CHAPITRE VI
Samedi 17 février
Ce matin-là, le ciel parisien déclinait toutes les nuances de blanc cassé, de l’aile de tourterelle au pelage de souris. Tasha s’était levée très tôt, pressée de confier à la repasseuse de la rue Lepic un ballot de linge et une robe de velours rose garnie d’entre-deux bis, présent de Victor à l’occasion de leurs épousailles.
Comme elle remontait le boulevard de Clichy, une bouffée de joie s’étira en elle, bulle de savon inexplicable où se dissimulait peut-être le mystère de la vie. Dès qu’elle foula le pavé de la rue Fontaine, la bulle creva, laissant place à l’incertitude. Elle se remémora la visite de Laumier, la mine embarrassée de Victor. Que complotaient-ils ? Elle l’imagina blessé, mort. Une tendresse inquiète la précipita dans les bras de son époux, qui n’eut que le temps de poser son rasoir.
— Au secours, une amazone !
D’un mouchoir chiffonné, il balaya la crème étalée sur ses joues, avant de l’enlacer.
— Que t’arrive-t-il, ma belle ?
— Besoin de toi, murmura-t-elle, en le guidant vers le lit.
Elle eût souhaité lui révéler :
« Je soupçonne Maurice de t’avoir entraîné dans une combinaison douteuse. Tu n’avoueras pour rien au monde, pourtant j’ai le don de lire en toi. »
Elle ne put que l’étreindre, puis se débarrasser de sa camisole et, la poitrine offerte, se plaquer contre lui. Il écrasa ses lèvres sur les siennes avec exaltation, ses mains enveloppèrent la rondeur de ses seins Animées d’une volonté propre, elles commencèrent d’explorer son corps. Avec un petit cri, elle rejeta la tête en arrière. Sans cesser de l’embrasser, il la bascula sur le lit et se dépouilla de ses vêtements. Les ombres agitées d’une lessive étendue dans la cour se diluèrent sous leurs caresses, il n’y eut plus que le moment présent.
Lorsqu’ils reprirent leur souffle, ils restèrent soudés l’un à l’autre. Curieuse, Kochka les contemplait. Les yeux mi-clos, Victor la vit déployer son ventre lourd sur la courtepointe et entamer un toilettage en règle. Il la repoussa du pied.
— Du vent, grosse effrontée !
— Elle a faim, dit Tasha, moi aussi, pas toi ?
— Je vais être en retard, ma jolie.
— Tu l’es déjà.
Elle lui ébouriffa les cheveux, sauta du lit et courut à la cuisine. Les portes du buffet claquèrent, elle cria à la chatte :
— Voleuse ! Si le matou du cordonnier ne t’avait pas placée dans une position intéressante, je te mettrais au pain sec et à l’eau jusqu’à la nuit des temps ! Victor, elle a mangé le fromage !
— Au moins, toi, tu garderas ta taille de guêpe.
Il y avait dans sa voix un accent affectueux, comme s’il la trouvait infantile et charmante. Elle fut heureuse de constater qu’elle pouvait lui donner cette image d’elle.
Quand elle revint avec un pot de café et des tartines, Victor, adossé aux oreillers, tirait sur une cigarette.
— Tu avais promis de ne plus fumer à l’intérieur, dit-elle.
— L’homme qui est apte à promettre est apte à oublier. Viens près de moi. Que vas-tu faire de ta journée ?
— Je déjeune en compagnie de Thadée Natanson. Il est gentil mais il m’intimide, avec sa barbe d’un noir brillant et ses yeux de braise. Grâce à toi, je serai d’attaque, chuchota-t-elle.
— Égoïste ! Je vais une fois encore mériter d’être qualifié de tire-au-flanc par monsieur tu-sais-qui !
— Ton père est trop indulgent avec toi… Et bel homme…
Elle lui désigna le tableau qu’elle avait peint de lui quatre ans auparavant. Une ébauche de sourire aux lèvres, Kenji les dévisageait, négligemment installé dans un fauteuil.
— Il te plaît ? demanda Victor.
Elle lui jeta un regard espiègle.
— Qui sait ? S’il m’avait courtisée le premier, j’aurais peut-être succombé. J’aimerais le faire poser nu.
Un trouble incontrôlable avait allumé une étincelle en lui. Depuis la veille il éprouvait une sensation de crainte et la certitude qu’il allait laisser échapper un mot ou une phrase qui révélerait à Tasha la tentation à laquelle il avait manqué céder au contact de la Môminette.
Elle supposa que son désarroi venait de ce qu’il s’angoissait de l’exposition à venir car elle lui dit avec douceur :
— Tes clichés feront un succès chez Natanson, mon chéri.
— Comment t’habilleras-tu ?
— Cette robe somptueuse que tu m’as achetée…
— J’aurais dû choisir une guenille !
— Rassure-toi, Thadée est marié à une jeune femme ravissante, il en est toqué28.
Victor songea à la Môminette et se dit que la passion la plus ardente n’était pas un obstacle à la luxure.
— Dis donc, Victor Legris, et si nous parlions de Laumier ? Que fricotez-vous ensemble ?
— Ce mirliflore ? Je refuse désormais d’écouter ses jérémiades, sois tranquille, il se tiendra à distance. Debout, le devoir nous appelle ! s’écria-t-il, gratouillant Kochka sous le menton afin d’éluder complètement la question.
Le cou tendu, la chatte ronronna avec volupté.
Iris souleva une paupière et distingua Joseph qui enfilait ses vêtements près de la fenêtre encore close d’où la lumière filtrait en rais grisâtres. Elle observa les épaules à la ligne inégale. Loin de la rebuter, ce déséquilibre la touchait. Qu’il était fragile, l’homme dont elle portait l’enfant ! Bien que sa cadette, elle se sentait plus mûre, plus forte que cet époux légèrement bossu aux yeux si naïfs. Parce qu’il avait beaucoup lu et un peu écrit, il se croyait doté d’une maturité supérieure à la sienne. Cependant, Iris était convaincue de représenter l’élément raisonnable de leur couple.
Elle prit ses aises sur le matelas, les paumes sur son ventre abritant un être qui participait du rêve et de la réalité. Bientôt, il occuperait un espace capital au sein de cet appartement et du quotidien de ceux qui l’entouraient. Garçon ou fille ? Quelle serait sa physionomie ? Ses qualités ? Ses défauts ?
Somnolant à demi en brodant à propos de ces interrogations, elle se rendit à peine compte que Joseph se penchait vers elle. Un trop-plein d’amour faillit le contraindre à éveiller Iris. Qu’elle lui fût attachée au point de partager sa vie, lui, le contrefait, l’obscur commis – quoiqu’il possédât l’étoffe d’un maître du feuilleton –, l’emplissait de reconnaissance.
Un plateau la précédant, Euphrosine s’avança, coupant court à ces envies d’effusions.
— Maman ? Déjà ?
Elle se déchargea de son fardeau sur un guéridon.
— J’ai retourné ça dans ma tête : cette petite, faut la bichonner. Jésus-Marie-Joseph, attendre un enfant, c’est pas une partie d’plaisir ! Je m’suis souvenue de ma propre grossesse. Tu pesais une tonne, mon minet ! Et j’avais des caprices. Tiens, par exemple, y m’ fallait du boudin aux pommes au beau milieu d’ la nuit !
— N’en sers jamais à Iris !
Cette conversation en aparté, l’alitée n’en perdait pas une miette et s’en amusait. En dépit du caractère exaspérant d’Euphrosine et de son insistance à régenter la maisonnée, Iris avait fini par ressentir à son égard le respect qu’on manifeste à une grand-mère. Orpheline de mère à trois ans, elle appréciait qu’une femme mûre se souciât de sa santé, même si cette sollicitude devenait quelquefois étouffante.
Iris patienta jusqu’à ce que Joseph fût sorti puis se redressa.
— Euphrosine, je désire m’excuser au sujet des lardons. Je comprends votre préoccupation, et j’ai réfléchi à un compromis. Je consens à absorber du jambon une fois par semaine, du poisson le vendredi, et, de temps en temps, un blanc de poulet, le Dr Reynaud me l’a conseillé.
— À la bonne heure ! Vous m’en voyez ravie. J’espère que vous n’avez rien non plus contre les œufs, je vous en ai préparé deux à la coque, vous avez sûrement la fringale. Y a aussi du pain grillé, de la confiture de prunes maison, un cadeau de Micheline Ballu, des croissants, une brioche, un chocolat mousseux et un jus d’orange.
Saisie d’une nausée, Iris laissa sa belle-mère retaper les oreillers et placer le plateau sur le lit.
— Mangez tant qu’c’est chaud, j’ vais aérer, on s’croirait dans une cave !
Tandis qu’elle tirait les rideaux, Iris fourra prestement croissants, brioche et pain à l’intérieur d’une boîte de biscuits vide cachée dans la table de nuit.
— Je vous en prie, ne privez plus mon père, mon mari et vous-même de viande à cause de moi, et partagez nos repas assise à nos côtés, nous formons une vraie famille.
— Brave petite, bredouilla Euphrosine, les yeux humides, c’est gentil d’me soulager d’ma croix. Oh, vous n’avez plus d’pain ! J’vais vous en chercher, pour les mouillettes !
Lorsqu’elle s’engagea dans la cuisine, Kenji filait vers son appartement, une bouilloire à la main. Elle n’eut que le loisir d’apercevoir une robe de chambre bleue à pois rouges avant qu’il ne se cadenasse chez lui.
— Telle fille, pas tel père, grogna-t-elle. Lui, les badigoinces, il se les cale avec du thé !
Au rez-de-chaussée, Joseph s’activait en clamant l’hymne national de la Savoie29.
Je te salue, ô terre hospitalière,
Où le malheur trouva protection ;
D’un peuple libre arborant la bannière,
Je viens fêter la constitution.
Les contrevents ôtés, il brailla le refrain à tue-tête :
Allobroges vaillants !…
La sonnerie du téléphone mit un terme à ses émouvants vibratos.
« Allô… broges ? » manqua-t-il déclarer à la comtesse de Salignac qui s’enquérait de la livraison de l’ouvrage sur l’éducation des enfants destiné à sa nièce.
— Par le Dr Lesshaft, martela-t-elle avec une inflexion germanique. Je compte sur vous !
— Jawohl, madame la comtesse ! lança Joseph. Il raccrocha en mâchonnant :
— Inutile de hacher de la paille, elle l’aura, son manuel !
Il nota une seconde fois la commande dans le registre de Kenji, et la silhouette dégingandée de Boni de Pont-Joubert, le conjoint de son premier béguin, Valentine, s’imposa à lui.
« Ce roi de la gomme, ce vlan, cette fleur de chic, cette essence de pschutt… Moi, quand j’élèverai mon fils, je me passerai de mode d’emploi, de nurse anglaise itou. Non mais ! De toute façon, anglaise ou non, si j’embauche une nurse, maman me coupe en deux ! »
Un petit homme au teint brouillé entra, un journal sous le bras. Pendant qu’il fouinait parmi les rayonnages, Joseph subtilisa le quotidien abandonné sur un tome du Littré.
— Ben merde ! s’exclama-t-il.
Il découpa fébrilement un article et le glissa entre les pages de son calepin de faits divers, sans remarquer que le petit homme au teint brouillé enfouissait un relié dans sa poche et reprenait son journal.
La librairie avait été envahie de clients. C’était un de ces jours – un rayon de soleil impromptu en était-il la cause ? – où chaque passant, assoiffé de culture ou de curiosité, se faisait un devoir de consulter, voire d’acquérir, un livre.
Sur ces entrefaites, Victor et sa bicyclette arrivèrent à la rescousse. Le petit homme au teint brouillé venait de rouler son quotidien et allait franchir le seuil lorsque, appuyant son engin au comptoir, Victor l’apostropha.
— Monsieur, ce volume que vous avez par inadvertance étouffé dans votre pardessus, mon com… beau-frère va se faire un plaisir de vous l’encaisser, énonça-t-il en pointant l’index en direction de Joseph.
Le voleur régla sans rechigner le Ronsard sur lequel il avait jeté son dévolu, et, après avoir vérifié la monnaie, s’esquiva avec désinvolture.
— Quel culot ! marmonna Joseph.
— Je vous ai observé, à travers la vitre, vos ciseaux agressaient un entrefilet, alors quoi d’étonnant ? constata Victor.
Il salua deux ou trois connaissances en allant remiser sa bicyclette. De retour près du comptoir, il décocha un clin d’œil fair-play à Joseph.
— Ne vous tracassez pas, ces choses-là surviennent aux moments les plus inopportuns, lui souffla-t-il.
— De toute façon, ça valait le coup, zieutez ce qu’on relate ! rétorqua Jojo.
Il lui confia l’article.
UN HOMME GRIÈVEMENT BLESSÉ
AVENUE DU BOIS-DE-BOULOGNE
« Comme chaque matin, le marquis Saturnin de La Picaudière menait son phaéton jusqu’au Club des pannés, lorsqu’il a distingué un corps sur le bas-côté d’une allée. Il s’agit du baron Edmond de La Gournay, qui, bien que cavalier émérite, a dû tomber de son cheval wurtembergeois Priam, retrouvé divaguant sur l’avenue des Champs-Élysées.
Le crâne ensanglanté du baron présentait une blessure à l’occiput. Ramenée d’urgence à son domicile, la victime est dans un état préoccupant, même si ces messieurs de la Faculté estiment que le danger d’une congestion est, sous toutes réserves, écarté.
Nous rappelons à nos fidèles lecteurs que, ami de Jean Lorrain, dont on jouera ce soir la première de Yanthisi au théâtre de l’Odéon, le baron de La Gournay a fondé, voici quelques années, une de ces sociétés occultes connues du Tout-Paris, la Licorne noire, qui se fixe pour but de "sonder le royaume de l’invisible et d’éclairer l’obscur dédale conduisant à la pierre philosophale". Que n’a-t-elle dessillé les propres paupières du malheureux baron ? Cela lui eût évité ce malencontreux accident…»
— Et alors ? demanda Victor.
— Alors ? Le médaillon orné d’une licorne que ce gros type vous a remis aux abattoirs, il l’a ramassé près du cadavre de Loulou, non ? P’têt’ qu’elle fréquentait le baron…
— Chut ! lui intima Victor qui venait de percevoir le pas de Kenji dans l’escalier à vis.
— Monsieur Mori, quel bonheur de vous revoir ! brama une dame aux formes opulentes et aux cheveux torsadés d’anglaises. Avez-vous enfin ces Chants du paysan de Déroulède que vous me promettez depuis leur parution le mois dernier ?
Acculé contre un rayonnage, Joseph dut son salut au téléphone, dont le grelottement couvrit la réponse de Kenji.
— Allô, Legris ? C’est moi, annonça une voix à laquelle Joseph associa sur-le-champ le visage d’un peintre abhorré.
— Y a du monde au magasin, fit-il à mi-voix.
— Vous avez réfléchi ? Je peux réellement compter sur vous ? Mimi me tarabuste…
— « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. »
— Économisez votre salive, Legris, et soyez clair !
— C’est de Jean de La Fontaine, et c’est aussi clair que d’l’eau de roche !
Joseph posa brutalement le récepteur.
— Dire qu’on se décarcasse dans l’intérêt de ce crétin…
— Joseph, qu’avez-vous noté dans mon registre ? C’est illisible, remarqua Kenji.
— Oh, juste un manuel d’éducation pour Mme de Salignac. C’est la seconde fois qu’elle nous le réclame, la moukère.
— Je croyais vous avoir interdit d’employer ce mot. Victor s’empressa de passer un bras autour des épaules de son beau-frère.
— Vous vous souvenez de ces deux librairies que vous m’avez indiquées ? Eh bien, il serait temps de vous y rendre, à propos de la commande du baron de La Gournay.
— Quelle commande ? s’enquirent en chœur Joseph et Kenji.
— Celle dont nous a fait part le marquis de La Picaudière, répliqua Victor en brandissant de sa main libre le morceau de journal livré par Joseph.
— Ah oui, parfaitement, j’y fonce !
— Où fonce-t-il ? Le marquis de La Picaudière ? Un client ? Vous et lui ne cessez de tenir des conciliabules auxquels je ne comprends rien, reprocha Kenji. Le voilà encore parti. Et vous, daignerez-vous rester, ou allez-vous prétexter des développements photographiques à exécuter ?
Victor étudia les alentours. Les fâcheux s’étaient éclipsés, deux ou trois amateurs de livres feuilletaient sagement des recueils.
— Écoutez, Kenji, ne faudrait-il pas réévaluer la position de Joseph au sein de cette librairie ? Après tout, c’est désormais votre gendre.
— Je ne le sais que trop, inutile de retourner le couteau.
— Donc il n’est plus commis.
— Mais il persiste à se comporter comme tel ! Je désirais engager quelqu’un à sa place et il s’y est catégoriquement opposé ! Nous voilà frais, avec un ex-commis qui refuse d’être remplacé et sa mère qui s’obstine à jouer les gouvernantes !
— Je pourrais me charger des achats, et lui se partagerait entre la vente et les livraisons en échange d’une part sur les bénéfices.
— Si les pommiers portaient des fruits d’or, l’avidité des hommes les transmuerait en bois mort. Autrement dit, l’argent ne pousse pas sur les arbres ! lança Kenji, accaparé par une cliente.
— Un nouveau commis nous coûterait davantage, objecta Victor.
Il renonça. « Il n’est pire sourd…» songea-t-il, décidé à reprendre l’offensive dès que possible.
Joseph sauta de l’omnibus rue Bergère et, contournant l’hôtel du Comptoir national d’escompte, piqua rue de Trévise. Victor avait été inspiré d’orienter leur enquête vers la Librairie du Merveilleux, tenue au numéro 29 par le Vendéen Lucien Chamuel, également éditeur et détenteur d’une arrière-boutique faisant office de salle de réunion. Pour cinquante centimes par jour, un y consultait à loisir les classiques de l’hermétisme.
Un personnage imposant, vêtu d’un accoutrement exotique bordé de fourrure, secouait sa chevelure et sa barbe ténébreuses en déclamant un texte de son cru.
Los à toi ! Éros intangible,
Éros uranien ! Los à toi !
Ô guérisseur des banales tendresses
Alchimiste puissant du désir imparfait
Athanor du grand œuvre dans le monde des âmes
Los à toi Androgyne30 !
Joseph se retint de pouffer car les quelques spectateurs occupant les lieux applaudissaient dévotement.
Un quidam trapu et jovial à la barbe crépue pénétra à son tour dans la librairie. L’orateur lui adressa un salut guindé et gagna l’extérieur, suivi de ses courtisans.
Plissant à demi ses yeux malicieux, l’homme frappa à la porte de l’éditeur qui lui cria d’entrer.
Désemparé, Joseph rejoignit un jeune éphèbe auréolé de boucles pâles plongé dans la lecture d’une plaquette de vers, et toussota afin de susciter son attention.
— Excusez-moi de vous déranger, qui était cet olibrius ?
— Comment ? Vous n’avez pas identifié le Sâr Péladani31 ?
— Le sire ?
— Non, le Sâr, il a emprunté ce titre aux rois d’Assyrie. C’est un illustre écrivain, son Mage Mérodack me fascine, je vous recommande vivement Le Vice suprême, il a paru voici dix ans et demeure d’ actualité.
Joseph se rappela avoir classé des romans de cet auteur sur les rayonnages de la librairie Elzévir, mais, rebuté par leur style alambiqué, il s’était dispensé de les lire.
— Et l’autre, celui qui a chassé le… Sâr ?
— Ah, lui, c’est le Dr Encausse, plus fréquemment nommé Papus32, patronyme d’un esprit du Nyctameron d’Appolonius de Tyane. Péladan et lui sont en froid depuis qu’a éclaté la guerre des Deux-Roses.
— Celle qui a tiraillé l’Angleterre ? jeta d’un ton innocent Joseph, qui avait vaguement parcouru un abrégé de l’histoire de la maison des Lancastre.
Le jeune homme posa sa plaquette sur une étagère et le considéra avec commisération.
— Aucun rapport. Je suppose que Stanislas de Guaïtal vous est tout aussi inconnu que Péladan et Papus ?
Joseph opina tristement du chef.
— Stanislas de Guaïta, grand adulateur de Péladan, lui a proposé de fonder avec lui il y a six ans l’Ordre kabbalistique de la Rose-Croix. Papus en devint membre. Toutefois, le 14 mai 1890, le Sâr a décidé de créer sa confrérie personnelle et s’est intitulé « grand maître et hiérarque suprême du tiers ordre de la Rose-Croix catholique ». Dès lors, Papus a remplacé Péladan auprès de Stanislas. D’où cette inimitié. L’année dernière, le conseil suprême, auquel appartiennent de Guaïta et Papus, a qualifié Péladan d’usurpateur, schismatique et apostat. Dommage, tous sont à mon avis des investigateurs de talent. j’en veux pour preuve les Salons de la Rose-Croix, œuvre de Péladan. En 1892, la galerie Durand-Ruel a regroupé soixante artistes et séduit plus de vingt mille curieux au son de Parsifal joué aux trompettes, vous en avez sûrement entendu parler ! Quant à Papus, son Traité élémentaire de science occulte l’élève au niveau de Cagliostro. Ah ! S’il parvenait à percer le secret de la pierre philosophale, ainsi qu’il le désire passionnément !
Cette ultime déclaration accrocha l’oreille de Joseph. Très excité, il s’écria :
— Nul doute qu’il me renseigne à propos de la Licorne noire, ce Papus !
Le jeune homme retroussa sa lèvre supérieure, ce qui l’apparenta à un ouistiti chevelu.
— La Licorne noire ! Un ramassis d’imbéciles, des déviés de la civilisation.
— Mais ils recherchent la pierre philosophale !
— Ils ne sont pas près de la tâter. En revanche, vous, mon cher, vous me paraissez doué. Que diriez-vous de déguster une verte en ma compagnie ? À moins que vous ne préfériez humer des vapeurs d’éther dans mon humble ermitage ?
Le jeune homme se pressait avec tant de fougue contre Joseph que celui-ci, affolé, renonça à son projet de s’entretenir avec le Dr Encausse dit Papus, et se sauva aussi vite qu’il en était capable.
Il attrapa la rue La Fayette et la suivit, le front encore échauffé de ce qu’il avait vécu, jusqu’à la rue de la Chaussée-d’Antin, où il repéra la librairie de l’Art indépendant. Il gribouilla sur une page arrachée à son carnet le titre Le Vice suprême et le montra en guise de sésame à l’un des vendeurs, un vieillard voûté qui compensait sa calvitie par une avalanche crayeuse de moustache et barbe mêlées. L’employé déplora qu’il tombât sur un mauvais jour, car il ratait de peu Stéphane Mallarmé et Claude Debussy, férus d’ésotérisme et amis du Sâr Péladan. Soulagé d’être le seul client, et rassuré sur le chapitre de sa vertu, Joseph s’enquit de la Licorne noire. Il s’avéra que le vieillard avait un problème acoustique.
— Exprimez-vous plus fort ! hurla-t-il.
— La li-cor-ne, articula Joseph.
— Ah ! Le bel animal. Il y a de cela trois mille ans, les Chinois vénéraient l’unicorne sous le nom de Ki-lin. En sanscrit, on la baptisa Ekasringa, en tibétain Tso-po, en vietnamien Lân. Quant aux Arabes, ils la désignaient par le vocable Kurkadann. On suit sa trace en Inde où le Sarabna hante les sommets enneigés, et en Palestine où le Re’em équivaut au Rimu des Assyriens, chevrota le vieillard.
— Je m’intéresse à la Licorne noire ! s’époumona Joseph.
— Fi ! Une secte de charlatans lancés aux trousses du grand œuvre. Ils prétendent avoir déterré dans les Balkans un fragment de la corne d’un tusson, ou texon.
— C’est quoi, un tusson ?
— Une licorne ! Ils l’ont réduite en poudre et en utilisent une pincée, mélangée à du soufre et à du mercure, lors de séances réservées à des initiés. En réalité, ils exploitent la crédulité de gogos qu’ils plument sans scrupules pour redorer leur blason.
— Qui ça, « ils » ? beugla Joseph.
— Est-ce que je sais ? Interrogez donc M. Satie, que voici, il doit être au courant, il est maître de chapelle des Rose-Croix et en a composé les sonneries.
Joseph s’approcha d’un homme d’une trentaine d’années, coiffé d’un feutre informe, aux longs cheveux et à la barbiche châtains. Sous une fine moustache qui rebiquait, la bouche s’étirait en un sourire facétieux, tandis que derrière un lorgnon des prunelles sombres scrutaient Joseph. L’homme s’appuyait sur un parapluie.
— Monsieur, je suis une relation du Sâr Péladan.
— Aimez-vous mes œuvres musicales ?
Confus, Jojo tortilla la page extraite de son carnet. – C’est-à-dire que je… oui, vos sonneries !
— Mes sonneries, certes. Mais et mes trois préludes du Fils des étoiles, et mes Danses gothiques ? Et comment avez-vous reçu mes Gymnopédies et mes Gnossiennes ? Inutile de mentir, je suis conscient que ni Péladan, dont je partage pourtant les idées, ni son entourage n’apprécient vraiment ma musique. Funeste sort que le mien, « Né si jeune dans un monde si vieux ».
— En vérité, monsieur, euh… Je m’efforce de dénicher l’adresse d’un alchimiste, le baron Edmond de La Gournay, afin de lui délivrer un message.
— De La Gournay, répéta Erik Satie en se caressant la barbiche. Un de ces êtres qui me donnent à penser que plus je connais les hommes, plus j’admire les chiens. Alchimiste, voilà un qualificatif ambitieux ! Poudre de perlimpinpin et secrets de Polichinelle… J’ai eu l’occasion de me rendre chez lui de concert avec Debussy et Huysmans, quelle abominable soirée ! Il habite rue de Varenne, au 34 bis, un hôtel particulier fort détérioré. Le bâtiment menace ruine, tôt ou tard il s’écroulera. Le personnel est restreint au strict minimum, les valets de pied ont déserté, ils n’étaient plus rémunérés. Quant à Mme de La Gournay, elle se pique de bien autre chose que d’esprit. Ce qui est normal lorsqu’on est la légitime d’un buveur d’oxyde d’éthyle. Leur sweet home empeste l’éther et la morphine.
— Pourquoi ? On en use comme désinfectants à cause de sa chute de cheval ?
Le sourire d’Erik Satie s’accentua.
— Soit vous êtes un naïf, soit vous êtes doté d’un humour des plus farfelus. J’opte pour cette deuxième hypothèse. A vous revoir, monsieur, lâcha Erik Satie en s’enfonçant dans les profondeurs de la librairie.
« Qu’est-ce que j’ai raconté de tellement comique ? » ruminait Joseph dans le fiacre qui l’emportait rive gauche.
Le véhicule s’arrêta plus tôt que prévu parce que des bottes de paille avaient été étalées sur une portion de la chaussée pavée de bois.
— Probable qu’y a un malade dans les environs, les richards, on protège leur sommeil, graillonna le cocher.
Rue de Varenne, rien, en dehors de la façade striée de rides et des volets écaillés, ne révélait la décrépitude de l’hôtel de La Gournay.
Maints coups de sonnette précédèrent l’apparition d’une femme mince et distinguée aux joues blafardes, drapée d’un ample manteau de peluche frappée fuchsia et chapeautée d’un oiseau de paradis jaune. Elle était en proie à une somnolence énervée et considérait le visiteur sans lui témoigner le moindre intérêt.
— Bonjour, madame. Je suis envoyé par M. Chamuel, le libraire, au sujet de livres qu’a commandés le baron de La Gournay.
— Mon mari ? Il est au plus mal, annonça la femme d’une voix dénuée d’intonation.
Elle s’empara néanmoins d’une clochette qu’elle agita impérativement. Une servante aux traits empâtés, au menton clouté de verrues, répondit à l’injonction.
— Octavie, introduisez ce monsieur auprès de mon époux. Je sors, c’est le jour de mon amie Blanche, ensuite j’ai un essayage chez Doucet.
— Madame prendra le tilbury ?
— Non, Priam est trop perturbé. Je louerai un fiacre a l’heure.
Elle salua brièvement Joseph qui gravit le perron, toisé d’un regard dépourvu d’aménité par la domestique en robe noire, tablier sale et savates.
— Elle est chamboulée, Mme Clotilde ! Elle s’imagine qu’il tient lui aussi salon, M. Edmond ? Déjà qu’il reçoit depuis plus d’une heure l’hurluberlu qui s’incruste ! Si c’était qu’moi, j’t’emballerais tous ces jolis cocos qui font endêver ce pauvre Monsieur, dans l’état où il est !
Ces propos furent débités comme si Joseph n’existait pas. Tout en ronchonnant, Octavie le guidait à travers une vaste pièce aux murs lézardés et au mobilier défraîchi ayant vue sur une cour peuplée de statues rongées de lichen. Ils abordèrent un escalier monumental de marbre dont chaque marche était fendillée. Les notes étouffées d’un lointain piano scandèrent leur ascension.
Ils s’engagèrent dans une enfilade de chambres exiguës encombrées de cheminées d’angle, de bustes de plâtre, de fauteuils et de tapisseries où la poussière de plusieurs générations s’était déposée en une couche épaisse. Quelques portraits de famille surplombaient parfois un bureau Louis XVI ou une pendule de bronze sur lesquels ils veillaient jalousement.
Enfin, ils s’immobilisèrent dans un vestibule encore plus vétuste que le reste du décor, et Octavie expliqua d’un ton rogue :
— L’hurluberlu est à son chevet. Il va finir par décamper, vous prendrez sa place, mais vous éternisez pas, les docteurs ont interdit qu’on le fatigue !
Les savates s’éloignèrent en raclant le parquet. Livré à lui-même, Joseph expira profondément avant de prospecter son environnement investi de chaises branlantes et de tapis persans usés jusqu’à la trame. Outre la porte par laquelle il était arrivé et celle de la chambre du baron, une troisième issue aimanta sa curiosité. Il se faufila dans un corridor aboutissant à un escalier en colimaçon. Ces lieux lui évoquaient la maison tarabiscotée de Fortunat de Vigneules. Joseph s’apprêtait à explorer le couloir, quand un éclat de voix l’attira près d’une porte qu’il entrebâilla prudemment.
— … ai besoin, c’est un tel soulagement ! implora une voix haut perchée.
— … folie… retomber dans tes cauchemars détruire ton âme et tes boyaux… mieux de suivre le conseil de Lorrain… solfanol et bromure… te guérir, repartit une voix de basse.
— Une lampée d’éther, par pitié, je souffre ! claironna la première voix.
La basse résonna.
— … grave… du sang… mes poupées, elles sont fichues !… important de vérifier si ta… partout du sang…
Repoussant le battant, Joseph vit un individu en habit penché sur un lit d’où émergeait une forme humaine au crâne bandé : le baron.
— Une goulée, juste une… La bouteille est dans le secrétaire, supplia le baron.
L’hurluberlu se redressa, Joseph referma doucement la porte. Lorsqu’il osa l’entrouvrir au bout de quelques minutes, une odeur phéniquée le prit à la gorge.
— La clé à la licorne, où l’as-tu cachée ? grondait l’hurluberlu.
Il se courba davantage.
— La clé de ton cabinet privé… la veux absolument… Edmond… la clé… un geste suffira…
— Je t’en prie…
— Réponds, je dois savoir si ta collection aussi a été maculée de sang ! Vas-tu répondre, nom de…
— Vous allez me l’achever ! éructa une voix de rogomme dans le dos de Joseph, dont la peur fut si violente qu’il bondit vers le corridor.
Il pivota peu à peu et contempla la plus énorme garde-malade qu’il eût jamais affrontée. A peine s’il lui atteignait l’épaule.
— Elle a eu rudement raison de m’alerter, la bonne. Eh, là-dedans, du balai, et que ça saute ! meugla-t-elle en fonçant vers le lit. Avec ce projectile qui lui a défoncé la nuque, le repos est primordial ! Déjà ce flic qui l’a cuisiné sans permission… Ouste !
Joseph s’embusqua derrière la troisième porte et aperçut l’hurluberlu, un homme fort irrité au visage glabre et carré fendu d’une bouche en tirelire. Sa main droite aux doigts velus tordait rageusement un gant de suède. Une discussion virulente précipita son départ, après quoi la poigne de la garde-malade extirpa Joseph de sa retraite et lui indiqua fermement le même chemin
— Vous aussi, mon gaillard, déguerpissez.
Joseph jaugea la figure hommasse et obtempéra sans objecter.
Au bas de l’escalier monumental, Octavie, poings aux hanches, savourait son triomphe.
Bercé par le cahotement du fiacre, préféré à la bicyclette à cause du verglas, Victor s’efforçait de résister au sommeil Il n’avait pas échangé trois mots avec Joseph, prêt à un long compte rendu de ses va-et-vient matinaux, mais malheureusement contraint de tenir ses lèvres scellées en présence de son beau-père. Convié au déjeuner de famille, Victor avait accepté de goûter au gratin dauphinois d’Euphrosine, Tasha étant absente pour la journée. Cependant, pas question d’interroger Jojo. Le dessert expédié, il avait, conformément à son plan, pris congé de la compagnie, au vif mécontentement de Kenji.
Captif d’un embouteillage, le cocher le déposa boulevard de Magenta au débouché de la rue de Lancry. Il accéda à la rue des Vinaigriers par le quai de Valmy et repéra un petit café à l’enseigne de L’Ancre de Fortune. Au fond de la salle minuscule, un consommateur solitaire était attablé face à une glace tavelée.
Victor commanda un vermouth cassis au zinc, noua conversation avec le tenancier et lui mentionna incidemment le nom de Mme Guérin.
Le consommateur solitaire épia le reflet du nouveau venu.
— La veuve Guérin ? s’exclama le tenancier. Si je la connais ? Et comment ! Une vieille copine, elle a jamais quitté le quartier, elle tient la confiserie, un peu plus haut, Au Chinois bleu, en mémoire de son père qu’a été tué à Palikao.
— Palikao ? Où est-ce ? demanda poliment Victor en lorgnant la sortie.
— En Chine. Il servait sous les ordres du général Cousin-Montauban, c’est de l’histoire ancienne.
Corentin Jourdan sursauta. Il observa la glace avec la soudaine certitude d’un danger menaçant, comme un lièvre dans un champ dresse instinctivement l’oreille à l’approche du braconnier. Le consommateur avait disparu. Corentin paya son verre et alla se poster sous l’auvent de la boulangerie.
Quand Victor accosta le Chinois bleu, une cliente et la gamine emplissaient de friandises des sachets à l’aide d’une pelle d’argent.
— C’est plus qu’un simple baptême, madame Hermance, c’est aussi une fête de famille, et mes neveux raffolent de vos pastilles à la menthe, ainsi que de vos sucres d’orge. Quant à Bastienne, elle est entichée de vos calissons.
— Maman, j’adore les fondants, zézaya la fillette.
La marchande pesa les sachets. Son bonnet de dentelle noire couvrait un chignon incapable de dompter un moutonnement ambré strié de gris qui encadrait un visage à l’expression candide. Si les iris d’un bleu porcelaine étaient pareils à ceux d’une poupée, les ridules festonnant les joues trahissaient l’âge de Mme Guérin.
Pourtant ce fut d’une voix enfantine qu’elle s’adressa a Victor dès qu’ils furent seuls :
— Et vous, monsieur, qu’est-ce que ce sera ?
— Je ne souhaite pas faire emplette de bonbons, mais obtenir des renseignements sur Louise Fontane. Je me nomme Maurice Laumier, je suis artiste peintre. Ma fiancée, Mireille Lestocart, m’a chargé de pister sa cousine Loulou, dont les camarades d’atelier, rue Aboukir, m’ont assuré qu’elle s’était installée chez vous il y a trois semaines. Or j’ai appris tout récemment que cette jeune fille a été étranglée.
Depuis qu’il avait le triste privilège d’enquêter sur des morts tragiques, Victor s’était frotté à tant de suspects qu’il avait acquis un sens affiné des comportements. Bien que Mme Guérin fût restée impassible tandis qu’il récitait sa tirade, elle n’avait pu maîtriser un clignement de ses paupières et une contraction de ses mâchoires, plus révélateurs qu’un aveu. Elle connaissait Louise, même si elle affirma d’un ton acidulé :
— Ce nom m’est étranger.
Victor lui tendit la feuille de L’Intransigeant. La lecture du texte souligné de vermillon provoqua un imperceptible tremblement de ses mains qui confirma ses soupçons. Cette femme mentait.
— Je reviens de la morgue et je suis hélas formel : la victime est Louise Fontane.
— Monsieur, je vous le répète, je ne fréquente aucune dame de ce nom, on vous aura conté des fables, ou alors vous aurez compris de travers. Des Guérin, ce n’est pas ce qui fait défaut. Mon commerce me vaut une nombreuse clientèle, communions, mariages, cérémonies de toute sorte ou pure gourmandise. Je fournis les maisons bourgeoises, Noël et le Nouvel An sont ma grande saison. On aura confondu mon nom avec celui d’un ou d’une de mes pratiques. Non, je n’ai jamais eu affaire à cette… comment déjà ?
— Louise Fontane.
— Désolée, monsieur, conclut-elle, lui restituant l’article.
Elle avait repris son aplomb.
La ville s’enveloppait de crépuscule. Sous le porche où il grillait une cigarette, Victor guettait la confiserie.
La manœuvre insolite de cet inconnu n’avait pas échappé à la vigilance de Corentin Jourdan et l’avait cloué devant la boulangerie. Il discernait partiellement le visage d’un homme d’une trentaine d’années. Il l’avait vu entrer au Chinois bleu, tendre un papier à la marchande, puis ressortir au bout d’une dizaine de minutes sans avoir acheté quoi que ce fût. Au lieu de s’en aller, il s’était dissimulé dans le corridor d’un immeuble et n’avait pas quitté des yeux la boutique. Lorsque la veuve Guérin avait ôté le bec-de-cane et accroché la pancarte Fermé, il s’était rencogné contre la rampe de l’escalier. Apparemment, il voulait voir sans être vu.
Une cape jetée sur les épaules, la veuve Guérin avait hésité sur le pas de sa porte comme toute personne qui abandonne un intérieur confortable pour s’exposer au froid et à l’humidité. Elle avait observé les alentours, puis, rassurée, elle s’était hâtée jusqu’au coin de la rue des Vinaigriers et de la rue Albouy, avait poussé la grille d’un jardinet et s’était engouffrée dans une bâtisse étroite aux jalousies closes.
Victor envoya valdinguer son mégot et, le chapeau rabattu sur le front, s’approcha de la maison. Lorsqu’il passa à sa hauteur, Corentin put entrevoir furtivement sa physionomie : des traits réguliers, une moustache noire qui lui conféraient une allure de confiance presque juvénile. De toute évidence, cet homme espionnait le pavillon. Pour quel motif ? Adossé au réverbère, il avait déplié un journal qu’il feignait de lire. Qui était-il ? Un prétendant éconduit ? Un flic ? Un cinglé ? Dieu sait qu’il n’en manquait pas dans cette ville !
Afin de donner le change, Corentin se paya un croissant et bavarda un moment avec la boulangère sans lâcher le type des yeux. Il le vit froisser son journal, consulter sa montre.
Corentin ne réfléchit pas, ce qu’il fit fut un réflexe purement spontané sur lequel il n’avait pas plus de prise que sur les battements désordonnés de son cœur. Il se rua vers le hangar, attela précipitamment la jument à la charrette sur le flanc de laquelle se détachait :
DÉMÉNAGEMENT LAMBERT
puis il enfila un bourgeron bleu, coiffa une casquette et se rangea à quelques mètres du pavillon. Avec l’obscurité naissante, le souvenir de Clélia, estompé par le temps, se dressa vivement devant lui, tel un chien de garde décidé à le mettre en pièces. Pourquoi chaque jour charriait-il de nouvelles menaces ? Corentin rageait d’être condamné à l’inaction, et se piétait contre l’envie de forcer la retraite où se terrait sa belle sirène de Landemer. La mort de Clélia avait creusé en lui un sillon ineffable de souffrance, son chagrin avait été si violent qu’il lui avait fallu l’étouffer complètement et se persuader que tout se guérit avec le temps. Hélas, le temps se moquait de lui, et cette peine, plus calme, mais plus persistante, avait parfois quelque chose d’effrayant. Il en perdait l’appétit et la raison. Il redoutait de ne plus gouverner sa propre vie. Une fois pour toutes, il allait être contraint d’en finir s’il voulait se libérer.
Victor nota mentalement la configuration du pavillon, irrésolu sur la conduite à tenir. Attendre ? C’était s’exposer à se casser le nez rue des Saints-Pères après l’heure de la fermeture, ce qui compliquerait son entretien avec Joseph. Le ciel gratifiait la ville d’une averse de neige à moitié fondue. À quoi bon défier les éléments, quand on ne sait combien va durer l’affût ?
« Espérons que demain sera plus sec. »
Il tourna bride vers le boulevard de Magenta à la recherche d’un fiacre.
À peu de distance, une voiture de déménageur s’ébranla.
Dans la librairie où luisaient les lampes, Kenji débattait philosophie avec un professeur de la Sorbonne. Victor ébaucha un signe discret à l’attention de Joseph avant de descendre à la remise. Sitôt que l’ampoule rouge s’alluma au-dessus du buste de Molière, Jojo, s’emparant d’une pile de livres, rejoignit son beau-frère. Comme des conspirateurs, ils se soufflaient leurs informations.
— Je parie que vous ignorez ce qu’est la guerre des Deux-Roses.
— Détrompez-vous, Joseph, j’ai été élevé en Angleterre. Ce conflit a eu lieu, si je ne m’abuse, vers 1450. La maison des Lancastre, dont les armoiries portaient une rose rouge, et celle d’York, à la rose blanche, se disputaient la couronne. Henri VII Tudor, apparenté aux Lancastre, l’emporta et épousa Elizabeth d’York.
— Maldonne, patr… Victor !
Tout faraud, Joseph relata la querelle opposant les tenants de Stanislas de Guaïta à ceux du Sâr Péladan. Puis ce qu’il avait vu et entendu chez le baron de La Gournay.
— Ce particulier-là a été dégommé de son cheval, la garde-malade assure qu’on lui a défoncé la caboche. Et puis l’autre zig, celui qui m’a obligé à poireauter, reconnaissez qu’il est aux petits oignons, des poupées, du sang, une clé à la licorne, c’est peut-être un sorcier !
Victor réprima un mouvement d’impatience, agacé d’être encore la proie des occultistes. Il avait déjà rencontré un de ces illuminés, un certain Numa Winner. La prétendue communication de sa mère décédée transmise par ce voyant vibrait toujours en lui : Sa mort nous a libérés, toi et moi. Amour. Je l’ai trouvé. Tu comprendras. Il faut… suis ton instinct. Tu peux renaître si tu brises la chaîne. Harmonie. Bientôt… Bientôt…
— En tout cas, poursuivit Jojo, sa douce moitié se soucie de son infortune autant que d’une guigne.
— Nous n’allons pas en rester là. Une visite supplémentaire s’impose.
— Ben, ce coup-ci, c’est vous qui vous y collerez, je suis brûlé auprès de la bonne et de la garde-malade
un vrai adjudant-chef. Et la marchande de sucreries ?
— Elle nécessite également une surveillance
— L’embêtant, c’est que demain je suis coincé : Iris exige que je sois là quand le Dr Reynaud l’auscultera.
— Tant pis, je me débrouillerai.
— Vous me conterez les résultats en détail, hein ? – Ne craignez rien, je vous ferai un rapport fidèle, comme d’habitude, répondit Victor en riant.
« Fidèle, c’est selon… S’il se figure que je vais rejouer les seconds couteaux, il se fourre le doigt dans l’œil jusqu’au coude ! » songea Joseph.