé dans la pièce où il nous soigne, et l’autre a cogné, cogné, et puis il a forcé la porte, mais l’père avait sauté par la fenêtre, alors l’autre en a fait autant, il s’est presque cassé la margoulette avec sa patte folle.
— Où sont-ils allés ?
La gamine haussa les épaules.
— Y m’l’ont pas dit !
Découragé, Victor mit la main à sa poche.
— Tiens, tu pourras t’acheter un paquet de bonbons, dit-il en lui glissant sa dernière pièce de monnaie.
— Oh ! Merci, m’sieu. Si j’étais vous j’irais visiter la grotte.
— La grotte ?
— Aux Buttes-Chaumont. Quand les cognes font une descente, l’père conseille de se carapater à la grotte, expliqua-t-elle tandis qu’elle démêlait de ses doigts sales les cheveux de sa poupée. C’est une cachette naturelle, y a une cascade. L’été, c’est bien, on s’arrose. I ’hiver, y a pas un chat, alors quand les dos ont un compte à régler, y z’y vont parce que les flics…
Elle redressa le menton et comprit qu’elle gaspillait a salive, l’homme avait disparu.
Corentin Jourdan payait le prix de semaines consacrées à parcourir en tous sens cette ville pluvieuse et malsaine. Son pied le tiraillait, pourtant il ne se résolvait pas à abandonner. En dépit de son âge et de sa corpulence, l’homme qu’il pourchassait possédait une vivacité étonnante. Il avait gravi en un éclair les escaliers de la rue Asselin et s’était hâté le long de la rue Bolivar comme si les hordes de Gengis Khan étaient lancées à ses trousses. Une douleur fulgurante obligea Corentin à observer une pause qu’il mit à profit pour reprendre son souffle et canaliser un regain d’énergie qui le poussa à bâbord.
L’homme avait une bonne longueur d’avance, il ne se retournait jamais et se contentait de courir. Corentin accéléra, il vit son gibier sauter une grille et disparaître dans un vaste terrain vague en croissant. Coudes au corps, bouche grande ouverte, Corentin s’y engouffra à son tour. Il se retrouva parmi des herbes folles et des caillasses sur lesquelles il se tordait les chevilles. Devant lui, l’autre progressait sans difficulté. À un moment, il enjamba un échalier et disparut. Corentin jura, sa chaussure dérapa, il se sentit projeté en avant et tendit les bras pour amortir sa chute. Une rage soudaine l’envahit. Il se releva tant bien que mal, escalada un monticule et découvrit un plan d’eau cerné de rochers escarpés au sommet desquels était érigé un petit temple corinthien. Une dizaine de mètres en contrebas s’étirait un léger pont métallique. Il se crut transporté très loin de Paris. Le temps de recouvrer ses esprits, sa proie s’était volatilisée. Où la traquer ? S’était-elle fondue dans le paysage ou avait-elle franchi cette oasis afin de se noyer au sein d’un océan minéral ?
« Tu es là, quelque part, se dit Corentin. Tu dois être aussi claqué que moi, vas-y, requinque-toi, mais ne t’imagine pas que je vais jeter l’éponge. »
Échoué sur un banc, il s’accorda un court répit. Il entrevoyait des promeneurs ne redoutant pas l’haleine hostile du vent d’est. La plupart ne bravaient le froid qu’accompagnés de chiens affairés à marquer leur territoire.
Il serra les dents pour tenter d’oublier un instant son pied qui l’élançait. Renoncer si près du but équivaudrait à trahir son serment, et puisqu’il s’était juré de parachever son entreprise coûte que coûte, il lui fallait rester sourd à la douleur et explorer le parc avec l’opiniâtreté qu’il eût jadis déployée à vaincre une mer houleuse.
Désavantagé par sa démarche claudicante, il n’en réussit pas moins à patrouiller autour du lac sillonné de canards. Il gravit ensuite une éminence plantée de cèdres. Un sentier moussu le mena à un café-restaurant désert. Les sculptures de bronze qui peuplaient les bosquets observaient son manège de leurs orbites vides. Soudain, l’air s’emplit d’étincelles, il vit déboucher d’un tunnel, fonçant sur ses rails, une locomotive remorquant quelques wagons. À quoi bon s’obstiner alors que le chemin de fer de ceinture avait probablement offert au fugitif un moyen d’évasion ?
Du haut d’une arche de pierre, il remarqua l’entrée d’une grotte artificielle où se déversait, au flanc d’un ravin tapissé de fougères, une impétueuse cascade. Il dévala l’allée. Aussi sombre qu’humide, l’excavation à la chevelure de stalactites évoquait à s’y méprendre une véritable caverne. La lumière verticale, presque violette, semait des touches claires sur les parois d’un puits aux saillies desquelles pendaient des lianes et des racines. Il attendit que ses yeux s’habituent à la pénombre. Il y eut des grattements à sa droite. Pendant un millième de seconde, il eut conscience d’une forme qui jaillissait près de lui. De la main, il para un coup qu’il ne voyait pas arriver. Deux bras puissants se nouèrent autour de son torse et le forcèrent à reculer. Il se débattit violemment, mais dès qu’il se dégagea et parvint à se tourner face à son adversaire, un coup de poing l’envoya dinguer contre une paroi rugueuse. Il s’écroula. Des doigts se refermèrent sur sa gorge. Il s’arc-bouta et se libéra, prêt à affronter son adversaire.
L’ignoble Zandini se fût gaussé de ces costauds patibulaires à larges rouflaquettes formant haie à l’orée de l’Hôtel de Bucarest où officiaient des pelotons de péripatéticiennes. Il eût ostensiblement affûté son eustache61 et s’en fût curé les dents avec désinvolture. Joseph, lui, n’en menait pas large. En guise d’incantation propitiatoire, il se répétait en lui-même la formule qui résumait l’identité du coupable, et souhaitait ardemment conserver la vie sauve jusqu’à ce qu’il eût localisé Victor et lui eût transmis le fruit de ses réflexions. Il tâtait l’arme qui gonflait sa poche et se promettait qu’il vendrait chèrement sa peau.
— Je cherche la rue Burnouf, finit-il par balbutier à une fille plus avenante que ses compagnes.
— Ben quoi qu’tu veux y farfouiller, mon mignon ? Y a tout c’que tu peux rêver d’mieux ici ! Est-il trognon !
Elle lui caressa la joue. Écarlate, il se déroba, aussitôt encerclé de créatures qui se cramponnaient à lui en rivalisant d’œillades assassines.
— J’ai toujours eu envie d’me chauffer à un bosco. C’est-y vrai qu’ça porte bonheur ? glapit l’une, la main serrée sur son épaule.
— Mets-la en sourdine, Charlina, t’as tellement bâti sur l’devant qu’t’as plus d’place dans ton plumard ! s’écria une autre.
— Les écoute pas, conseilla une troisième, c’est rien qu’des merluches avariées, ça s’parfume au prends-moi-toute et ça s’peinturlure la trombine, mais quand on déballe la marchandise, ça vous flanque la chique !
— Tu nous la cours, la Rincette, avec c’que tu siffles, le moindre suçage de pomme prend des allures de suicide, les gonces s’écroulent raides au pieu ! Notez qu’ça lui évite de s’crever à la besogne, parce que sinon elle pioncerait sur le rôti !
La discussion prenait une tournure inquiétante car, à mesure qu’elle s’envenimait, ces dames tiraient à elles le malheureux Joseph qui craignait d’être démantibulé. Un gros bonhomme à foulard rouge s’interposa.
— Cessez d’jacasser, les pochetées, c’polichinelle n’est pas ici pour vos crêpages de chignon, allez vous bouffer l’nez ailleurs, Môssieur est v’nu tenter sa chance.
Il dispersa les filles mécontentes et cependant prestement soumises à cet individu massif au crâne tondu à la mal-content. Joseph sentit que, délivré du poison, il était menacé de la corde.
— V’là c’que j’te propose, mon gars. On va casser l’goulot à une bouteille, c’est toi qui régales, bien sûr, et on va jouer au bonneteau. Pour que tout soye fait dans les règles – mon p’tit doigt me souffle que t’as d’mauvaises manières – j’me présente : Auguste Balandard, biffin, écumeur de canal et fumiste à mes heures. Et toi ?
— Jo… Joseph Pignot, libraire.
— Salut, Jojo, tu m’bottes, aboule la galette que j’aille nous fournir en gros qui tache.
Trop poli pour refuser, Joseph repêchait déjà une pièce au fond de sa poche quand un coup de sifflet à roulette plongea le quartier en effervescence.
Deux mots volaient de bouche en bouche : les cognes ! Tel un cierge brutalement mouché, le trottoir se vida de sa gent galante. Dans une extrême confusion, chacun s’efforçait de déguerpir avant l’assaut des forces de l’ordre. Coupables d’activités illicites, ou simplement effrayés par la puissance dont se revêt l’autorité, tous n’avaient qu’une idée en tête : déloger.
Joseph ne regretta pas que son fumigot franchisse une palissade dans l’espoir de se soustraire aux brigades d’intervention. Ravi d’éviter de se faire plumer au bonneteau, il brandit son pistolet avec l’expression d’un corsaire qui vient à lui seul de semer la déroute parmi des écumeurs. Une voix ironique déclara derrière lui :
— Prudence, monsieur Pignot, ces pétoires sont d’un maniement délicat. A condition d’y avoir préalablement introduit de la poudre et une balle !
Pensif, l’inspecteur Lecacheur lissait de l’index les brandebourgs de son dolman. Non loin, les agents luttaient corps à corps avec des souteneurs munis de gourdins. Des vitres explosaient, des tabourets et des chaises se fracassaient. Lancés aux basques de truands et de filles publiques sur les pavés glissants, les flics dérapaient dans les ordures. Un chien montra les crocs, une vieille édentée secoua sa canne au-dessus de ses cheveux blancs en hurlant :
— Bazaine !
L’impassibilité de l’inspecteur Lecacheur forçait le respect.
— Alors, monsieur Pignot, à quoi rime tout ceci ? Il faut que des événements bien graves se soient produits pour que M. Mori ait jugé urgent de réclamer mon concours immédiat. M. Legris et vous étiez soi-disant en danger de mort. À propos, où est M. Legris ?
Joseph avait rempoché son pistolet. Affecté d’une soudaine surdité, il s’employait à aplatir l’épi de sa tignasse blonde.
— Auriez-vous un problème d’élocution, monsieur Pignot ?
Une gamine aux yeux pervenche s’insinua entre les groupes de combattants et s’arrêta devant l’inspecteur. Balançant d’une main sa poupée unijambiste, elle claironna :
— Moi, je sais ousque les messieurs sont partis.
Il semblait à Victor que son cœur allait s’effriter. Il regrettait amèrement sa bicyclette et se voyait s’écrouler victime d’une crise cardiaque. Lui ferait-on de grandioses funérailles ? Le pleurerait-on ? Tasha, certainement, Kenji, Joseph, Iris… Qui encore ?
Lorsqu’il arriva en vue de la grotte, les jarrets tétanisés, il était toujours vivant. À travers ses paupières papillotantes, il distingua deux silhouettes floues. L’une avait le pied appuyé sur la poitrine de l’autre et la plaquait le dos au sol. D’un suprême effort il se jeta dans la mêlée. Son bras fouetta l’air, il reçut un uppercut en pleine mâchoire, sa main empoigna les cheveux de son agresseur et tira. L’homme vacilla, eut le temps de lui décocher un swing avant de s’effondrer sur les fesses. Il resta là, assis, les lèvres tuméfiées, un œil à moitié fermé, la chemise en lambeaux.
— Vous êtes démasqué ! s’écria Victor.
Le père Boniface se redressa. Son visage se décomposa, mais, sous sa grimace de colère, Victor surprit le reflet furtif de l’ironie.
— Qui l’eût cru, monsieur Legris ? Oh ! Vous saignez du nez, j’ai dû cogner trop fort.
Il désigna la forme recroquevillée sur le ciment.
— Rassurez-vous, il est un peu sonné, il s’en remettra. Il n’a eu que ce qu’il mérite, après tout, il m’a importuné depuis le début. Le plus comique, c’est que je ne sais même pas son nom.
— Lambert, peut-être, c’est inscrit sur sa carriole. Ainsi, le berger aux brebis, le futur roi David, c’est vous ?
— Plaît-il ?
— Il mit la main dans sa gibecière, y prit une pierre et la lança avec sa fronde…
— Et la pierre s’enfonça dans le front du Philistin… — — Compliment, monsieur Legris, l’Ancien Testament n’a aucun secret pour vous.
— Monsieur mon père était très rigoureux en ce qui concerne l’éducation religieuse de son fils.
— Depuis quand me soupçonnez-vous ?
— C’est tout récent. Je viens de croiser une bande de gamins en train de s’en prendre aux pigeons. Vous êtes un vrai maître d’armes.
— Oh, je n’ai guère de mérite, j’ai grandi à la campagne.
Privé de sa soutane, il paraissait moins âgé et plus débonnaire.
— J’aimais beaucoup Loulou, c’était ma protégée. Je savais qu’elle et Sophie jouaient avec le feu, mais de là à imaginer…
La voix du père Boniface était calme et sans emphase. Il gardait l’impassibilité d’une statue.
— Il y a en vous quelque chose de peu clair, dit Victor, quelque chose qui n’est pas droit, je le sens.
— J’aurais dû me douter que je ne pourrais battre un bon joueur d’échecs sur un terrain comme celui-là. Vous êtes un spécialiste de la nature humaine, monsieur Legris, c’est évident. Vous brûlez de connaître mes motivations, n’est-ce pas ?
Le père Boniface eut un large sourire, mais il y avait une lueur calculatrice dans son regard.
— Hermance Guérin a sollicité mon conseil. Elle avait commis une indiscrétion en lisant des extraits du journal intime de Sophie Clairsange lors de sa maladie, elle était inquiète. J’ai jugé qu’il s’agissait d’une plaisanterie de gamine, d’une juste revanche sur l’adversité. Je ne pouvais intervenir auprès de Sophie sans trahir le secret d’une confession venant d’une femme qui avait placé sa confiance en moi, j’étais à cent lieues de prévoir la tournure morbide qu’allait prendre la suite des événements.
— Vous connaissez Mme Guérin ! Vous avez pourtant prétendu le contraire !
— J’avais besoin d’un sursis afin d’aider Thomassin à réaliser son dernier tour de piste ! Hermance Guérin est une amie, nous nous sommes liés au cours du procès de 1891, il était naturel qu’elle fasse appel à moi pour soigner Sophie, ne suis-je pas médecin ? Démuni de diplôme, je vous le concède, mais poser des sinapismes est à la portée de tous. C’est votre faute, monsieur Legris, rien de cela ne se serait produit si vous ne m’aviez appris l’assassinat de Loulou, c’est vous qui avez mis en branle le processus. Comme j’ignorais laquelle de ces trois fripouilles était l’auteur de cet abject forfait, je les ai tous éliminés afin de sauvegarder Sophie. La Gournay fut un beau ratage, j’avais perdu la main. S’il n’a pas succombé immédiatement, il a quand même fini par quitter cette vallée de larmes.
— Vous ! Un homme de Dieu… En arriver à pareille extrémité !
— Nous sommes tous des créatures de Dieu, monsieur Legris. Vous êtes intelligent et pourtant vous vous laissez prendre aux apparences. Il est si facile de berner le commun des mortels par le port d’un vêtement spécifique.
— Vous n’êtes pas prêtre !
— Avez-vous des enfants, monsieur Legris ?
— Non… Euh… Pas encore.
— Un jour, vous comprendrez peut-être que l’amour paternel peut pousser au crime. J’use rarement de citations, cependant j’ai une prédilection pour Lactance, « le Cicéron du christianisme ». Savez-vous ce qu’il a écrit il y a plus de mille cinq cents ans ? « Quelques hommes, assez peu nombreux, ont commencé à mettre la main sur tout ce qui était de première nécessité pour l’humanité… ils se sont élevés au-dessus de tous les autres et s’en sont différenciés par leurs vêtements et par leurs armes. »
Le père Boniface se tenait immobile, le buste incliné en avant, il y avait une expression de triomphe dans son attitude.
— Je me suis « différencié » afin de survivre. La guerre m’a arraché à ma femme et ma fille, entre elles et moi s’est dressé un mur sombre. Les revoir fut mon unique but au cours de ces années d’exil. Je laisse la morale et toute la litanie à ceux chargés d’appliquer leur loi sous le masque trompeur de la justice.
Tandis qu’ils chuchotaient à l’entrée de la grotte, Corentin Jourdan reprenait lentement ses esprits. Il s’agenouilla et s’accroupit, la tête penchée. Il tint la posture quelques secondes, puis il se détendit lentement et, le dos courbé, gagna en boitillant l’extrémité sombre de la grotte.
— Pourquoi votre message chez le baron était-il signé Louise ? demanda Victor.
— Vous êtes du genre méticuleux, monsieur Legris. J’ai suivi à la lettre le plan de Sophie, je savais qu’elle comptait dévaster les collections de ces jolis messieurs sous le pseudonyme d’Angélique, mais je ne pouvais deviner par qui elle comptait commencer, alors j’ai paraphé mon œuvre du prénom Louise, ainsi je brouillais les pistes.
— Par quel subterfuge vous êtes-vous introduit rue de Varenne ?
— Un jeu d’enfant. Je me suis présenté en tant que cousin du curé de la paroisse sous prétexte de donner l’extrême-onction au baron. C’est lui qui m’a indiqué où se trouvait la clé de son cabinet secret.
— Je suppose que vous avez procédé de la même façon au domicile de Richard Gaétan.
— Non, je n’ai pu opérer chez lui, la police y était déjà.
— Et chez Thomassin ?
— C’était risqué, ça m’a pris du temps. J’ai crocheté la porte de service de son appartement. Au moment où je détalais, celui-là a surgi… Où est-il passé ?
Ils se retournèrent, la grotte était vide.
— Il ne peut être loin, marmonna le père Boniface.
— S’il s’agit de moi, inutile de chercher !
Escorté d’une cohorte de policiers, l’inspecteur Lecacheur les considérait froidement. A demi caché derrière sa forte corpulence, Joseph arborait un sourire triomphal.
— J’ai tout compris quand vous m’avez téléphoné, patr… Victor ! Étudiant en médecine + Velpeau + trépanations = père Boniface ! Jolie formule, hein ? Le père Boniface est le père de So…
Victor lui décocha une œillade menaçante et il se tut. L’inspecteur les toisait avec commisération.
— Messieurs, nous allons tailler une petite bavette à la préfecture, vous et moi, leur dit-il en enfournant une poignée de cachous. En route !
Menotté, le père Boniface montait dans un panier à salade.
Une loupiote aux yeux pervenche demeura plantée devant la grotte, berçant une poupée unijambiste.
— Ils étaient trois, les messieurs…