CHAPITRE PREMIER

Dimanche 7 janvier 1894

La tempête s’acharnait contre les côtes normandes. Après avoir balayé les îles Britanniques, elle avait assiégé le pas de Calais, puis le Cotentin où sa fureur se déchaînait à présent dans la région de la Hague.

Étendu tout habillé sur son lit à baldaquin, Corentin Jourdan écoutait les coups de bélier ébranler les murs. Le feu ronflait. Une pièce de toile tombait du manteau de la cheminée pour empêcher la fumée d’envahir l’espace. Les flammes léchaient de paillettes fugaces la fontaine de cuivre et l’horloge à balancier. Les ferrures de l’armoire, ornées de têtes d’oiseaux, semblaient vouloir s’envoler. Un feulement enroué domina brièvement le tumulte. Un matou affolé griffait la porte d’entrée garnie à l’extérieur d’une haie de genêts séchés. Corentin se redressa. Une boule de poils crottés, piquée d’un nez rose aux moustaches en vrille, jaillit en trombe de la chatière et vint se blottir au creux de l’édredon.

— Dis donc, Gilliatt, est-ce ainsi que se comporte la mascotte d’un ancien capitaine ? Il n’y a pas de quoi fouetter un chat !

Une déflagration démentit ces propos : le toit de chaume de l’appentis venait de s’écrouler. Contrarié, Corentin Jourdan entendit la cataracte s’abattre sur sa provision de bûches et tenta mentalement de chiffrer les dégâts. Il lui faudrait avoir recours au père Pignol, un satané filou mais le meilleur couvreur des environs. Un hennissement fusa de l’écurie mitoyenne. Flip devenait nerveux. Pourvu qu’il n’allât pas donner des quatre fers !

Espérant probablement conjurer les éléments, le matou se lova sous l’aisselle de son maître en ronronnant aussi fort qu’une turbine. Corentin sourit.

— Montre-toi à ton avantage, Gilliatt ! Ce n’est qu’un misérable grain !

Il en avait vu de pires quand il pilotait la Marie-Jeanneton le long des îles Anglo-Normandes ! Sans ce maudit espar, fendu lors d’un coup de tabac, qui lui avait broyé le pied, jamais il n’aurait abandonné la marine.

Il expira profondément. Bien que sa maison fût plantée à presque cinq cents mètres du rivage, le grondement des hauts-fonds investissait sa chambre telle une meute fantasmagorique. Les martèlements du ressac se répercutaient en lui, le berçaient. Il sombra.

Lorsqu’il s’éveilla, il ressentit cette subtile impression de peur contre laquelle il lui avait fallu bander son énergie afin de tromper l’inactivité mêlée à la souffrance physique. Rester immobile sur un lit d’hôpital, dépendre du bon vouloir d’autrui, ne plus goûter la salure iodée du grand large… Cette claustration forcée l’avait contraint à faire un retour sur lui-même. Durant des semaines il s’était demandé quelle fausse manœuvre il avait pu commettre, pourquoi ce stupide accident ? À quarante ans, les deux tiers de son existence consommés, que pouvait-il escompter du futur ? Il avait réalisé brutalement qu’aucun armateur ne ferait confiance à un estropié. Cette perspective l’avait entraîné dans un abîme d’angoisse et il évoquait avec nostalgie l’ambiance rassurante et familière de la Marie-Jeanneton.

L’aube peinait à naître, une aube jaunâtre, malsaine, qui lui permit d’apercevoir Gilliatt, juché sur le garde-manger, des miettes accusatrices de pâté en croûte collées aux vibrisses.

Corentin s’étira et se souvint de son rêve. Une fois encore, Clélia l’avait visité, inaccessible, transparente. L’unique femme qu’il eût aimée, l’unique femme qu’il n’eût pas possédée s’obstinait à le hanter. Les autres, filles de cuisine ou de joie offertes à ses appétits, s’effaçaient de sa mémoire dès qu’il s’en était rassasié. Il connaissait la cause de cette amnésie : seul un amour hors d’atteinte peut capter et retenir l’imagination d’un homme si longtemps.

Il décida de sortir. Peut-être un voisin avait-il besoin d’assistance ? En dépit de sa misanthropie, il s’efforçait de maintenir des relations courtoises avec ses congénères puisqu’il avait volontairement circonscrit sa vie à cet étroit cercle de chaumières.

Une averse cingla son visage, il vissa sa casquette, scruta le ciel qui virait au gris, puis il poussa la porte de l’écurie. La queue et la crinière de Flip furent hérissées par une rafale. Une clique de souris occupée à festoyer parmi la paille décampa en chicotant. Il enflamma la mèche de la lanterne.

— Salut, Flip !

À la vue de son maître, le cheval frissonna. Corentin lui appliqua une claque sur la croupe, et, paume ouverte, lui tendit un sucre.

— Une gâterie de ton palefrenier-chef, vieux grincheux. Là, tout doux, le sabbat s’achève.

Le cheval se gratta tranquillement le naseau droit au chambranle de sa stalle avant de daigner accepter la friandise.

— Sacré tonnerre, Flip, cesse de faire ton œil terrible ! s’exclama Corentin en fourrageant le coffre à grain.

Flip piaffa de contentement et plongea le nez dans les mains jointes pleines d’avoine.

— Mâche proprement.

Corentin lui flatta l’encolure, disposa du foin au râtelier et moucha la lanterne.

— Sois sage, hein ! Ne démolis rien, dit-il en bouclant la porte.

Un courant d’air polaire ébouriffait les collines. Il dépassa la ferme Chaulard tapie derrière un mamelon comme une bête aux abois. Les vitres trépidaient dans leurs croisillons, la charpente grinçait. Il ne distingua pas âme qui vive.

Il dévala la pente, plus ballotté qu’un esquif. C’était surtout lors de ces grosses bourrasques qu’il déplorait la perte de son bateau. À son bord, il pouvait se colleter avec les intempéries d’égal à égal. A terre, il était à la merci de la moindre houle.

Des reflets argentés rampaient à la cime des vagues. Il traversa le Hubiland changé en torrent, effleura d’un regard les falaises noyées sous les embruns et leur tourna le dos. La rue principale de Landemer louvoyait entre les maisons de pêcheurs et les rares villas bourgeoises aménagées l’été en pensions de famille. Celle du commissionnaire public, qui allait quotidiennement à Cherbourg afin de ravitailler le pays, avait perdu son prétentieux décor de céramique, en morceaux au milieu de la cour. Il ralentit devant l’auberge Voisin et releva le col de sa vareuse. D’ordinaire, à cette heure, se tenait la vente à la criée du poisson et des coquillages. C’était maintenant un village fantôme étalé face à la plage où il s’engagea, esquivant de son mieux l’haleine d’un démon invisible.

Les rouleaux démontés avaient bouté les galets en une digue abrupte au-delà du sable libéré par la marée basse, le chaudron bouillonnant capitulait à regret. À la droite du fort, cette tache claire, des oiseaux paniqués ? Il avait jadis eu la chance d’observer des pétrels culs-blancs, déroutés des Orcades jusqu’au Cotentin par un ouragan.

Il parcourut une centaine de mètres, heureux de fouler ce désert où il avait passé tant de moments à épier la faune sauvage et à traquer des bois flottés et des cailloux étranges. Ces promenades solitaires lui procuraient à certains égards une sensation de sécurité. Hormis la mère Guénéqué qui venait nettoyer sa cambuse et préparer les repas, il ne fréquentait guère de monde.

Une escouade de nuages plombés galopait à l’horizon. Un souffle rageur flagellait la crête des lames et les aplatissait. Il plissa les paupières. Non, pas des oiseaux, quelque chose de plus conséquent. Drossée vers les récifs, une goélette avait dû s’empaler sur la pointe d’un rocher où son bout-dehors, son beaupré et son étrave s’étaient fracassés. Brisé, le mât de misaine dessinait un angle grotesque, tandis que du pont on lançait des lignes pour évacuer l’équipage. Des barques s’activaient autour de la carcasse. Voilà donc où étaient ceux de Landemer et d’Urville. Il était temps que les secours arrivent, des paquets de mer hâtaient l’anéantissement de l’épave.

Il songea aux pêcheurs qui avaient dû périr et se dit que le capitaine de ce voilier, sans doute parti d’Angleterre, avait été bien présomptueux de défier une mer si agitée. Lui-même s’était souvent cru invincible.

Du côté de Gréville, des coques joufflues jetaient l’amarre. Il redoubla l’allure, pressé de les rejoindre. Soudain, il s’arrêta, figé, attentif. Une masse sombre oscillait sous l’effet du reflux. Cinq, dix secondes peut-être, il demeura paralysé, les mains en auvent. Avec une brusque certitude, il comprit et se mit à courir. Une fillette ou une femme gisait dans l’écume, comme une sirène prise au filet gluant des goémons.

Mi-portant, mi-traînant la forme inconsciente, il se laissa choir à la lisière des galets et reçut un choc en voyant le visage de la jeune femme. Clélia ? Non ! Elle avait des traits délicats, mais ce n’était pas Clélia. Clélia était morte vingt ans auparavant. D’un geste instinctif, il lui desserra les dents à l’aide du tuyau de sa pipe, enfonça deux doigts dans sa gorge pour débarrasser son pharynx des mucosités, appuya une oreille contre sa poitrine. Le cœur battait faiblement. Il s’agenouilla, lui saisit les poignets, souleva et abaissa ses bras avec la régularité d’un piston, comprimant son thorax à chaque traction. Il agissait mécaniquement, grâce à une compétence acquise pendant vingt-cinq années de pratique. Il répéta la manœuvre une quinzaine de fois par minute, une seule idée accaparant son esprit : redonner vie à cette inconnue.

Elle fut secouée d’un spasme, toussa, cracha et retomba, inerte. Il se dépouilla de sa vareuse et l’en enveloppa. Alors qu’il la hissait, il sentit un obstacle. Liée au poignet de la femme, une cordelette retenait un sac de cuir.

Chahuté par le vent, il entama une marche chancelante. Son fardeau avait beau être d’un petit gabarit, ses vêtements saturés d’eau l’alourdissaient. Il eut beaucoup de mal à regagner son domicile. Les dunes n’étaient qu’un brouillard terne qui dansait devant ses yeux. Il lui fallut faire une pause à mi-chemin et mettre un genou à terre agrippé à sa charge, qu’il finit par basculer en travers de son épaule. La recrudescence de la pluie lui fit craindre que l’accalmie n’eût été trompeuse. La bouche sèche, un pincement brûlant au bas des reins, il atteignit enfin sa maison. Elle était glaciale.

Avec un soupir de soulagement, il allongea la femme sur l’édredon. Vite, du feu ! Il se rua en claudiquant sous l’appentis. Les bûches gorgées de pluie étaient inutilisables. Il fit demi-tour.

Ignorant Gilliatt qui réclamait sa pitance, il attrapa une hachette et débita deux de ses chaises paillées. Lorsque les flammes embrasèrent son butin, il se rappela avoir amassé des fagots de bruyère au fond de l’écurie. Il alla les rafler ainsi qu’une caisse qui avait contenu des bouteilles de cidre, de quoi se chauffer une bonne heure.

Les paupières closes, la femme gémissait. À son lobe gauche, un cabochon bleu, le droit manquait. Il lui tâta le pouls qu’il trouva trop rapide. Le front était moite. La dévêtir, la frictionner vigoureusement pour rétablir la circulation. Il la délesta de son sac et de la vareuse, considéra en hésitant la robe déchirée. Tant de boutons ! Il en arracha un, en libéra un autre et opta pour les grands moyens. Armé d’un couteau, il lacéra ce qui lui résistait. Des lambeaux d’étoffe, jupe, corsage, jupons, jonchèrent la tomette. Il avait l’impression de peler un fruit aux innombrables peaux. Il pensait en avoir terminé quand il découvrit un ultime barrage : le corset, aussi rigide qu’une cuirasse. Il dénoua maladroitement les lacets et, d’un geste sec, sépara les pans de l’armure. Les seins jaillirent, ronds, souples, généreux. Les mains tremblantes, il fit glisser les pantalons de dentelle, puis les bas en loques. Des égratignures zébraient ses mollets, les marques du corset s’imprimaient dans sa chair, pourtant cette inconnue était la plus belle créature qu’il eût contemplée. N’osant la toucher, il se contenta de frôler ses pieds gelés.

Intrigué, Gilliatt approcha son museau du triangle pubien. Corentin l’envoya bouler. À la vitesse de l’éclair, le chat se réfugia au sommet du baldaquin.

Corentin déboucha une bouteille de vieille prune qu’il réservait à des occasions importantes, imbiba ses paumes d’alcool et les plaqua au ventre de la femme. Lentement, il commença à lui frotter l’épiderme, s’attarda sur ses hanches, incapable d’aller plus haut. Le chat miaula et le ramena à son devoir. Il s’humecta de nouveau d’eau-de-vie et accéléra son massage. Les seins roulaient sous ses doigts, il descendit vers les cuisses, il travaillait méthodiquement, il était d’un flegme absolu, la nudité ne le troublait pas. Il lui fut difficile de la retourner. La nuque, le dos, si joliment incurvé à la taille, les bras, les fesses, charnues et douces, encore les cuisses, les jambes…

La bouteille était vide, l’étrangère alanguie sur le flanc, imprégnée d’alcool et rose d’avoir été ainsi pétrie. Après avoir lavé ses plaies, il les enduisit d’une pommade balsamique au vivifiant arôme de menthe. Il fouilla l’armoire, déploya un drap, en recouvrit la femme et amoncela par-dessus plusieurs courtepointes de droguet.

Le feu déclinait. Il sacrifia une troisième chaise et se précipita à l’écurie où les dernières brandes et deux caisses furent emportées à la barbe de Flip. Il jeta sa provende au fond d’une brouette, fit un détour par l’appentis, ajouta deux bûches détrempées. Il épandit le tout face aux chenets et accota les bûches au contrecœur du foyer afin de les sécher.

Son corps était sans force. Il serra sa cuisse au-dessus du genou, la douleur irradiait de son jarret. Il reprit son souffle, appuyé au bord de la table. Une réaction de lassitude due à la tension nerveuse était en train de s’emparer de lui, il grelottait. Il se changea, se coupa une tranche de pain et fit voler en éclats une caisse, aussitôt offerte en pâture aux flammes. Cette fois, la cheminée, repue, exhalait une chaleur intense. Il se versa une moque de cidre et s’installa au chevet de la femme.

Elle était jeune, guère plus de vingt-cinq ans. Son teint hâlé attestait qu’elle avait vécu au soleil. Ses yeux, étaient-ils aussi noirs que ses boucles ? Et ses lèvres, quel était leur goût ? Il faillit céder à une impulsion et tester leur saveur. Il tint bon, mais au bout de quelques minutes, il dévoila sa nudité, et, quand il l’eut admirée tout son soûl, effleura ses épaules, le galbe d’un sein, son cou. Il rabattit les couvertures et se leva avec tant de brusquerie que le tabouret tomba.

Devenait-il dément ? Il avait appris à se barder d’une gangue d’indifférence. Isolé en lui-même, il évitait les contacts intimes et calfeutrait ses émotions. Cette femme était la première à émousser sa sérénité depuis la disparition de Clélia. La seule explication qu’il pût donner à son attitude, c’est que l’effort l’avait affecté plus qu’il ne voulait l’admettre.

Il emprunta l’échelle de meunier qui menait à sa mansarde, univers familier qu’il s’était créé lors de ses adieux à la navigation. Il huma avec délice l’odeur de tabac, de pomme et d’encre. Des malles bombées renfermaient les aquarelles et les carnets de croquis témoins de ses observations. Deux divinités empaillées régnaient sur le désordre des objets glanés lors de ses voyages : un cormoran huppé et un crave à bec rouge. Des feuillets épars narraient ses souvenirs de jeunesse, lorsque, matelot, il faisait du cabotage en Afrique du Nord et au Proche-Orient. Des cahiers à couverture de moleskine submergeaient un petit bureau agrémenté de deux sulfures et d’une lampe à pétrole. Un sextant et une longue-vue côtoyaient un herbier et des conserves de salicornes au vinaigre. Des livres encombraient un lit de sangle vis-à-vis duquel, patiemment reconstitué, le squelette d’une hulotte montait la garde. Aux parois de torchis étaient accrochés des dessins de Jean-François Millet achetés par l’oncle Gaspard, qui les lui avait légués, à l’époque où le peintre était revenu à Gruchy, son hameau natal proche de Landemer. Sa préférence allait à celui d’un berger conduisant son troupeau sous la lune. Il affectionnait également le planisphère en projection, copie d’un tracé de Mercator, qu’il avait coloré. Des dizaines de cartes marines s’entassaient dans un placard, quant à celle de la Hague, elle eût été inutile car, semblable au héros des Travailleurs de la mer, à qui le chat devait son nom, Corentin Jourdan était, selon Victor Hugo, « né avec une carte du fond de la Manche sous la voûte du crâne ».

Il alluma sa pipe. Sans lui demander son avis, Clélia lui apparut. Que ne l’avait-elle épousé, cette cousine adorée ! Elle s’était laissé séduire par un montreur de marionnettes de passage à Cherbourg et l’avait suivi à Paris, où, abandonnée et pitoyable, elle avait succombé d’une fièvre puerpérale en faisant passer l’enfant qu’elle portait. C’était stipulé sur le papier officiel qu’il avait obtenu au terme d’une enquête interminable. On n’avait pas précisé où elle était enterrée.

— Que m’importe ! grommela-t-il en allant se camper à la fenêtre.

Les pommiers de l’enclos se tordaient, sous une forte bise d’ouest. À cinq encablures, un ciel d’ardoise se confondait avec la mer.

Il réintégra le rez-de-chaussée. En proie à quelque cauchemar, la femme prononçait des paroles incohérentes. Son expression tendue l’alarma, il caressa sa joue. Un émoi inhibé le bouleversa au tréfonds des entrailles. Cette rencontre était-elle imposée par le destin ? Il s’était confronté à trop de péripéties pour croire que seul le hasard régit le cours des événements. Le regard braqué sur l’inconnue, il se résolut à ne plus aimer, c’était une expérience amère. Et cependant… Il sentait que ses barrières défensives s’effondraient, ces indispensables garde-fous élevés durant des années de solitude et de désespoir. C’était bon d’avoir cette femme chez lui.

Elle battit des paupières.

— Vous êtes en sécurité.

Qui donc avait articulé ces mots ? Ce roulis ne cesserait-il jamais ? Tout paraissait obscur, elle flottait au milieu d’une écume mousseuse qui lui emplissait le nez et la bouche, l’étouffait.

Elle se concentra pour comprendre ce que disait cette voix qu’elle percevait à peine. Elle esquissa un mouvement. Le retour du sang aux extrémités de ses membres lui arracha une plainte. Mon Dieu ! Où se trouvait-elle ?

— Vous êtes sauvée.

La voix résonnait comme un appel dans une maison vide. Il lui fallait lutter, il lui fallait vivre.

Cette silhouette de haute taille, ces favoris ceints d’un halo, le médecin du bord ? Elle avait chaud. Un vertige mua le décor en une spirale d’où se détachaient les pupilles phosphorescentes d’un chat et le buste d’un homme incliné vers elle.

—  Ça va ?

La voix lui semblait plus claire, plus distincte.

—  Sommes-nous à Southampton ? murmura-t-elle.

—  Non, en France.

Elle essaya de se redresser, une main la repoussa. Elle voulut se rebeller mais elle était si fatiguée… La voix ordonna :

—  Reposez-vous.

Elle feignit un regain de somnolence et risqua un coup d’œil. Elle devinait une cheminée. Une table rectangulaire flanquée de deux bancs supportait un pot d’étain piqué de chardons. Les tablettes d’une desserte alignaient des assiettes peintes. L’homme brandit une lampe à globe et elle put entrevoir un jambon suspendu à une poutre. La terre jaune et le lattis des cloisons projetaient des formes aussi extravagantes que celle de ce gros chat gris aplati devant le feu.

Des images décousues se bousculèrent. Son embarquement sur l’Eagle ancré à Southampton où elle venait de s’entretenir avec le notaire de son époux. Le commandant, un homme courtaud, grassouillet, qui la serrait de près en lui affirmant qu’il tenait la lame mieux qu’un marsouin et que, tempête ou pas, ils atteindraient la France en une journée. La peur qu’elle avait éprouvée, cramponnée à l’esquif tourbillonnant parmi d’énormes toboggans liquides animés d’une volonté farouche : détruire l’embarcation, la détruire, elle. Avant cela, le voyage de San Francisco à New York, puis la traversée sans histoire jusqu’au sud de l’ Angleterre.

À la tête du lit, Corentin curait sa pipe dans un bénitier de faïence, l’esprit plein de pensées sombres et insolites. Un homme a besoin de quelque chose qui comble sa vie. L’amour d’une femme, par exemple ? On le lui avait volé. Il souffrait d’une soif de l’âme tel un Robinson qui se serait déshydraté en n’absorbant que des harengs saurs sans pouvoir boire une goutte d’eau douce.

Le sommeil le gagnait lorsque, avec un vent coulis, la mère Guénéqué entra. C’était une paysanne robuste d’une cinquantaine d’années. Veuve d’un bouilleur de cru, elle avait nourri sa marmaille en se louant de château en château. À présent, elle faisait des ménages chez les notables du pays.

—  Bonjour, capitaine, excusez mon retard, j’osais point m’aventurer dehors. Ça se tasse, reluquez l’ciel, c’est le diable qui rosse sa moitié et qui marie sa fille. Quelle pitié ! Y a eu des chaloupes chavirées, c’est toujours pareil quand ça vient. Une tempête de trois jours !… Oh ! Vous avez de la visite ?

—  J’ai découvert cette femme évanouie tôt ce matin. Je suppose que c’est une passagère de la goélette. Je me suis efforcé de la réchauffer.

La mère Guénéqué referma sa bouche et la porte, sautilla vers le lit et jaugea l’intruse. Sa trogne de pomme ridée s’éclaira d’un sourire railleur en avisant les bouts d’étoffe semés à terre.

—  C’est pour ça que vous l’avez épluchée comme un oignon ?

— C’était ça ou la mort. Si cette issue fatale s’était produite, j’aurais eu loisir de regarder tout ce qu’elle a de plus précieux à cacher !

— Oh, vous fâchez pas, c’que j’en dis…

— Vous m’avez posé une question, répliqua Corentin d’un ton conciliant, je vous réponds. Servez-vous de café.

C’était trop demander à la mère Guénéqué que d’accepter de bonne grâce.

—  Ben, et vos chaises ? En v’là du gâchis ! Elle va rester ici, c’te p’tite dame ?

—  Je vous attendais pour aller solliciter les religieuses gardes-malades d’envoyer quelqu’un la chercher.

—  Si j’étais vous, j’f’rais vinaigre. Quand mon pauvre homme a plongé cul par-dessus tête au fond de la cuve à cidre, ses copains l’ont secoué tant et plus jusqu’à c’qu’il dégorge. Mais l’cœur a lâché.

—  Je pars. Tisonnez le feu. Si elle se réveille et veut manger, il y a des œufs et de l’andouille fraîche dans le buffet.

—  Rassurez-vous, elle mourra pas d’faim. J’m’en vas lui cuire une soupe.

Elle marmonna en retroussant ses manches :

—  Tout ermite qu’on soit, on n’en a pas moins ses Faiblesses.

Corentin Jourdan aspira une bouffée d’air humide, soulagé d’échapper au confinement. Les bourrasques avaient malmené les rosiers et les mauves, les arbres étaient courbés en éventails, les corneilles voletaient çà et là parmi les branches brisées. Le fournil pleurait, les oies cacardaient dans la courette blanchie de fientes.

Il délivra Flip qu’il harnacha près du puits. Le cheval, un anglo-normand au profil busqué, ébroua sa crinière, signe de joie à la perspective de fuir lui aussi sa prison. Son maître en selle, la jambe gauche hors de l’étrier, il longea la grève, ponctuant de hennissements la mélopée des mouettes.

Ils franchirent la Biale au son du glas. Une foule silencieuse se regroupait devant le portail de l’église surmonté du relief de saint Martin. Bientôt, les fossoyeurs d’Urville creuseraient de nouvelles tombes.

Il dut cogner plusieurs fois le lourd battant avant que le guichet ne s’entrebâille. Une jeune religieuse le dévisageait. Il exposa son cas, la sœur rétorqua que la mère supérieure allait faire le nécessaire dès que possible mais que tous les lits étaient occupés à cause de la tourmente. Il insista.

—  Cette femme a la fièvre, qui sait combien de temps elle a séjourné dans l’eau ? C’est miracle qu’elle soit encore de ce monde.

Une religieuse plus âgée écarta la novice et examina Corentin en rajustant ses bésicles.

— Sœur Ursule dit vrai, capitaine Jourdan, nous sommes débordées. Toutefois je vais vous expédier Landry, le fils du jardinier, nous logerons cette personne à l’annexe.

Il remercia chaleureusement la supérieure, qui avait un penchant pour ses yeux noirs parce qu’un jour de l’hiver 92 il avait aidé à réparer la façade de l’infirmerie à demi éboulée, et n’avait consenti à recevoir en guise de salaire qu’un bol de café et deux tartines.

Elle tint parole. Cinq minutes plus tard, la tignasse carotte de Landry cahotait derrière le bidet des religieuses en direction de Landemer. Corentin Jourdan surveilla de loin la carriole bringuebalant sur le chemin sillonné d’ornières.

À l’abri de l’écurie, il guetta le garçon et la mère Guénéqué qui transportaient tant bien que mal la femme emmaillotée telle une momie.

Lorsque Landry eut dépassé le virage, Corentin dessella son cheval et le laissa pâturer.

— Vous les avez ratés, commenta la mère Guénéqué.

Fixé à une crémaillère, un chaudron clapotait à petits bouillons et fleurait bon les légumes aux lardons.

—  L’a point ouvert les yeux ni l’ bec, la malheureuse.

Son nettoyage du rez-de-chaussée achevé, la mère Guénéqué enfila sa pèlerine. Le grenier était un domaine interdit à sa curiosité, sauf en l’absence du propriétaire.

—  J’ m’ en vas chez l’ père Pignol.

—  Pensez à lui signaler, à propos du toit. La bonace est proche, néanmoins…

— Dormez sur vos deux oreilles. Et à mercredi, capitaine. Dégotez-moi la lessiveuse, y a une tonne de linge à laver.

Elle darda un regard irrité sur Gilliatt vautré au milieu des draps.

Corentin Jourdan poussa un soupir. Peu d’heures avaient suffi à une inconnue pour chambouler sa routine. Il s’affala auprès du matou, recru de fatigue.

Au mitan de la nuit, il émergea, fourgonna les braises et les couronna des débris d’une caisse. Une assiette de soupe tiède entre les mains, il s’assit au coin de l’âtre. À ses pieds, Gilliatt lapait un restant de panade. Le va-et-vient de sa langue rose suscita en lui un stimulus sensuel. Il se remémora un autre songe : une ondine lui tendait les bras, elle était nue, une aura bleutée nimbait sa chevelure de jais.

Que lui arrivait-il ? C’était la première fois en vingt ans qu’il était à ce point obsédé. Honteux de se comporter en adolescent romanesque, il se leva et s’apprêtait à gravir l’échelle de meunier quand il discerna un objet sous le sommier Il se baissa et ramassa le sac de la femme. Le balai de la mère Guénéqué manquait d’assiduité.

Il alluma une chandelle et monta au grenier. Indécis, il considéra sa trouvaille. L’ouvrir ? C’était prendre le risque de s’attacher à celle dont il venait de se libérer. Il s’était résigné à ne jamais quitter ce lieu où ses modestes économies jointes à la rente de son oncle lui assuraient l’indépendance, presque la richesse. Il jouissait d’une paix entière puisque nulle épine n’écorchait son cœur, et que, quasiment insensible à la fréquentation de ses semblables, il ne s’inquiétait que de la santé d’un cheval et d’un chat.

« Est-elle mariée ? »

N’y tenant plus, il s’empara du sac. Le cuir avait protégé un carnet, un portefeuille rembourré et une liasse de lettres empaquetés dans une triple épaisseur de toile cirée. Par quoi commencer ? Il s’attaqua à une enveloppe beige gondolée et en tira un cahier bleu aux pages couvertes d’une fine écriture. Il s’installa sur le lit de sangle et entama une lecture qu’il fut incapable d’interrompre.

Au matin, il rangea le cahier où il l’avait pris et s’approcha de la fenêtre. Un timide rayon de soleil dessinait dans la cour l’ombre découpée de la cheminée. Entre deux pans de mur, il apercevait la mer, unie comme un miroir. Il la contempla un moment, la pipe aux dents, absorbé par ses pensées. L’horizon dégagé lui parut être un présage favorable, il décida d’apporter le sac aux religieuses.

On lui apprit qu’après une période d’incertitude la femme apparaissait, selon le docteur, être hors de danger, elle se nommait Sophie Clairsange. Un marin de l’Eagle avait déposé sa malle, emplie de très belles toilettes. La pauvrette était toujours fragile, mais avait réussi à avaler deux ou trois bouchées. Désirait-il lui parler ?

Il conjura la novice de ne pas révéler son identité si par hasard Sophie Clairsange s’enquérait de lui. Surprise, la jeune sœur promit.

Il se sauva. À Urville, il acheta La Lanterne manchoise fraîchement imprimée. Un article à la une relatait l’accident de la goélette qui n’avait fait aucune victime. Par ailleurs, on déplorait que de gros arbres aient été déracinés à Cherbourg, où les travaux de fermeture des passes étaient sérieusement endommagés.

Il retourna se cloîtrer chez lui.

Mercredi 10 janvier

— Et c’te lessiveuse ? grogna la mère Guénéqué en constatant qu’il ne lui avait pas obéi.

Sans répondre, il grimpa à l’étage. Où l’avait-il fourrée ? Ah oui, sous le lit. Il saisit une boîte de copeaux dont il ôta le couvercle. Elle contenait quatre cent vingt francs, somme grâce à laquelle il comptait subvenir à ses besoins. Voyons, le trajet en troisième classe aller-retour coûtait moins de quarante francs. La course à Cherbourg ne le délesterait que d’une pièce, Landry serait ravi de cette aubaine qu’il irait illico dépenser dans un des bistrots du port. Il s’agirait de louer un meublé abordable – vingt francs par mois seraient-ils suffisants ? – et de rogner sur les repas. Par chance, il était doté d’un appétit frugal.

Paris ! Un espace bruyant, un continent surpeuplé aussi mystérieux que l’océan, il pourrait s’y perdre.

Il empocha l’argent, bourra de linge un havresac et redescendit, traînant la lessiveuse.

— Mère Guénéqué, je vais m’absenter quelques semaines, une affaire urgente à Paris. Dès que j’aurai une adresse, je vous l’enverrai, il vous sera loisible de me contacter en cas de problème.

— C’est que j’sais point écrire, ni lire.

—  Vous prierez les sœurs de vous assister.

—  Ça m’étonne de vous, m’sieu Corentin. V’là biau temps qu’vous vous éloignez guère plus de vot’cambuse qu’un lapin d’son terrier. On va en rire jusqu’au Val de Saire !

— Je vous fais confiance pour mettre une sourdine aux bouches les mieux fendues et pour veiller à ce que le maréchal-ferrant change le fer du sabot arrière gauche de Flip. Surtout, pensez à l’abreuver avant de lui donner son picotin d’avoine, et brossez-le chaque jour.

La mère Guénéqué le toisa d’un air malicieux.

— C’est pas à moi qu’il faut dire ça, capitaine, j’connais le proverbe : « La main engraisse autant mi’ la nourriture. » Paris, Paris, c’est-y donc une épidémie ? La donzelle qu’vous avez étrillée, elle aussi s’en va à Paris. Le docteur lui a pourtant seriné qu’dans son état c’est pas raisonnable, elle est plus têtue qu’la mule du curé ! Ça serait pas lié, vos deux voyages ? lâchai elle avec une moue suspicieuse.

—  Quelle idée ! J’ignore tout de cette femme, son identité, où elle loge… Une affaire, je vous le répète, relative aux placements de mon oncle.

—  Bon, bon. J’soignerai les bêtes, mais ça va m’obliger à m’trimbaler ici tous les matins…

—  Je vous laisse quarante francs. Si je ne suis pas revenu à la Chandeleur, vous percevrez un mandat.

—  Pas d’complications superflues. Quarante francs, c’est déjà un magot ! s’exclama-t-elle, la prunelle arrondie de convoitise.

Elle subtilisa prestement les billets.

Une caresse à Gilliatt, une tape amicale à Flip, et il tourna casaque. Il serrait dans sa main le cabochon bleu qu’il avait découvert sous la table. En dépit des nuages noirs et des coups de gueule du vent, la tourmente avait fui le Cotentin et s’était lancée à l’assaut de terres plus au sud.

Pourquoi avait-il fouillé ce maudit sac ? Désormais il disposait de renseignements indésirables. S’il refusait d’appareiller, ils lui empoisonneraient l’existence. Il n’aurait de cesse qu’il n’ait rejoint celle à qui il avait dérobé ses secrets. Coûte que coûte, il la pisterait à travers cette immense cité qui charriait des périls autrement plus mortels que ceux de la tempête.