CHAPITRE V
Vendredi 16 février
La bicyclette de Victor accosta la librairie alors que Joseph ouvrait boutique.
— Vous êtes tombé du lit ? Inutile de vous précipiter, faut que je balaie et que je dépoussière. D’habitude, c’est maman qui s’y met, seulement elle se barricade rue Visconti depuis l’algarade d’hier. Elle a de la chance de pouvoir s’isoler.
— Rien ne vous empêche de vous établir dans vos meubles ! rétorqua Victor qui, après avoir remisé son vélo, furetait à droite et à gauche.
— Merci du conseil, je n’y aurais jamais pensé. Qu’est-ce que vous cherchez ?
— Un papier. J’ai dû l’égarer en notant les adresses de vos librairies.
— Ce ne serait pas plutôt une page de L’Intransigeant ? Elle est sous le tome IV de l’Histoire de France d’Anquetil22.
— Comment diable… C’est vous qui…
— Oui. Et autant que vous le sachiez, je l’ai lue. Donc, cher beau-frère, on se repaît de crimes sordides ? A moins que…
Joseph se perdit dans la contemplation de son plumeau.
— À moins que quoi ? jeta Victor, récupérant son bien.
— À moins que vous en soyez déjà à la phase d’investigation, en voulant me convaincre que vous êtes garé des voitures.
— Qu’est-ce qui vous le donne à supposer ?
— Je ne suis pas né de la dernière pluie, ces noms alignés en marge…
— Des amis à visiter.
— Maurice Laumier, un ami ? Je n’en crois pas mes oreilles ! Vous me serv…
Joseph n’acheva pas sa phrase. Le téléphone sonna. Kenji cria du premier :
— C’est pour moi !
Il dévala les marches en robe de chambre, se rua sur le combiné et prêta une attention souriante à son correspondant.
— Parfait, chère madame, à ce soir, répondit-il.
Il raccrocha. Sans tenir compte de l’expression ironique des deux hommes, il remonta en sifflotant. À mi-étage il lança :
— J’ai loué un bureau en ville pour y travailler en paix quand bon me semblera. Oh, trois fois rien, un cagibi, juste de quoi caser une table, une chaise et un lit à la spartiate. Évidemment, lorsque je m’y rendrai, il faudra que l’un de vous prenne la relève.
D’une démarche aérienne, il alla à la salle de bains, en se murmurant un vieux proverbe japonais : « Le plus mauvais thé est sucré lorsqu’il est fait de feuilles nouvelles. »
Éberlués, Joseph et Victor demeurèrent sans réagir, puis Victor éclata de rire.
— Sacré Kenji ! « Parfait, chère madame, à ce soir » ! Sa danseuse de cancan a dû pointer son nez.
— Un bureau, c’est un comble ! Un bureau, mon œil ! Une garçonnière, oui, meublée d’un lit à deux places et tout le tremblement !
— Notre ami a eu une idée analogue à la vôtre, Jojo, seulement il vous a devancé.
— Faut plus user d’ce diminutif, c’est un manque de respect, gronda une voix revêche.
Ils s’écartèrent pour laisser la voie à Euphrosine, qu’un manteau en peau de lapin et un chapeau à plumes apparentaient à un Mohican sur le sentier de la guerre. Elle pliait sous le fardeau de deux cabas emplis à ras bord de choux, de potirons, de courges et de topinambours.
— Au contraire, madame Pignot, objecta Victor, il fait partie de la famille. Vous aussi, s’empressa-t-il d’ajouter. Vous êtes très élégante, aujourd’hui.
— Hum… N’essayez pas de m’amadouer. Je vais charrier tellement de légumes dans cette baraque que vous pourrez reconvertir votre librairie en magasin de primeurs ! Poussez-vous !
Kenji reparut, tiré à quatre épingles, nimbé d’une senteur de lavande.
— Même les moines ont besoin d’autonomie, marmotta-t-il en s’installant à son bureau.
— L’habit ne fait pas toujours le moine, grommela Joseph.
Puis haussant le ton :
— Monsieur Mori, M. Legris veut que je l’accompagne expertiser une bibliothèque à Vaugirard. Ça m’ennuie parce que j’ai du boulot. On en aura jusqu’à trois ou quatre heures. Prévenez Iris, s’il vous plaît.
Kenji acquiesça.
— Bon, allez-y. Encore heureux qu’il n’y ait guère de clients ces jours-ci. Soyez de retour à l’heure, je dois m’absenter.
Joseph enfila un veston à carreaux et se coiffa d’une casquette.
— Vous venez, Victor, c’est à l’autre bout de Paris ! Victor s’exécuta en pestant.
— Vous êtes devenu fou !
— Oh, que non ! Vous êtes sur une affaire, je le sens et j’exige de participer. Tenez, je suis bon prince, je vous offre un café au Temps perdu, vous allez me mettre au parfum. Gardez en tête que vous êtes le futur tonton de mon enfant, ça crée une certaine intimité.
Victor lui coula un regard en biais. Joseph devenait un adulte, un égal avec qui il devrait désormais compter. Il tenta une ultime contre-attaque.
— Iris Pignot n’apprécierait que modérément…
— Ma belle-sœur Tasha Legris pas plus. Rien ne nous oblige à leur casser le morceau. Il n’y a qu’à jurer, comme les preux chevaliers, cochon qui s’en dédit.
Après que Victor eut livré ses informations à Joseph, ils décidèrent d’aller rue d’Aboukir, plus proche de la rue des Saints-Pères que la rue des Chaufourniers.
Le fiacre les déposa place des Victoires, où trônait la statue équestre de Louis XIV. D’innombrables enseignes à grosses lettres dorées brisaient l’ordonnance des façades aux arcades ornées de lignes de refend et surmontées de pilastres ioniques. À l’angle de la rue Étienne-Marcel, Victor grimaça à la vue de deux immeubles récemment édifiés au coude à coude avec une construction ancienne. Le Paris du XIX° siècle prenait insidieusement ses aises au milieu de la cité historique, nul doute qu’il ne grignotât chaque année davantage ce décor cher à l’illustrateur Albert Robida et qu’une fourmilière sans âme ne finît par investir tout l’espace.
Ils bifurquèrent rue d’Aboukir, dédiée au commerce des étoffes, des soieries, dentelles, tulles, mais aussi aux ateliers de confection les plus modestes. Encastrée entre une fabrique de fleurs artificielles et une boutique de modiste, une maison de cinq étages abritait, au rez-de-chaussée du numéro 68, un magasin chichement éclairé où ils pénétrèrent.
Des tables croulant sous des piles de vêtements s’enfonçaient dans des profondeurs sombres. Du parquet au plafond, ce n’étaient que murailles de toile grise à l’odeur fade. Çà et là, des commissionnaires discutaient avec les employés pendant que leurs doigts impatients, semblables à des insectes fouisseurs, palpaient les coupons.
Victor se présenta au patron, un homme plus large que haut aux joues mangées de nævus.
— Mon ami et moi rédigeons un ouvrage concernant la mode. En comparant les prix affichés sur les mannequins qui garnissent nos bazars, pantalons à deux francs cinquante, complets à neuf francs, nous nous sommes étonnés. Comment les fabricants parviennent-ils à adjuger une valeur aussi faible à des articles de drap véritable d’apparence solide ?
Flatté, le patron leur proposa une visite.
— Les cinq étages sont pleins, si pleins que nous devons déplacer constamment les ballots de crainte de les recevoir sur la tête. C’est là l’inconvénient majeur de nos locaux parisiens. Nous sommes astreints à occuper verticalement la surface qui nous fait défaut horizontalement.
Ils longèrent des couloirs, escaladèrent des escaliers sillonnés par des commis voûtés sous le poids de pièces de découpe. À travers cette agitation fiévreuse de ruche, ils aboutirent aux ateliers de piquage et de finissage dans lesquels s’entassaient une trentaine d’ouvrières, qui aux machines à coudre, qui aux boutonnières, qui au surfilage. D’autres ne cousaient que les ourlets.
— Ces femmes sont réduites à la position de manutentionnaires pousse-aiguille, constata Victor. Quel salaire ce labeur répétitif leur rapporte-t-il ?
— Oh, elles s’en tirent, trois francs par jour. Il suffit de savoir gérer son budget.
— Et de se serrer la ceinture sur la nourriture, la toilette, les loisirs, murmura Joseph, resté en retrait.
— Combien d’heures de présence font-elles ? questionna Victor.
— Quatorze. Les principaux coupables de cet état de choses ne sont ni les fabricants ni les grossistes, c’est la clientèle des grands magasins. Nous devons sans cesse baisser nos prix, les salaires s’en ressentent. Et il faut compter avec la morte-saison d’été.
Une sonnerie retentit, c’était l’heure du déjeuner.
Les filles s’éparpillèrent. Victor et Joseph prirent congé et emboîtèrent le pas à la troupe des petites mains jusqu’au numéro 60, où elles s’égaillèrent à l’intérieur d’un fourneau économique fondé par des dames protestantes. Pour quatre-vingt-dix centimes on se ravitaillait d’un plat de viande, d’un légume et d’un entremets sucré arrosés de vin, de bière ou de lait. La majorité des gamines, cousettes, coupeuses, tailleuses, culottières, giletières, se contentaient d’un potage à quinze centimes ou d’un ragoût à trente.
Joseph repéra une banquette où se côtoyaient une rouquine criblée de taches de son qui babillait sans reprendre haleine et une mijaurée à tignasse jaune qui rajustait régulièrement ses frisons dans la glace courant le long du mur. Il entraîna Victor et tous deux s’installèrent sur les chaises libres vis-à-vis d’elles.
— Vous permettez, mesdemoiselles ?
La rouquine gloussa, la jaune s’exclama.
— Ben vous, vous avez de ces manières !
— Nous serions ravis de vous inviter, si vous n’y voyez rien à redire, suggéra Victor.
Elles se consultèrent avec force messes basses.
— Quel mal à ça, hein, Pétronille ? conclut la rouquine d’un accent criard.
— Pétronille, quel prénom charmant ! Moi, c’est Joseph, lui, Victor.
— Et moi Florine. Garçon, quatre menus, du pain et du vin ! Y a quoi au dessert ?
— Des îles flottantes ! aboya le serveur au passage.
— On prendra du café. D’accord, messieurs ? – D’accord, répondit Joseph. Nous sommes des amis de Louise Fontane, vous la connaissez ?
— Loulou ? Voilà trois semaines qu’elle a cessé de turbiner. Elle a laissé tomber, elle était excitée, elle nous a annoncé que c’était fini cet esclavage, qu’elle en avait sa claque de s’crever les yeux à surfiler des doublures, j’partage son point de vue.
— Sûr qu’elle a harponné le gros sac ! affirma Florine, prête à entamer les tomates en rondelles couronnées de persil.
— Mieux que ça. Une copine d’enfance débarquée d’Amérique l’a engagée, une besogne pas foulante et payée grassement. Le Pérou sans les emmerdements d’un collage à la gomme Oh, la belle salade, j’le gobe ce hors-d’œuvre là !
Pétronille engloutit ses tomates. Victor et Joseph en firent autant. Entre deux bouchées, Victor demanda :
— Comment s’appelle cette copine ?
— Aucune idée. Loulou, elle a envoyé aux pelotes le Lionel – c’est notre contremaître –, un vieux dégoûtant aux mains baladeuses. Ah, elle n’a pas raté le coche ! Si une aubaine pareille m’arrivait, je me la coulerais douce.
— Où habite-t-elle ?
— L’amie d’Amérique ? Tu le sais, toi ?
Florine secoua la tête.
— Elle s’est bien gardée de se confier à moi.
— Loulou, vous avez son adresse ?
Victor voulut heurter le pied de Joseph afin de lui remémorer que Laumier la lui avait fournie. Le bout de sa chaussure dérapa et s’acharna sur l’escarpin de Florine qui pouffa.
— Dites donc, j’croyais qu’vous étiez de ses relations. Seriez pas des souteneurs ? Vous nous roulez dans la farine !
L’apparition d’un petit salé aux lentilles la radoucit. Tandis qu’elle se gavait, Joseph la rassura.
— Je suis le frère de lait de Loulou, nous avons tété ensemble, en Charente.
— Tiens, elle m’avait raconté avoir grandi dans l’quartier d’Flandre, lâcha Pétronille qui, après avoir saucé son assiette, louchait sur celle de Victor.
— Plus tard, quand sa mère est montée à Paris, dit Joseph.
— Vous calez, monsieur Victor ?
— J’ai peu d’appétit. Si le cœur vous en dit…
Pétronille ne se le fit pas répéter. Une telle boulimie trahissait une vie de privations quotidiennes muée en faim chronique.
Le sourire enjôleur de Joseph, allié à la générosité de Victor, eut raison des réticences de la rouquine.
— Elle crèche au 8, rue des Chaufourniers, une chambre garnie, j’y suis allée une fois et j’vous jure que j’y remettrai jamais les pieds ! Quel voisinage ! Un sale endroit.
Devinant qu’il n’en tirerait rien de plus, Victor repoussa son siège.
— Il est temps de partir, Joseph.
— Quoi, déjà ? s’écria Florine. Et le dessert ? Et le café ?
— Je vais régler l’addition et prier que l’on vous serve les nôtres.
— Oh, allez, restez, on s’amuse, vous n’êtes ni des cascadeurs ni des frôleux, vous !
Florine tortillait sa serviette, encore émue du télégraphe sous-marin23 de Victor. Joseph se résigna à rattraper son patron à la caisse.
— Rev’nez d’ main ! brama Pétronille.
Sur l’asphalte où trottins, modillons et demoiselles du téléphone regagnaient en hâte leur collier de misère, Victor décida de la suite des opérations.
— Joseph, retournez à la librairie, je fonce chez Loulou, ensuite je vous rejoins.
— Pourquoi pas le contraire ?
— Tasha passe la journée à La Revue blanche. Vous, Iris vous attend, répliqua Victor, à l’affût d’un fiacre.
Abouchée à la rue Bolivar, la rue des Chaufourniers grimpait jusqu’aux contreforts broussailleux des Buttes-Chaumont où elle se terminait par une impasse en fer à cheval. Un égout à ciel ouvert y déversait ses eaux grasses. Des parfums aigres, des relents douceâtres, des émanations vineuses empuantissaient l’atmosphère. Il y avait comme une désolation qui s’était fixée là. Recroquevillés au fond de landaus déglingués, des gamins se laissaient glisser à toute allure entre les façades lépreuses, freinaient devant l’estaminet tenu par M. Smith, puis remontaient la pente en remorquant leurs véhicules à bout de bras.
La venue d’un fiacre en ces parages éveilla l’attention des piliers de bar. Une vague de curieux reflua d’un immeuble décrépi, siège d’une officine de prêteur sur gages où les gueux obtenaient deux sous en échange de quelques défroques. Le boulanger, la blanchisseuse, le ferrailleur, leur marmaille et leur pratique s’attroupèrent autour de Victor.
Au numéro 8, pension meublée se targuant d’offrir tout le confort moderne, une brave femme affligée d’une barbe naissante le renseigna.
— Loulou ? Elle a payé son terme recta il y a trois semaines, c’était pas le genre à s’esbigner à la cloche de bois. Moi, je refuse de louer aux clientes célibataires, mais elle, rien à lui reprocher, d’ailleurs c’est le père Boniface qui l’a cautionnée, alors on était tranquilles !
— Où vit-elle maintenant ?
— Elle a été discrète et dans ces cas-là, respect.
— Ce père Boniface est peut-être au courant ?
— C’est possible, Loulou était une de ses protégées. Avant d’emménager chez nous, elle habitait un ouvroir réservé aux travailleuses de l’aiguille dirigé par des sœurs de charité, rue de Maubeuge. Elle en avait marre de dormir en dortoir, elle rêvait de dégoter une piaule bon marché, dix francs mensuels maximum. Elle en a causé au père Boniface, la providence des pauvres, il se démène pour les soulager avec les moyens du bord.
— Où puis-je le trouver ?
— Facile. Vous apercevez d’ici la Compagnie des petites voitures, de l’autre côté vous enfilez la rue Asselini, vous descendez sans prendre racine parce que c’est un coin chaud, après y a la rue Burnouf, le dispensaire est près du boulevard de la Villette.
Victor s’engagea dans un boyau visqueux large tout au plus d’un mètre. A sa droite, une palissade aux planches pourries, à sa gauche, des masures sordides veuves de portes et de fenêtres, cernées d’une marée de détritus.
À l’intersection de la rue Asselin et de la rue Monjol, l’Hôtel du Bel Air, barbouillé de vermillon, invitait les égarés en mal d’amour à un embarquement hasardeux pour Cythère, si l’on s’en fiait aux filles dépoitraillées qui arpentaient le trottoir.
Deux maisons du même acabit, l’Hôtel de Bucarest, et, au sommet de l’escalier Asselin, celui des 56 Marches, enserraient un étroit terre-plein où un maître d’œuvre dément avait entassé taudis ravinés, caravansérails moisis, tas de bâtisses vermoulues dont les lucarnes donnaient asile à tous les vents et dont les intempéries avaient rongé les plâtres et les toitures. Culs-de-sac et ruelles non pavées s’effondraient en des trous comblés de boue mêlée d’ordures. Ce cloaque abritait dans une promiscuité mortelle une charibotée d’enfants blêmes, de chiens faméliques, de filles publiques, de souteneurs, de chômeurs, de vieillards, de clochards.
Victor dépassa une grappe de prostituées à peine couvertes de peignoirs avachis révélant des chairs adipeuses ou des maigreurs maladives.
— Bonjour, beau brun, tu viens ? j’te vannerai tellement en une broquille24 que tu verras la lune à midi ! Ben te défile pas, tout ce qu’y faut allonger c’est vingt sous et une chopine !
Victor fit demi-tour, poursuivi par les quolibets. Il se croyait hors d’atteinte lorsqu’un individu à foulard rouge et casquette à pont lui coupa la retraite.
— J’ai besoin d’un partenaire à la passe anglaise. Décide-toi, milord. Soit tu flanches25, soit tu honores une de ces dames, j’te recommande Margot la caisse des dépôts ou Gigi la désossée, c’est d’la marchandise qui vaut l’déplacement !
— Fort aimable, c’est non, répondit calmement Victor.
L’éclair d’une lame scintilla sous la paume du voyou qui se figea, le poids de son corps en suspens sur son talon raidi. Un poing percuta le milieu de sa poitrine.
— Petit Louis, rengaine ton surin et surveille tes propos. Quand on est tricard, on fuit la publicité. Rends-toi incolore-inodore et va piquer un roupillon ! Je confisque ce couteau.
Celui qui venait de s’exprimer d’un ton bourru était un homme massif au visage épanoui, à la peau tannée, au crâne tonsuré. Sa soutane d’un blanc douteux s’entrouvrait sur un paletot rapiécé et son ventre faisait un bourrelet au niveau de la taille. Il était chaussé de croquenots au cuir craquelé. Il entraîna Victor par l’épaule.
— Un avis, monsieur, évitez ce secteur, vous êtes trop bien mis, cela attise les envies. Ce ne sont pas tous des arsouilles, seulement parfois ils s’excitent et provoquent des incidents regrettables.
— Père Boniface ?
— C’est moi, mon ami.
— Merci de votre intervention, je… Qu’est-ce qu’un tricard ?
— Un interdit de séjour. Petit Louis est loin d’être un ange, pourtant il a du cœur. L’année dernière, il a sauvé de la noyade un cheval sans harnais tombé dans le canal Saint-Martin. Il a plongé et a hissé la bête sur la berge à l’aide d’une sangle. Un coup de poignard à un rival l’a changé en proscrit.
— Vous lui donnez refuge ?
— Ma foi m’y incite. Cependant on me craint, je sais mater les cabochards.
Il tendit ses deux poings.
— Rassurez-vous, je m’en sers rarement. Je préfère soigner mes semblables, j’ai étudié la médecine dans ma jeunesse. Quant à la morale, je la laisse aux possédants, ils en ont plein la bouche, alors qu’ici on a du mal à se caler l’estomac. Nous y sommes, voici le dispensaire, mon domaine.
Ils pénétrèrent dans une pièce propre, blanchie à la chaux. Trois patientes attendaient. L’une d’elles exhibait un œil au beurre noir, une autre allaitait un nourrisson malingre, la troisième, une gamine aux yeux pervenche, berçait une poupée unijambiste.
Le père Boniface soupira.
— D’ici deux ans, cette fleur éclose sur le fumier deviendra à son tour une des cent mille prostituées qui satisfont le désir bestial des hommes de toutes conditions sociales.
Il fit signe aux femmes de s’asseoir et conduisit Victor à une minuscule salle de consultation.
— C’est ici que j’exerce et que je m’efforce de tempérer les maux de mes patients. Je n’ai guère de moyens, tout est si cher ! Ma pharmacopée se limite à peu de chose.
Victor s’approcha d’une armoire vitrée. De la bourrache, de la farine de moutarde, de la teinture d’iode, de l’eau oxygénée, des ventouses, du coton, des bandes de gaze, de l’eau boriquée, de l’arnica constituaient l’arsenal du père Boniface pour affronter tuberculose, sous-alimentation, ulcères et le cortège des maladies de pauvres.
— Comment voulez-vous avec ça traiter la vérole et les fausses couches ! Être à l’écoute de leur malheur est déjà une infime contribution au soulagement de la misère de ces femmes.
— Elles pourraient choisir un métier plus honorable.
— Mon ami, d’où sortez-vous ? Les lois sont faites pour les rupins. Réfléchissez, le code civil refuse à la jeune fille de se marier avant l’âge de quinze ans, mais le code pénal l’autorise à s’abandonner à partir de treize ! Les femmes du peuple, pour qui le divorce est exclu, tombent dans l’indigence quand leur compagnon déserte le foyer. Leurs gamines sont des proies faciles, elles cèdent à la romance. Au premier enfant, leur homme les bat, au second, il les quitte.
— Et ces maris sont remplacés par des souteneurs. Qu’y gagnent-elles ?
— Il faut bien subsister. Tenez, monsieur, un exemple. Une de mes pratiques a obtenu un jugement qui condamne le père de sa fille à lui verser une pension. Seulement Céline n’a pas de père, résultat : sa mère ne touchera rien.
— Je vous suis difficilement.
— Si l’auteur de la grossesse est le papa en fait, il ne l’est pas en droit : le code civil interdit les recherches en paternité.
Il haussa les épaules, saisit un flacon d’arnica et entra dans le dispensaire.
— Alors, Fernande, tu t’es encore cognée contre le battant du buffet ? Tu as un joli coquard.
Son débit était doux, réconfortant. Fernande cligna des paupières.
— Tiens, ma grande, tu t’appliqueras ça trois fois par jour. Prends garde, ferme ça pique. Je reviens, ajouta-t-il.
Il sourit, son front se plissa légèrement, mais quand il se retourna et rejoignit son bureau, il avait repris une attitude neutre. Victor connaissait l’adage d’après lequel un chef de guerre doit dissimuler ses émotions sous sa tente et ne jamais la montrer à ses hommes.
— Appartenez-vous à un ordre missionnaire ? s’enquit-il.
— J’ai servi en Afrique il y a un sacré bout de temps. Je m’occupais de l’hôpital. A présent je suis là, j’ai pris un engagement personnel pour essayer d’atténuer la souffrance des parias de la société et… Je ne vais pas vous relater l’histoire de ma vie ! En quoi puis-je vous être utile, monsieur… ?
— Victor Legris.
— Avez-vous l’intention de doter mes œuvres ?
— J’allais vous le proposer, répondit vivement Victor en tirant son portefeuille.
— Voilà qui est généreux. Je suppose que vous ne vous êtes pas aventuré ici que par altruisme.
— Non, en effet, on m’a fourni votre nom. Je m’intéresse à la cousine d’une amie, Louise Fontane.
— Loulou ? Une perle. Sérieuse, travailleuse. Je la parraine depuis ses douze ans.
— Il y a trois semaines, elle a…
La porte grinça sur ses gonds. La femme au bébé se tenait timidement sur le seuil.
— Une minute, Marion.
Le père Boniface passa un stéthoscope à son cou. – Continuez, monsieur.
— Loulou a déménagé.
— Je sais, elle est venue me l’annoncer. J’espère la revoir bientôt, elle me récolte des médicaments.
— N’y comptez plus… Elle a été étranglée près de l’octroi de la Villette.
Le père Boniface demeura courbé au-dessus du plateau chromé où il disposait ses remèdes. Il se redressa et fixa Victor d’une mine défaite.
— En êtes-vous certain ?
— Oui. Sa cousine a formellement reconnu le corps à la morgue. Louise Fontane avait teint ses cheveux en noir.
— J’ai vu bien des malades mourir quand j’aurais pu les tirer d’affaire. Ils s’en vont sans bruit, ils renoncent. Mais Louise… Loulou…
Sa voix tremblait, il y avait des larmes dans ses yeux. Victor s’étonna de cette sensibilité prompte à s’émouvoir, de cette sentimentalité cachée sous la surface d’un homme au physique rude qui s’apparentait davantage à un fort des halles qu’à un prêtre.
— Qu’elle repose en paix, Seigneur, et que la lumière éternelle brille sur elle, amen, murmura le père Boniface.
Il se signa.
— Monsieur Legris, je n’ai pas l’impression que vous ayez été franc, que voulez-vous de moi ?
Le père Boniface concentra son regard clair sur Victor.
— Avez-vous l’adresse du dernier domicile de Loulou ? demanda celui-ci.
— Non… Quel gâchis, une si brave petite !
Il y eut dans la pièce un silence pénible. Pendant une bonne demi-minute, le père Boniface ne prononça pas un mot ni ne fit un geste, ses yeux restant braqués sur Victor.
— Non, monsieur, elle ne m’a rien dit de ses projets et je ne l’ai pas questionnée, j’aurais dû. Elle semblait heureuse.
— Navré de cette mauvaise nouvelle, souffla Victor. Je vous laisse à votre tâche.
En sortant, il manqua percuter Marion. Elle lui attrapa le poignet.
— J’ai entendu vos paroles. Il y a quelqu’un qui saurait peut-être pour Loulou. Elle vit rue Monjol, c’est Éliane Borel, on la surnomme la Môminette. Elle turbine près du café À l’enseigne de l’Élysée, vous lui direz que c’est de ma part.
Il en coûtait à Victor de revenir sur ses pas et il se contraignit à gagner le fort Monjoll comme on s’enfonce au cœur d’une jungle truffée de fauves à l’affût. Le ciel charriait des nuées spectrales, des lampes à pétrole s’allumaient derrière les carreaux fêlés. Une mélodie flottait dans l’air :
Quand tout renaît à l’espérance,
Et que l’hiver fuit loin de nous26 …
Un troquet s’élevait au confluent de deux venelles. Quand Victor y pénétra, les têtes se tournèrent, il redouta le pire, mais les discussions s’enchaînèrent.
— J’t’en fous, il a refusé d’casquer la sorgue27 !
— l’a occis un sénateur en plein effort, rupture d’anévrisme, depuis on l’a baptisée « la Fossoyeuse ».
Un costaud à chandail se rinçait le gosier à grand renfort de piquette.
— Pardon, où habite la Môminette ?
L’homme cracha à deux reprises et riposta en ricanant :
— Monsieur est connaisseur ! En face, cinquième droite.
J’irai revoir ma Normandie !
C’est le pays qui m’a donné le jour.
Le corridor de l’immeuble ressemblait à la bouche d’un souterrain. Victor pensa à la Cour des Miracles décrite par Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris. Suffoqué par l’exhalaison délétère qui émanait des latrines placées au milieu des paliers, il escalada les marches deux par deux. À mesure qu’il se rapprochait des étages supérieurs, un relent encore plus nauséabond lui étreignait la gorge, c’étaient les effluves des plombs, en bordure de l’escalier. Au cinquième, un escogriffe tatoué à demi rhabillé claqua une porte et le bouscula au passage. Victor frappa.
— Entrez, c’est libre.
Il lui sembla d’abord qu’il allait heurter de la tête le plafond de la chambre tant il était bas. La pénombre triste et sale des soirées d’hiver y régnait, l’ambiance était lourde, méphitique. II distingua un méchant lit en fer à la paillasse éventrée, les draps empestaient le muguet, aux poutres pendaient des hardes, une cuvette trônait sur le plancher. Pratiquement nue, une femme y versait l’eau d’un broc au bec ébréché.
— Mets-toi à l’aise, j’termine mes ablutions et j’suis à toi.
Victor s’immobilisa. La proximité de cette fille éveillait ses émois d’adolescent. Son pouls se mit à battre plus vite.
— Je ne viens pas pour la bagatelle, j’ai à vous parler.
Elle était très jeune, plutôt attrayante sous le rouge et le noir du maquillage.
— Écoutez-le ! Tu t’es gouré d’endroit, ici c’est pas confessionnal !
— Je vous paierai.
Elle le jaugea d’une moue sournoise, exigea :
— Une thune.
Il déposa une pièce de cinq francs sur le lit.
— C’est Marion qui m’envoie. Savez-vous où Louise Fontane a établi ses pénates ?
— Loulou ? Ça, c’est une vraie camarade ! Quand on m’a virée de l’atelier, elle m’a prêté des sous, c’est donné qu’il faut dire. Ben, le p’tit Jésus le lui a rendu au centuple, elle est logée mieux qu’une bourgeoise, rue des Vinaigriers, chez une Mme Guérin. Elle me l’a dit avant de déguerpir.
Elle se mordit la lèvre.
— J’avais promis de garder le secret… Vous lui ferez pas de mal, au moins ?
Elle s’avança jusqu’à le toucher. Il eut un sursaut de surprise et comme une contraction de la chair. Elle lui parut extrêmement vulnérable. Il respira son odeur, sa poitrine ferme s’écrasa contre son torse, il s’émut à la vision de ses épaules veloutées.
— Je suis un ami.
Elle scruta son visage.
— Oui, j’te crois, toi t’es romanesque, je le sens. T’es sûr que tu veux pas ? C’est en prime…
Elle le poussait vers le lit. Elle était si menue, si désirable… Une voix protestait au fond de lui :
« Es-tu simplement un corps ? Ne veux-tu rien d’autre que ce que ton corps convoite ? »
— Je te déplais ? susurra-t-elle.
— Non, vous me plaisez.
Il se fit violence, se dégagea avec douceur.
— Je suis marié, amoureux de ma femme
— T’es un drôle de coco, toi, elle en a de la veine, ta femme ! Allez, file.
— Merci mille fois, mademoiselle, et bonne chance.
À travers la porte, il discerna des clapotis. Il eut conscience du parfum de muguet imprégnant ses vêtements.
« Il faudra que je prenne un bain. »
Il pensa à Tasha et se sentit honteux.