CHAPITRE X

Mercredi 21 février

 

 

Solange Valier, la première du Couturier des élégantes, était soulagée. Grâce aux ultimes retouches, la toilette de visite destinée à Mme de Cambrésis était non seulement achevée mais embellie. Elle étoffa sur le mannequin d’osier la jupe noire fendue de chaque côté par deux pointes de velours vert Empire. Le corsage, froncé autour d’une gorgerette arrondie, aux manches très bouffantes serrant les poignets, était une merveille. Il suffirait d’ajouter ce chou de satin perlé et l’ensemble friserait la perfection.

Les ouvrières s’asseyaient en babillant. Solange Valier envoya l’une d’elles s’assurer que le boudoir, interdit aux femmes de ménage, était en état de recevoir le patron et sa cliente lorsque celle-ci aurait accordé son satisfecit au modèle.

— Et n’omettez pas les calissons et les amandines, Marguerite, vous savez qu’il en raffole. Les boîtes sont rangées sous la jardinière.

Ravie de cette incursion au sein du sanctuaire réservé à l’élite du Tout-Paris, une arpette frisottée repoussa sa chaise illico.

— J’ai besoin d’une veilleuse, on n’y voit goutte !

— Toujours à lambiner ! Dépêchez-vous !

Marguerite ralentit dès qu’elle eut passé le seuil des combles. Elle se délectait de cet imprévu qui allait colorer sa journée d’un éclat magique. Elle n’était plus une esclave de l’aiguille, elle incarnait une héroïne de tragédie, homonyme de cette reine Margot dont sa mère lui avait lu les amours tumultueuses dans une édition illustrée d’Alexandre Dumas. Elle traversa le dépôt où les velours, les soies, les taffetas brillants, les tussors des Indes, les surahs attendaient que le grand patron les métamorphose en toilettes de réception ou de dîner. Elle descendit les quelques marches qui aboutissaient à l’escalier d’apparat par une porte dérobée. Le boudoir jouxtait les salons d’essayages et un cabinet de toilette. La veilleuse révélait des produits de luxe alignés sur des étagères, cette vue la plongea dans un enchantement indicible. Elle prit en main tout ce qui sollicitait son envie. Merveilleux privilège que de toucher un objet, de le posséder l’espace d’un instant, de promener ses doigts à la surface d’un savon crémeux puis de le replacer doucement. C’était vraiment une sensation magnifique : elle était une reine.

Elle voulut s’attarder, mais la perspective d’être mise à l’amende la ramena à la raison. Elle poussa la porte du boudoir et le rêve s’imposa de nouveau. Parée d’atours somptueux, elle s’apprêtait à réveiller son prince endormi au creux d’un divan. Si intense était son hypnose qu’elle effectua une génuflexion adressée à la danseuse de terre cuite. Au milieu de sa courbette, elle se pétrifia.

« Quelqu’un m’observe. »

Son regard se coula jusqu’au plancher. Étendu sur le flanc, le cou déjeté, les lèvres souillées d’un jus marron, Richard Gaétan la lorgnait d’une prunelle où clignotait une lueur ambrée. Elle recula sans parvenir à détacher ses yeux de ceux de l’homme. En son for intérieur, une voix hystérique lui ordonnait d’agir comme si elle n’avait rien vu. Ses nerfs craquèrent, elle pivota, trébucha et s’agrippa à la danseuse de terre cuite qui se brisa en mille morceaux.

 

Ces moukères ! Se muaient-elles en vampires, pendus tête en bas aux gouttières, prêts à fondre sur la boutique dès l’ouverture ? Cette question agitait Joseph tandis que Mathilde de Flavignol et Raphaëlle de Gouveline balayaient les rayonnages de leurs manteaux humides. Louée fût la Providence ! Le schipperke et le bichon maltais étaient excusés pour cause d’averses.

— C’est pourtant un vrai temps de chien ! marmonna-t-il.

Mathilde de Flavignol éreintait les cérémonies dédiées au second centenaire de la naissance de Voltaire et Raphaëlle de Gouveline vantait une tombola de charité à la mairie du neuvième arrondissement, quand la sonnerie du téléphone mit un terme à leur caquetage. C’était Isidore Gouvier, il souhaitait s’entretenir avec M. Legris.

— Il est en route, mais lui et moi c’est du pareil au même, répondit Joseph. Oui, je suis marié, je vais être papa… Quoi ?… Assassiné ?… Quand ?… Bigre !… Oui, je le lui dirai… Euh, effectivement, nous le comptions parmi nos habitués. Merci, monsieur Gouvier, à bientôt.

À peine avait-il lâché le récepteur que la basse-cour l’assiégeait.

— Un meurtre ? gloussa Raphaëlle de Gouveline.

— Quel habitué ? glapit Mathilde de Flavignol.

— Chut, mesdames, une sale affaire concernant une personne haut placée. Crime passionnel. La presse dévoilera sous peu le pourquoi du comment.

Il bondit à l’étage.

— Mesdames, je vous confie la barre.

La bouche en O, elles acquiescèrent. Il tambourina à la porte de Kenji, qui entrebâilla, drapé de sa robe de chambre bleue à pois rouges.

— Victor exige ma présence, un achat mirobolant ! Prévenez Iris, s’il vous plaît, je fais l’aller-retour. Les mouk… Mmes de Gouveline et de Flavignol trépignent d’impatience de vous voir !

Les yeux étrécis de colère, Kenji allait formuler une protestation véhémente, mais Joseph avait déjà replongé. Sous le regard médusé des deux femmes, il décrocha d’une patère sa redingote et son melon, et détala.

 

Le jour dont Tasha rêvait depuis des semaines était enfin arrivé. Dans quelques heures Thadée Natanson inaugurerait l’exposition de La Revue blanche – son exposition. Un travail de cinq années serait livré en pâture au public. Récolterait-elle des compliments, des critiques ou de l’indifférence ? Éblouirait-elle un ou deux amateurs ? Ces aspirations étaient présomptueuses alors que Vincent Van Gogh n’avait vendu qu’une toile de son vivant. Maintenant qu’elle s’appelait Legris, elle était à l’abri de la gêne, néanmoins cette dépendance blessait son amour-propre, bien que Victor trouvât cette situation des plus naturelles. Possessif, jaloux, certes, il le serait à vie, toutefois il se montrait si prévenant, si désintéressé qu’elle aspirait à dépasser ses limites en sorte qu’il fût fier d’elle.

Elle s’examina dans un miroir Impossible de discipliner sa chevelure rousse, sans répit les peignes qu’elle y plantait laissaient échapper des mèches folles. Elle boutonna le corsage brodé de sa robe de velours rose. Il faudrait rentrer le ventre pour compenser l’absence de corset, instrument de torture qui lui était insupportable. Elle enfila des gants de dentelle, se poudra, se parfuma d’un soupçon de benjoin, consciente de susciter l’admiration d’André Bognol.

Curieux alliage d’efficacité et de dignité compassée, l’ancien maître d’hôtel s’activait autour de la vaste pièce servant d’atelier.

— Nous sommes presque prêt, nous avons mitonné un ragoût aux herbes de Provence, il ne nous reste qu’ à dépoussiérer.

Au début, cette façon royale de s’exprimer à la première personne du pluriel avait beaucoup étonné Tasha. Elle s’y était accoutumée.

— Renoncez-y, André, nous partons, d’abord l’encadreur, puis La Revue blanche, j’ai promis d’y être avant midi.

La plupart des toiles sélectionnées avaient été installées la veille. Quatre châssis plus volumineux nécessitaient un second voyage.

Elle caressa Kochka affalée contre le poêle. Victor développait des clichés, il se rendrait ensuite à la librairie et la rejoindrait rue Laffitte en fin d’après-midi. Un baiser d’au revoir lui porterait chance, elle se hâta vers l’appartement et eut la mauvaise surprise de se cogner à Joseph.

— Qu’est-ce que vous fichez là ?

— Victor m’a convoqué, des livres chez un collectionneur…

— Où est-il ?

— Dans son labo.

— Je parlais du collectionneur, précisa-t-elle.

— 43 bis, rue de Courcelles, énonça Joseph, qui regretta sur-le-champ d’avoir débité la première adresse lui effleurant l’esprit.

Espérant l’amadouer, il eut un sourire enjôleur, il se souvenait avec nostalgie de l’époque où elle le surnommait « mon petit moujik ».

Elle hésita. Elle savait qu’il était inutile de contredire Joseph, à supposer qu’il mentît. Victor et lui avaient prouvé qu’en dépit de leurs fréquents dissentiments, ils s’épaulaient quand ils menaient une enquête. Etait-ce le cas ? Elle préférait repousser à plus tard un affrontement direct, d’ailleurs peut-être se fourvoyait-elle.

— À ce soir, chéri ! cria-t-elle à Victor.

Celui-ci qui lança d’un ton allègre :

— Bonne chance, mon amour !

Elle quitta l’appartement avec un signe du menton vaguement hostile à l’intention de Joseph.

— Cher beau-frère, je crois que votre épouse a la puce à l’oreille.

Victor abandonna sa retraite.

— Tant qu’elle se tait… Répétez-moi mot pour mot ce que vous a communiqué Gouvier, ordonna-t-il, choisissant un gilet.

 

La résidence de Richard Gaétan se distinguait de ses voisines par son style néogothique alourdi d’ogives et de gargouilles. Un valet de chambre en habit, pantalon à rayures et cravate de piqué blanc, aussi maigre qu’un échassier, fixait à tour de rôle les deux importuns, le coin de la bouche harcelé d’un tiraillement. Quand Victor lui eut appris l’assassinat de son maître, le vieil homme ne manifesta son émotion qu’en maîtrisant ce tic un long moment.

— Ces messieurs de la police désirent m’interroger ?

Loin de dissiper ce malentendu, ils lui emboîtèrent le pas dans un salon-bibliothèque. Les bras croisés dans le dos, Joseph guigna les titres des cartonnages rouges et verts aux nerfs dorés. Si la plupart des grands noms de la littérature répondaient présents, leurs œuvres n’étaient que de vulgaires trompe-l’œil dont il s’écarta, écœuré.

Le valet de chambre épousseta machinalement un drageoir de porcelaine

— Que Monsieur découche, cela n’avait rien d’insolite, pourtant j’ai été oppressé jusqu’à l’aube.

— Combien d’employés affectés à cette maison ? s’enquit Victor.

— Il y a la femme de ménage, Sidonie Mandron, elle ne vient que le matin et se consacre chaque jour à une pièce différente. Il y a Mme Couperie, la cuisinière, elle ne monte jamais dans les étages. Et il y a moi. Cela va faire douze ans que je suis au service de Monsieur, mais c’était la première fois qu’il se mettait dans cet état.

—  Expliquez-vous.

—  C’était le 9 de ce mois, un vendredi, je m’en souviens parce que ce jour-là Mme Couperie mariait son fils, Arnaud, il est boucher et il a épousé la fille d’un poissonnier, une pimbêche incapable de tenir un ménage, je prédis une catastrophe. Mme Couperie avait préparé un repas froid et j’avais dressé le couvert de M. Gaétan ici même, sur cette table de jeu près de la cheminée. Il était rentré assez tard, il semblait fatigué. Je l’ai servi, j’ai pris congé, et je me suis dirigé vers le bureau où nous classons la comptabilité. Soudain j’entends : « Didier ! Didier ! Venez vite ! » Didier Godé, c’est mon nom. J’accours et je découvre Monsieur blanc comme des œufs à la neige, j’ai cru qu’il allait avoir une attaque.

Le visage assailli de mouvements convulsifs, le valet de chambre se raidit et surmonta son trouble.

— Monsieur m’a désigné un panneau entrouvert, entre les Balzac et les Beaumarchais. Il a bafouillé : « C’est vous qui avez manœuvré le mécanisme ? » Je me suis récrié : « Grands dieux non, Monsieur, j’ignorais l’existence de ce cabinet. » Nous y pénétrons. Quel salmigondis ! Une tornade avait ravagé la pièce. Des dizaines de poupées de toutes tailles, vêtues à la manière des modèles dessinés dans les revues, en miettes, désarticulées. Le plus terrible, c’était…

Il parut souffrir d’un vertige.

— Excusez-moi… Le plus terrible, c’était le sang. Un moment, je me suis imaginé qu’Arnaud Couperie en avait versé un baquet sur les poupées : elles étaient cramoisies !

— Du sang ou de la peinture rouge ?

— Du sang, messieurs, du sang ! Ça se reconnaît : un liquide épais, collant, une odeur fade très particulière que j’abomine C’est pour ça que je l’ai associée au fils Couperie, il est imprégné de ce relent tenace. Je suis obligé d’aérer lorsqu’il nous livre la viande.

Après s’être essuyé la figure d’un mouchoir, il se racla la gorge à plusieurs reprises.

—  Continuez, ordonna Victor.

— Il y avait une inscription à la craie verte sur un des murs. Je n’ai pas eu le temps de la lire, parce que M. Gaétan l’a effacée aussi vite que s’il avait contemplé les enfers, un seul mot s’est imprimé en moi : Angélique. On a frotté et récolté les débris une partie de la nuit. Ensuite, M. Gaétan a refermé le passage et a exigé que je promette sur ce que j’ai de plus cher au monde de garder bouche cousue. J’ai juré en invoquant ma tante Aspasie, elle a été une vraie mère pour moi quand mes parents ont été asphyxiés par un chauffage défectueux, elle m’a élevé et…

—  Poursuivez.

—  Ma charge requiert dévouement et discrétion mais maintenant que Monsieur nous a quittés… Un homme si talentueux ! Il m’a prié de m’asseoir et m’a proposé un cognac. J’ai décliné son offre, ç’aurait été inconvenant. Je l’ai écouté. Il m’a raconté que ces poupées, c’étaient ses enfants chéris. Les modistes et les couturiers expédient couramment ces miniatures à l’étranger afin de faire connaître leurs créations de façon attrayante. Cette coutume remonte à loin. La reine Isabeau de Bavière envoyait à la reine d’Angleterre des poupées d’albâtre habillées à la mode de France. Elles étaient tellement en faveur auprès des cours d’Europe que lors des guerres du XVII° siècle, les belligérants signèrent une convention autorisant leur libre circulation. Réunir une telle collection avait coûté à M. Gaétan des années d’efforts, il y était attaché autant qu’à un trésor. À mesure qu’il me contait ces choses, je me sentais coupable, j’aurais dû redoubler de vigilance, parce que Monsieur recevait beaucoup, des hommes aussi bien que des femmes. Ils se faufilaient par la porte de service, il leur suffisait de sonner deux coups longs, un coup bref, et Monsieur les accueillait, ainsi leur identité m’était inconnue. Parfois – rarement – des clients se présentaient à l’entrée principale, des personnes respectables, aurais-je dû me défier d’elles ? J’ai offert ma démission à Monsieur, à cause de ma négligence, il a refusé. « J’ai des ennemis, Didier, les envieux sont pléthore, le succès est impardonnable. » Voilà, c’est triste. Je n’ai plus qu’à postuler une autre place, je regretterai toujours M. Gaétan.

— Avez-vous introduit des visiteurs en son absence ?

—  Une femme, le même jour que la découverte de cette farce macabre, il faisait déjà nuit. Elle a patienté au salon, je pensais que Monsieur n’allait pas tarder, d’habitude il soupait vers huit heures du soir. La dame m’a affirmé avoir rendez-vous, je me suis rendu un quart d’heure à l’office pour veiller au menu. Elle s’est éclipsée sans me prévenir.

—  À quoi ressemblait-elle ?

—  À n’importe quelle femme de la bonne société, chapeau à voilette, fanfreluches.

Le timbre aigrelet de la sonnette interrompit leur conversation. Sur le qui-vive, Victor fit signe à Joseph de sortir. Ils avisèrent un escalier et rallièrent l’entresol d’où ils entendirent le valet de chambre s’exclamer :

—  La police ? Mais elle est ici, la police !

La voix caractéristique de l’inspecteur Lecacheur rugit une tirade relative aux nigauds, si facilement bernés que les pigeonner était un jeu d’enfant.

Ils galopèrent jusqu’à une buanderie où une fille revêche charriait un paquet de linge sale.

— Sidonie Mandron ? Inspecteur Lecacheur. Nous vérifions les issues. Ouvrez cette fenêtre !

Un mètre plus bas se dressait un appentis. Victor enjamba l’appui et sauta, sûr de se fouler une cheville ou de crever les tuiles. Il se reçut sur les genoux, sain et sauf. Joseph roula près de lui. Ils coururent à l’extrémité de la toiture, se laissèrent filer le long d’une gouttière et aboutirent dans un carré de gazon où un jardinier taillait des haies.

— Police ! Nous traquons un voleur ! hurla Victor qui se rua vers la grille.

Leur cavalcade s’acheva aux abords de l’église Saint-Philippe-du-Roule. Derrière eux, quelques passants se dévissaient le cou. Joseph héla un fiacre. Victor et lui se contentèrent de regarder tressauter la houppelande du cocher et ne reprirent haleine qu’au rond-point des Champs-Élysées.

—  Vous avez vu, Joseph, je suis encore souple, constata Victor en se massant les jarrets.

Leur véhicule s’enlisa entre deux omnibus. Joseph exhala un soupir épuisé.

—  Eh ben au moins, quand j’écrirai une histoire de pègre et de monte-en-l’air, ce sera du vécu !

—  Kenji me l’a assez martelé : l’expérience est le nectar des créateurs !

—  Malgré tout, y a des jours où on souhaiterait mourir ignare !

Un clin d’œil complice provoqua un fou rire auquel ils s’efforcèrent vainement de résister. Ils capitulèrent, secoués de hoquets. Joseph bégaya :

—  Ça nous en fait deux ! Non, trois !

—  Quoi donc ?

—  Des macchabées !

—  Un peu de respect, Joseph, ce sont des gens comme vous et moi, c’est la vraie vie, pas un feuilleton.

—  Excusez-moi, patron, on en a tant vu ! Le rire, ça protège. Faut pas croire que ça ne signifie rien pour moi. Vous savez, il y a des fois, je ne le supporte plus. J’ai le cœur tendre.

— Je sais, Joseph, je sais. Vous voulez qu’on arrête ? — J’ai pas dit ça, seulement, je vais bientôt être papa…

—  On va boucler cette affaire, enfin on va essayer…

—  D’accord, allons-y, quelles sont vos déductions, patron ?

— L’assassinat de Gaétan est analogue à celui du baron. Ils ont eu le crâne défoncé. La mise en scène qui entoure ces meurtres use d’artifices identiques : le sang répandu, la volonté de détruire ce que ces deux hommes possédaient de précieux, et ces forfaits sont signés Louise et Angélique.

—  Du diable si j’y pige quelque chose !… Le valet de chambre de Gaétan n’a pu déchiffrer le graffiti mais Louise y figurait peut-être ?

— Sauf à tabler sur la matérialité des revenants, cette spéculation ne mène nulle part : Louise Fontane est morte. Ces deux assassinats et ces déprédations ont été perpétrés par quelqu’un qui connaissait le moyen d’accéder à ces cabinets secrets… Un familier des victimes.

—  Cette hypothèse nous renvoie à Sophie Clairsange.

—  Attention, ces prénoms féminins ont pu avoir été choisis sciemment pour égarer les enquêteurs. N’oubliez pas ce que m’a divulgué Martin Lorson, il y avait deux hommes près de la rotonde de la Villette le soir du meurtre de Loulou. L’un de ces hommes boitait. Soit c’est le criminel, soit Sophie Clairsange et le bancal sont complices.

—  Va falloir repartir de zéro, tirer les vers du nez du marchand de rassis, de la veuve Guérin, agrafer le bancal.

Le fiacre stationnait devant un luxueux magasin de carrossier jouxtant le manège d’un maquignon. Des hennissements perturbaient les réflexions de Victor, et s’il eût été en son pouvoir de se transporter sur une île déserte, il n’eût pas hésité une seconde.

— On devrait ériger un monument en l’honneur du silence, grommela-t-il.

Vexé, Joseph se renfrogna.

—  Concentrons-nous, dit Victor. La Gournay et Gaétan dirigeaient une société occulte. Les poupées de Gaétan ont été saccagées avant son assassinat. Gaétan n’a pas porté plainte. S’il a omis de le faire, c’est qu’il soupçonnait un individu précis. Or il y a un troisième administrateur, Gouvier m’a révélé son nom, Absalon Thomassin, l’acrobate vedette du cirque Franconi. Est-il en danger ? Est-il coupable ?

Joseph se serait muré dans la bouderie si Victor ne lui avait appliqué sur le dos une bourrade amicale.

—  Nous allons cuisiner tout le monde, nous percerons ce mystère !

—  Mais vite, sans quoi on va récolter d’autres cadavres !

—  Vous en avez de bonnes ! Les journées n’ont que douze heures ! Tasha compte sur ma présence et Iris sur la vôtre. Quartier libre jusqu’à demain. J’avoue que j’aimerais parfois accélérer le cours du temps !

—  Ben pas moi, sinon je serai grand-père avant d’avoir profité de ma progéniture !… Nom d’un… Cette visiteuse chez Gaétan, elle s’est présentée dans la soirée du 9, la date du meurtre de Louise Fontane !

 

Sophie Clairsange avait occupé la matinée à ranger sa chambre. Ce labeur domestique la distrayait de son angoisse, elle redevenait celle qu’elle avait été, une personne obligée de subvenir à ses besoins, et non une riche propriétaire régentant une foule de mercenaires dans un domaine californien planté d’orangers. Le décor à dominante jaune, dépourvu de beauté, suscitait des résonances mélancoliques. Elle ne prisait guère le style Henri II, pourtant le maigre espace compris entre le lit à colonnes doté de tapisseries anciennes et le buffet reconverti en commode symbolisait une oasis de paix, d’où le mal était exclu. Quant à la gouache maladroite où une vieille femme tassée près d’un âtre tisonnait une flambée moribonde, elle évoquait la douceur d’une maison gratifiant ses hôtes d’un quotidien sans heurts. La silhouette trapue de Samuel Mathewson évoluait à l’arrière-plan, transparente. Sûr de lui et bienveillant, cet époux envers lequel elle n’avait en aucune occasion ressenti une once de désir lui avait néanmoins procuré une existence confortable qu’elle s’autorisait à qualifier d’heureuse, à présent qu’il était mort. Elle vouait une immense gratitude à ce mari providentiel.

Elle se risqua sur le palier où reposait à même le sol un plateau garni d’un repas froid et d’un quotidien barré d’un titre en caractères gras :

LE COUTURIER RICHARD GAÉTAN

ASSASSINÉ !

Elle s’absorba dans la lecture de l’article, et, brisant la consigne qui l’isolait au second étage, descendit d’une démarche saccadée.

Hermance Guérin avait déjeuné dans le salon où les deux fenêtres à vitraux prodiguaient davantage d’ombre que de clarté. Son bonnet de travers, elle somnolait sur une bergère tendue de cretonne, les pieds chaussés de pantoufles, face à un piano droit orné d’une pendule de marbre et de chandeliers Renaissance. Son tricot avait glissé de ses genoux vers une carpette en feutre. Le geste de Sophie pour le ramasser l’éveilla.

— Tu avais promis de rester là-haut.

—  J’ai lu le journal.

— Moi aussi. Il n’a que ce qu’il mérite.

— Oh, je suis à bout ! Combien de temps vais-je encore me terrer ?

—  Patience. Ce qui est entamé doit être achevé, ma chérie. Tu devrais manger, tu as mauvaise mine.

Sophie se plongea dans la contemplation des losanges blancs et noirs du dallage. L’incertitude la tenaillait, elle murmura :

—  Si quelqu’un avait fouillé mon sac…

—  Rassure-toi, tes craintes sont infondées.

Afin de la convaincre, les aiguilles éperonnèrent la laine.

—  Pendant ma maladie…

—  J’étais à côté du docteur à chacune de ses auscultations.

—  Sylvain ?

— Hormis son commerce et ses cocottes, il ne s’intéresse à rien. Aline est une niaise, elle ne connaît de l’alphabet que les quelques lettres nécessaires aux commissions.

—  Je m’inquiète au sujet de cet homme qui jure m’avoir sauvée sur la plage. Il ne cesse de rôder.

—  Sois tranquille, personne ne te fera de mal, je veille sur toi, dit Hermance avec un sourire.

La pelote s’échappa derechef et roula sous un tête-à-tête. Sophie la poursuivit, comme un chat traquant une proie. Le sourire d’Hermance se mua en grimace, ses lèvres se figèrent sur un pli crispé tandis que son regard se durcissait.

 

Djina avait dispensé ses élèves de leçons. Le prétexte à ce congé était l’utilité de sillonner le Louvre à la recherche d’un tableau qu’elles reproduiraient à l’ aquarelle.

En dépit de son aversion pour les siestes, elle éprouva l’envie de s’allonger un moment. Elle posa près d’elle le billet que Kenji lui avait envoyé par l’entremise d’un coursier. Les paupières closes, elle crut l’entendre lui proposer à voix haute ce qu’il avait écrit :

Vous serait-il possible de m’escorter dans un magasin entre deux et quatre heures ? Je sollicite vos conseils avisés pour l’acquisition de rideaux. Ensuite nous irions ensemble admirer les œuvres de votre fille…

Le sommeil l’engloutit sans qu’elle en eût conscience. Elle parcourait une forêt dont les arbres sécrétaient de subtiles inflorescences. Alors qu’elle s’apprêtait à cueillir une fleur rouge, elle fut envahie d’une chaleur érotique. Elle déambulait au sein d’un enchevêtrement de voilages au-delà desquels se dessinait une silhouette qu’il lui fallait rejoindre. Mais elle avait beau se hâter, elle demeurait solitaire, nostalgique et cependant sous le charme d’une sensualité liée, elle en était persuadée, à l’ossature enneigée d’un pont-levis où elle n’osait se risquer car elle était nue. Elle se rencogna sous une poterne où s’amoncelaient des vêtements. Dès qu’elle les enfilait, ils disparaissaient, elle ne parvint à conserver qu’une camisole qui moulait à peine son buste.

Elle s’évada du rêve, honteuse de découvrir que sa main droite s’était coulée sous ses jupons et progressait entre ses cuisses. Elle lutta contre son désir. Un coup d’œil au réveille-matin lui apprit qu’il était presque deux heures.

Lorsque Kenji sonna, sanglé dans un habit anthracite sur lequel claquait une lavallière mauve, sa canne à pommeau de jade sur l’épaule, Djina jaillit de l’appartement et le précéda dans l’escalier, ignorant le bras qu’il lui offrait. Elle persista à rester hors de sa portée dans le fiacre les conduisant jusqu’au boulevard de Sébastopol, et n’adressa à son compagnon, qui s’efforçait d’entretenir la conversation, que des monosyllabes. Il ne s’en formalisa nullement, elle était venue, cela seul comptait.

Avait-il opté pour À Pygmalion dans le but de lui suggérer que, pareil à beaucoup d’hommes, il prétendait la modeler à sa convenance ainsi que le célèbre sculpteur sa statue de Galatée ? Non, Kenji n’était pas si retors, il lui expliqua que ce vaste caravansérail coincé entre la rue de Rivoli, la rue des Lombards et la rue Saint-Denis l’avait fasciné quand Victor et lui s’étaient installés en France, et qu’il s’y était pourvu du blanc essentiel à leur emménagement rue des Saints-Pères. Il prisait également les vendredis classiques, réservés aux vieilles chansons françaises, de l’Éden-Concert, contigu au bazar, et y avait applaudi Yvette Guilbert avant qu’elle ne s’adonnât à un répertoire plus audacieux.

Le gros polichinelle suspendu à la façade au moment des étrennes n’avait pas encore été remisé, à la joie des enfants. Djina se détendit en l’examinant. Ce fut presque guillerette qu’elle accepta enfin le bras de son compagnon et franchit la porte monumentale surplombée d’un lustre de bronze.

Les parquets cirés longeaient des comptoirs débordant de marchandises que déplaçaient des ménagères sous la surveillance agacée des vendeuses.

— N’imitons pas ceux que ce cher La Bruyère critiquait déjà dans son chapitre des Esprits forts : « Ils sont indéterminés sur le choix des étoffes qu’ils veulent acheter : le grand nombre de celles qu’on leur montre les rend plus indifférents, ils ne se fixent point, ils sortent sans emplette », souffla Kenji.

— Bravo, vous avez une mémoire prodigieuse.

— C’est le métier qui m’y oblige, répliqua-t-il modestement. Je vous ai menti, j’ai ma petite idée, je souhaiterais savoir si vous la partagez. Mon décor sera le vôtre. Voyez-vous, je destine ce pied-à-terre à la rédaction de mes catalogues, mais si vous y consentez, je serais honoré de vous y recevoir, il est donc légitime que vous exprimiez votre préférence.

Il avait formulé cette requête d’un ton si enjoué qu’il était difficile d’y deviner une arrière-pensée. Aussi le suivit-elle docilement vers le rayon des damas. Planté au débouché de l’escalier d’angle à la rampe ouvragée de ferronnerie, un commis en livrée, les cheveux gominés soigneusement divisés par une raie médiane, les dévisageait par-dessus ses demi-lunes. Ces deux-là appartenaient-ils à la catégorie des raseurs, des kleptomanes ou des véritables clients ?

— Voilà, je balance entre ce damas broché à fleurs, et celui-ci, satiné, vert Nil, dit Kenji.

—  De quelle couleur est le papier tapissant vos murs ? demanda Djina, lissant un rouleau de perse chinée.

— Ivoire, chuchota Kenji, dont les doigts s’égarèrent à leur tour sur le tissu, s’aventurèrent tels des crabes vers ceux de Djina, hésitèrent puis les étreignirent.

— En ce cas, il serait sans doute judicieux d’élire cette teinte chaude et fleurie, conseilla-t-elle, le cœur chaviré, étonnée de sa propre témérité.

Il hocha gravement le menton, comme si elle avait proféré une vérité infuse, et fit signe au commis.

—  Monsieur envisage de commander la confection de rideaux ? Vous avez les mesures ? Deux fenêtres ? J’appelle une vendeuse.

Une jeune fille munie d’un mètre et de ciseaux coupa quatre panneaux de damas qu’elle plia méticuleusement.

—  Et les embrasses ? interrogea-t-elle.

Ils évitèrent de se regarder, tant ce mot était lourd de sens.

— Un tissu semblable, mais uni, des anneaux et des tringles de cuivre, décréta Djina.

Ils formèrent une procession jusqu’à la caisse à la suite de la vendeuse, talonnés par le commis qui débitait rapidement la vente sur son carnet à souches. Kenji régla la note, dont un double fut piqué sur une pointe de fer. Le commis, appliqué à emballer le damas, s’enquit des destinataires auxquels on livrerait le paquet le surlendemain.

—  M. Kenji Mori, 6, rue de l’Échelle, premier étage gauche, énonça-t-il distinctement avec un coup d’œil éloquent en direction de Djina.