CHAPITRE XII
Jeudi 22 février
Joseph, mort de sommeil, rouspétait en galopant du Châtelet à la rue des Saints-Pères. Il ronchonnait encore plus en pénétrant dans l’appartement, déjà investi par sa mère qui lui prodigua un orémus inédit.
— Ah, Monsieur daigne rentrer ! C’est pas trop tôt, aboya-t-elle. Passé une nuit douillette ? A ta place j’aurais honte ! Tel beau-père, tel beau-fils !
Il se fit violence, se retint de claquer la porte pour ne pas alerter Iris et descendit en trombe à la librairie afin d’éviter Kenji. Il bâcla l’ouverture, omis de dépoussiérer et se précipita en son fief du sous-sol où il entreposait ses papiers personnels.
Il aligna ses carnets de bord numérotés à partir de 1889, date de sa première enquête, et consulta celui de 1891.
« Voilà, j’ai trouvé ! Je dois être anémié, comment ai-je pu oublier ? En novembre 91, Victor et moi, nous étions sur les dents ! »
Il sursauta. Quelqu’un l’épiait. Il se tourna brusquement et heurta son nez à une étagère supportant des encyclopédies.
— C’est vous, Victor ?
— Oui, qu’est-ce que vous fricotez ?
— C’est malin ! Fallait vous annoncer ! Je vais enfler, forcément, on va me prendre pour un poivrot !
— Mouchez-vous et racontez.
Joseph sentit le sang lui monter aux joues.
— J’ai découvert le pot-aux-roses, le procès date de 91, l’année de l’enquête du Carrefour des Écrasés.
— Quel procès ?
— Votre mémoire traîne la patte ? Le procès auquel le cinglé aux croûtes de pain a fait allusion. C’est un procès d’avortement qui a provoqué du chambard. De la Gazette des tribunaux au Père Peinard, tous les journaux y ont consacré leurs colonnes. Certaines accusations remontaient à 1885 ou 86. La plupart des femmes dans l’embarras qui avaient eu recours à la femme Thomas étaient domestiques, couturières, épouses d’artisans et d’employés à mille cinq cents francs par an. C’est à Clichy, chez une marchande de vin dont elle était la locataire, que la femme Thomas avait ouvert son officine. Elle partageait son existence avec un homme de quinze ans son cadet, Abélard-Sevrin Floury. Il lui servait d’homme de main, c’est lui qui se chargeait d’escamoter le « produit » des opérations. Je vous épargne le déroulement des audiences qui ont duré quinze jours, et j’en viens au verdict. Il s’est soldé par la condamnation de la femme Thomas Elle s’est vu infliger douze ans de travaux forcés. Floury a écopé de dix ans. Les quarante-cinq autres prévenues ont bénéficié de l’indulgence du jury. Parmi elles, j’ai relevé les noms de Louise Fontane, Mireille Lestocart et de trois Sophie, salariées chez le même patron : Sophie Dutilleul, Sophie Guillet et… Sophie Clairsange, couturière.
— Sacrée Mimi, elle s’est bien gardée de m’en parler.
— Le baron et Gaétan sont-ils les suborneurs ? Leur assassinat pourrait-il être le point d’orgue d’une vengeance de filles séduites ?
— L’un d’eux aurait-il trucidé Louise Fontane ?
— Peut-être a-t-elle voulu exercer un chantage sur son séducteur ?
— Deux ans et demi après ? Et cette mystérieuse Sophie Clairsange ? Et ce bancal ? Décidément, il faut que je cuisine Mlle Lestocart.
— Et moi, qu’est-ce que je fais ?
— Dès que vous aurez fermé la librairie, filez à l’Hôtel de l’Arrivée pour vous assurer de la présence de Sophie Clairsange.
Le chasseur de l’Hôtel de l’Arrivée – deux mètres de haut, un de large – lança un « Bonjour, monsieur » au-dessus du melon de Joseph sur le ton monocorde d’un mainate dressé à ressasser son refrain à chaque tourniquet de la porte à tambour.
Joseph pila devant la réception.
— Je suis attendu par Mlle Clairsange.
— Elle est absente, monsieur. La femme de chambre a noté que son lit n’était pas défait.
— Elle est partie ?
Le portier tordit ses lèvres en un sourire de commisération.
— Ses effets sont toujours là, elle a payé son séjour jusqu’à la semaine prochaine.
— Alors elle va revenir ?
— Je ne sais, monsieur. Les clients sont libres de leurs faits et gestes.
Il changea sa posture de garde-à-vous en repos. Joseph se gratta la nuque, désarçonné.
« Je me suis encore fait damer le pion ! »
Soudain il lui vint une idée. Il demanda une enveloppe, écrivit : À l’attention de Mme S. Clairsange, puis il rattrapa la rue de Strasbourg, bifurqua boulevard de Magenta et observa les alentours. Il eut tôt fait de repérer un godelureau d’une quinzaine d’années, vautré sur un banc, le mégot au bec, la lippe narquoise, qui regardait les filles. Joseph s’assit à ses côtés et engagea la conversation. Le petit roublard acquiesça, empocha une pièce et l’enveloppe et se rendit nonchalamment rue des Vinaigriers, suivi à peu de distance par Joseph.
Mme Guérin était en vigie dans sa confiserie. Joseph vit le godelureau lui tendre la lettre et s’éclipser. Mme Guérin décacheta l’enveloppe qui ne lui était pourtant pas adressée et y chercha vainement une missive. Elle gagna vivement la porte, colla son visage à la vitre, puis elle coupa le gaz, sortit et fixa les contrevents. D’un pas rapide, elle rejoignit le pavillon à l’angle de la rue Albouy. L’entrée s’éclaira. Au bout d’un moment, la lumière du premier s’éteignit. Joseph vit deux silhouettes se profiler derrière les jalousies d’une des fenêtres du rez-de-chaussée.
Comme à l’ordinaire, quittant le Bibulus où il lambinait chaque jour pour rencontrer ses confrères, Maurice Laumier poussa la porte de la maison de la rue Girardon. Il fut surpris de ne pas voir de lumière dans la cuisine, inspecta la chambre à coucher, puis l’atelier : personne. Mimi était sûrement allée se promener. Il alluma le feu et retoucha le portrait de l’écrivain Georges Ohnet qu’il devait livrer début mars.
Une demi-heure, une heure s’écoulèrent. Il commença à s’alarmer et passa en revue toutes les raisons qui auraient pu retarder Mimi Il n’en trouva aucune. Il était sept heures un quart du soir, son anxiété s’accrut, il alla aux nouvelles chez le fruitier de la rue Norvins, qui n’avait pas vu Mimi. Il pensa à un accident. Il courut au commissariat. Rien. Il se rua rue Girardon. Machinalement, il sonda la boîte aux lettres, y pêcha une feuille de papier :
Adieu, je pars. Tu pourras recevoir tes maîtresses en paix, ne tente pas de…
Il ne put en lire davantage !… Il se dirigea vers le lit et s’effondra en sanglotant sur l’oreiller, son oreiller à elle !
On frappait. Il se leva d’un bond. Mimi
Victor Legris se tenait devant lui.
— Laumier, qu’est-ce qui vous arrive ?
— Mimi m’a plaqué.
— Où a-t-elle pu aller ?
— Sûrement pas chez sa cousine Loulou, elle est morte. À part elle… Il y a cette copine qui pose pour Lautrec.
— Où habite-t-elle, cette copine ?
— 10, rue Saint-Vincent, troisième gauche.
— Je vais vous la ramener, votre Mimi. Montrez-vous plus compréhensif et cessez de rivaliser avec Casanova.
— Elle affabule, depuis qu’on est en ménage je n’ai jamais…
— Et ma sœur Iris ?
— Oh, votre sœur, c’était du badinage.
Victor déambulait dans un entrelacs de venelles tortueuses où les frondaisons des arbres débordaient de palissades et de murs noircis gravés de serments d’amour ou de graffitis obscènes. Des lessives pendouillaient au-dessus d’escaliers disloqués et de jardinets en friche. De rares ménagères bardées de lainages et un ou deux rapins à cheveux longs et pantalons à la housarde se risquaient par les chemins boueux. Une résille de neige coiffait les bicoques où clignotaient les lueurs falotes des mastroquets. La lanterne du numéro 10, un hôtel, ressemblait à une veilleuse de malade. Victor grimpa au troisième et toqua. Une fille en peignoir lui ouvrit et retourna touiller un pot-au-feu dans la chambre meublée de caisses, à peine plus large qu’un cagibi.
— Mimi ? Vous la dégoterez chez Adèle, au 4 de la rue des Saules.
À mi-pente de la butte que surplombait la dentelle des échafaudages du Sacré-cœur, Victor atteignit l’ancienne Auberge des assassins53, rebaptisée À ma campagne. Derrière une terrasse plantée d’un acacia se carrait une maisonnette à un étage au toit recouvert de tuiles plates. Victor détailla l’enseigne peinte à même le mur, œuvre du peintre André Gill, représentant un lapin jaillissant d’une casserole, une bouteille de vin sous la patte. L’animal avait donné à l’établissement son surnom de cabaret du Lapin à Gill, déformé en Lapin agile. Adèle, une danseuse de l’Élysée-Montmartre, compagne du chansonnier Jules Jouy, l’avait reconverti en beuglant, où elle servait une cuisine réputée et interprétait d’une voix acidulée des romances du folklore français.
Victor pénétra dans une pièce où était aménagé le bar abouché à une vaste salle pourvue de tables cirées, de bancs, de tonneaux vides et d’une cheminée à hotte où ronronnait un bon feu. Des commerçants du quartier, des poètes à deux sous, des filles en cheveux louaient à la manille en buvant des grogs. Bientôt, dans une ambiance bon enfant, ils se mêleraient aux voyous grimpés de la Chapelle et de la Goutte d’Or et entonneraient à l’unisson les refrains d’Adèle.
Victor s’installa face à Mimi, blottie au coin de l’âtre.
— M’sieu Legris ! Comment vous m’avez trouvée ?
— C’est Laumier qui m’a…
— Vous êtes son intermédiaire ?
— Non, rappelez-vous, vous m’avez supplié d’enquêter sur l’assassinat de votre cousine Louise Fontane. J’ai la nette impression que vous ne m’avez pas tout dit. Si vous voulez que je parvienne à un résultat, il va falloir m’assister.
— Que voulez-vous savoir ?
— Le procès de la femme Thomas, en 1891, vous…
— Et alors, quel rapport ?
— Un nom, un élément anodin ont peut-être une importance majeure pour mettre la main sur l’assassin de Louise. Allez, confessez-vous à moi, je suis discret. Connaissiez-vous Richard Gaétan ?
— Un beau salaud. Il abusait de ses employées, surtout les jeunettes, ensuite, basta ! Je sais de quoi je cause, j’ai turbiné dans son usine, une copine à Loulou a manqué y laisser sa peau. Moi aussi, j’ai fréquenté l’officine de la femme Thomas, vous êtes content ? La Thomas a été arrêtée à la suite du décès d’une de ses patientes et elle nous a dénoncées. Je dansais devant le buffet, je n’aurais pas pu élever un enfant, et puis une fille-mère, c’est mal vu !
— Vous avez travaillé rue de la Paix ?
— Loulou et moi, on a débuté trottins, chez Larive, une maison de couture à la Madeleine, on livrait les modèles. Toujours à cavaler à pied d’un bout de Paris à l’autre. Notre premier argent, on l’a dépensé à s’acheter un chapeau, une vraie folie, mais on n’avait jamais rien eu de joli à nous. En nous voyant, les hommes se retournaient, ils nous parlaient tout bas.
— Et c’est là que…
— On a eu la faiblesse de céder au mari d’une cliente, un chaud lapin à particule. Pas ensemble, hein ! C’est son épouse qui nous a refilé l’adresse de la Thomas.
— Le patronyme de ce monsieur prolifique ? La frimousse de Mimi s’empourpra.
— Ça m’embête de vous le dire, parce que la baronne a été gentille, c’est elle qui nous a fait embaucher cousettes par Le Couturier des élégantes.
— Serait-ce par hasard Mme Clotilde de La Gournay ?
— Vous êtes voyant extralucide ?
— Pourquoi m’avoir dissimulé cet épisode ?
— Parce qu’y a pas de quoi s’en vanter. Ah, j’en ai vu des pauvres femmes, des ouvrières, des couturières, des brodeuses, des femmes de ménage. Toutes, elles avaient la vie dure, je pourrais en raconter là-dessus ! Et puis des femmes d’un monde plus riche, certaines même n’avaient jamais travaillé, et pourtant, elles faisaient pitié. Tout ça parce qu’elles avaient voulu un petit moment de bonheur, et je mentionne pas les autres, celles qui subissent. On a trinqué, mais c’était injuste de nous inculper toutes seules, nos amants, nos conjoints étaient aussi coupables que nous, c’est eux qui nous ont rendu grosses, c’est encore eux qui nous ont conseillé de nous délivrer avant terme ! Seulement les hommes, ils ont la loi pour eux ! Oui, je suis allée chez la Thomas, je n’en suis pas morte. Rien qu’un petit peu.
Mimi sentit des gouttes perler sur ses joues. Elle s’aperçut qu’elle pleurait. Furieuse, elle essuya ses I armes.
Victor chercha les mots qui convenaient, il n’en trouva pas.
— Combien de temps êtes-vous restée chez Gaétan ?
— J’ai tenu un an et j’ai dégoté une place dans une maison où je brossais des chapeaux de soie avec des sels de plomb. Les ouvrières ne faisaient pas long feu, elles tombaient malades, leur compte était réglé. Le patron aurait évité bien des assassinats en remplaçant le sel de plomb par le sel de zinc, mais il aurait perdu une part de ses bénéfices. Quand j’ai compris ce qui m’attendait, j’ai claqué la porte et je suis allée me louer comme modèle, ça me rapportait autant que la couture. J’ai rencontré Maurice, il m’a demandé de poser pour lui, il était fauché mais j’ai accepté. De fil en aiguille, tiens, c’est marrant, ça, on s’est mis en ménage. Oh, c’était loin d’être la vie de château, mais le n’avais pas à me plaindre, il était gentil, Maurice. Il faisait tout ce qu’il pouvait, même s’il courait le guilledou. C’est un homme, et les hommes maintenant j’en ai soupé, j’exige de la respectabilité.
— Avez-vous connu une jeune femme prénommée Sophie ?
— Loulou avait une bonne copine, elles jouaient ensemble quand elles étaient gamines, je crois qu’elle s’appelait Sophie.
— Sophie Dutilleul, Clairsange ou Guillet ?
— Clairsange, oui, Sophie Clairsange, je me souviens, elle était mignonne, elle bossait aussi chez Gaétan, elle a failli y laisser sa peau.
— Pourquoi ?
— C’est la faute aux veillées. Ben oui. On est épuisées. Plus de dix heures d’affilée, penchées sur l’ouvrage, sans une minute de repos. On coud sans relâche, on respire difficilement, les yeux piquent du fait de l’éclairage au gaz, et l’hiver il y a le chauffage qui tire mal, on rêve d’air et de liberté. Vous n’imaginez pas la somme de souffrance que ça représente, les habits que les riches se mettent sur le dos ! Sept heures et demie du soir, enfin la quille ! On a déjà notre chapeau sur la tête, et voilà qu’on nous annonce : « Mesdames, il y a veillée. » On dispose d’un quart d’heure pour avaler un en-cas, on le prend à l’atelier sur un coin de table. On envoie l’une de nous acheter du pain et de la charcuterie, et ça, on le paye sur nos sous. On dîne sur le pouce et on trime jusqu’au-delà de minuit. À une heure du matin, comment on fait pour rentrer à Montmartre, aux Batignolles, à Levallois ? L’omnibus ne passe plus. Un fiacre ? Pas question, c’est trop cher. Alors on va à pied, dans la nuit. Une fois, j’ai prié des gardiens de la paix de me raccompagner. Ils m’ont répondu que les filles honnêtes ne traînent pas les rues à une heure pareille.
— Vous n’avez pas satisfait ma curiosité, pourquoi Sophie Clairsange a-t-elle frôlé la mort ?
— À cause des veillées ! Un soir, l’inspectrice du travail déboule. La môme Sophie, elle n’était pas majeure. Qu’est-ce qu’on fait ? On la pousse dans une armoire. L’inspectrice était de mauvais poil, elle s’est engueulée avec la contremaîtresse, nous, on en a profité pour filer à l’anglaise et on a oublié la Sophie dans l’armoire. La contremaîtresse s’est souvenue d’elle au petit matin. Elle a dégoisé des mensonges au médecin qui se désespérait de jamais pouvoir la ranimer. Le patron a convoqué Sophie et…
— Richard Gaétan ?
— En personne. On ne sait pas ce qui est survenu, !nais on s’en doute.
— On se doute de quoi ?
— Ben… Oh, et puis zut, vous êtes bouché ! Faut vous mettre les points sur les i ? Il lui a refilé des sous, et… Vous voulez un dessin ?
— Vous l’avez revue ?
— Sophie ? Oui, au procès. Je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Ah, si ! Elle a convolé avec un vieux qui s’est épris d’elle pendant les débats. Elle s’est tirée en Amérique.
— Et Louise ?
— Elle a trouvé du boulot rue d’Aboukir, je vous l’ai dit. On se voyait chaque quinzaine. On sortait en filles, on allait guincher. L’été, on se payait une frite à Nogent, on faisait du bateau sur la Marne.
— Elle avait de la famille ?
— Sa mère a disparu quand elle avait douze ans. Elle a eu la chance d’être parrainée par un bienfaiteur des orphelins qui l’a casée dans un ouvroir.
— Elle avait été recrutée récemment par une amie américaine. Serait-ce Sophie Clairsange ?
— Comment voulez-vous que je le sache, quand Loulou est morte ça faisait un mois que j’étais sans nouvelles. Sophie Clairsange est à Paris ?
— Il semblerait.
— Vous pensez que sa présence est liée à l’assassinat de Loulou ?
— Possible. Venez.
— Non mais dites donc !
— Maurice est fou de chagrin. Il possède des défauts mais il vous aime. Pourquoi êtes-vous partie de la rue Girardon ?
— On s’est disputés.
— Il est triste.
— C’est vrai ? Pauvre bichon !
— Angélique, ça vous dit quelque chose ?
— C’est de la pâte de fruits.
Tasha décrocha le téléphone. C’était Joseph.
— Ton beau-frère, dit-elle à Victor, qu’est-ce qu’il veut encore ? Quand tu auras fini de papoter, viens à l’ atelier.
Victor prit le combiné et s’assura que Tasha traversait la cour.
Joseph lui apprit que Sophie Clairsange avait quitté l’hôtel à la hâte et que, grâce à son stratagème, il était quasiment sûr qu’elle était retournée rue Albouy.
— Excellent, Joseph, vous m’avez donné une idée. Vous avez de quoi écrire ? Notez.
En ville, vendredi 23 février
Chère Madame, il est important que nous échangions certaines informations, il y va de votre sécurité. Soyez à midi au buffet de la gare de l’Est. Portez un chapeau sans voilette et une rose blanche à la boutonnière.
— Vous glisserez ce mot dans une enveloppe au nom de Clairsange et vous le remettrez à la petite bonne, demain à la première heure. Attention, voilà Tasha.
Victor haussa le ton.
— Combien de fois devrai-je vous le répéter, Joseph ! Je ferai un saut chez Mme Albouy demain matin. Si M. Guérin réclame son livre de voyage Le Chinois bleu, dites-lui que je compte sur un arrangement avec le vendeur. Je vous verrai demain à la librairie.
Vendredi 23 février
Sous le cadran d’une horloge pneumatique qui distillait les secondes, le hall grouillait d’une foule bruyante et houleuse. Des porteurs en casquette, blouse et ceinture aux initiales de la Compagnie des chemins de fer de l’Est, disputaient aux bagotiers des monceaux de bagages. De longues files de voyageurs s’écoulaient de l’escalier de marbre. Victor se posta à la terrasse du buffet. Il aurait pu envisager une rencontre avec Sophie Clairsange en un lieu plus tranquille, mais il avait jugé qu’une gare était l’idéal pour se dérober aux regards indiscrets. Il jouissait d’une vue imprenable sur l’immense salle : un bancal avait peu de chance de passer inaperçu.
Corentin Jourdan marchait aussi vite que le lui permettait sa béquille, quoique, dans un tel endroit, la difficulté ne consistât pas à suivre quelqu’un sans être repéré, mais plutôt à ne pas le perdre. Par deux fois il égara la trace de sa sirène, mais jouant des coudes, il réussit à la localiser. Elle s’immobilisa à la terrasse du buffet et, manifestement sur ses gardes, observa les consommateurs. Loin d’atténuer sa claudication, Corentin Jourdan forçait le trait et boitait bas. Ses cheveux en désordre saupoudrés de cendre sous le gibus cabossé, sa barbe de trois jours, ses vêtements couverts de boue séchée lui prêtaient l’aspect d’un vieux bougre décati un tantinet éméché. Il longea les guichets des billets et se planta devant un kiosque à journaux. Il vit un homme s’approcher de sa sirène et murmurer à son oreille. Le type de la librairie ! Sophie Clairsange allait-elle lui révéler le rôle qu’il avait tenu ? Que faire ? Il n’avait aucune marge de manœuvre. À moins que… Oui, il lui restait un atout : le troisième larron.
Sophie Clairsange se dirigea lentement vers une table excentrée, rajusta la rose blanche à sa boutonnière et ôta ses gants. Victor l’examina de la tête aux pieds : taille moyenne, silhouette déliée, boucles brunes, teint mat, séduisante. Ni bague de fiançailles ni alliance. Il l’invita à s’asseoir et en fit autant.
Sophie Clairsange fixa Victor droit dans les yeux.
« Le genre de femme parvenue, hautaine, méprisante, se dit-il. Laissons-la mijoter. Si elle croit m’impressionner. »
Il se mit à parler calmement sans se départir d’un léger sourire.
— J’espère que nous allons nous entendre, madame, il est superflu de tergiverser. On vous menace, vous avez peur, je vous propose mes services.
— Comment osez-vous ? Pensez-vous que je vais vous prendre au sérieux alors que je ne sais pas qui vous êtes ?
Victor poursuivit d’un ton neutre :
— Vous feriez mieux de me prendre au sérieux, pour votre propre sauvegarde.
— Monsieur dont j’ignore le nom, vous avez lu trop de romans.
— C’est incontestable, je suis libraire, je me nomme Victor Legris et j’ai coiffé la police au poteau en maintes énigmes criminelles. Voici mes lettres de créances.
Il lui tendit une liasse de coupures de presse qu’elle étudia attentivement.
— Cela ne me renseigne pas sur vos motivations. Je n’ai nullement besoin d’aide, de quoi aurais-je peur ?
— Je vais être tout à fait franc avec vous, madame. En contrepartie, je souhaite que vous le soyez également. J’ai été amené à m’intéresser au décès d’une de vos relations, Louise Fontane, elle a été étranglée.
— Je sais. Un inconnu, vous peut-être, a eu le bon goût de l’apprendre sans ménagement à Mme Guérin. J’en suis très peinée, Louise était une amie d’enfance.
— Mme Guérin a pourtant nié la connaître.
— Elle voulait me consulter au préalable. Je ne tiens pas à être mêlée à cette histoire.
Il sortit son paquet de cigarettes, croisa le regard railleur de la femme et le posa sur la table.
— Louise logeait chez vous, rue Albouy ?
— C’est juste.
— Pourquoi n’avez-vous pas déclaré ce fait à la police ?
— Monsieur, je suis venue à votre rendez-vous par pure curiosité, j’étais intriguée. Oui, j’ai fréquenté Louise Fontane, autrefois. Nous ne nous étions pas revues depuis trois ans. Elle était au chômage, je lui ai offert l’hospitalité, c’est naturel. Dénoncez-moi, la police ne mettra pas ma bonne foi en doute.
« Tu mens, ma petite, pensa Victor. Louise n’était pas au chômage, tu l’as débauchée. »
— Inutile de tourner autour du pot, répondit-il, époustouflé de l’aplomb dont elle faisait preuve, je sais nombre de choses vous concernant, et puisque vous semblez y tenir, il se peut que je ne sois bientôt plus le seul. Et maintenant repartons de zéro. Vous avez travaillé rue de la Paix, n’est-ce pas ? Chez Le Couturier des élégantes.
— Question superflue, vous en êtes persuadé.
— Quel est votre nom de femme mariée, madame Clairsange, et que faites-vous à Paris ?
Elle rougit de colère, mais lui donna sans discuter les éclaircissements qu’il requérait.
— Mon conjoint Samuel Mathewson est décédé il y a six mois. Il exploitait des plantations d’orangers en Californie. J’ai réglé les affaires courantes et décidé de séjourner en France, j’avais le mal du pays.
— Où étiez-vous le soir où Louise a été tuée ?
— Chez moi, rue Albouy, j’ai des témoins.
Il alluma une cigarette sans se soucier de son accord.
— Il y a un détail que j’ai omis de vous divulguer. Vous avez comparu au procès de la femme Constance Thomas en novembre 1891. Votre nom de jeune fille figure sur la liste des accusées aux côtés de Louise Fontane et de Mireille Lestocart.
— Mireille Lestocart ? Qui est-ce ? Oui, j’ai été jugée, je ne pouvais garder cet enfant. On m’a relaxée comme toutes les autres.
— Qui était le père ? Richard Gaétan ou le baron de La Gour…
Il se tut, mais la fin de la phrase n’était que trop claire.
— Combien de maîtresses avez-vous abandonnées sans vous inquiéter de savoir si elles étaient dans une position intéressante ?
— Richard Gaétan et le baron de La Gournay ont été assassinés.
— Vous me soupçonnez ? Monsieur, vous manquez de flair. Chacun sait que Richard Gaétan exerçait le droit de cuissage sur ses employées, quant au baron de La Gournay, il hantait aussi bien les coulisses des maisons de couture que celles de l’Opéra et des Folies-Bergère !
— Que savez-vous de Richard Gaétan ?
— Ni plus ni moins que ce qui est écrit dans les potins mondains. Il a été coupeur dans un magasin de confection, puis est devenu tailleur chez Larive, à la Madeleine.
— Je suppose que la Licorne noire est un nom qui vous est familier.
— Tout le monde a peu ou prou entendu le nom de cette société qui draine beaucoup d’argent. Richard Gaétan, le baron Edmond de La Gournay et Absalon Thomassin en sont les cofondateurs.
— Le Grand Absalon du cirque d’Hiver ?
— Oui.
— De quelle façon Gaétan a-t-il accédé à la célébrité ? Cette maison rue de la Paix lui est tombée du ciel ?
— En 1888, chez Larive, il a eu pour client Absalon Thomassin, de retour d’un périple en Inde où il était allé s’instruire auprès des acrobates autochtones. Richard Gaétan rêvait de dégommer Worth. Mais s’il possédait le tour de main, la fantaisie lui faisait défaut. Absalon Thomassin consentit à lui confier ses esquisses de costumes exotiques glanés au hasard de ses voyages, il dessinait et maniait l’aquarelle avec talent et n’avait pas son pareil pour le choix des tissus. Richard Gaétan a conçu une robe d’après les croquis et les conseils de Thomassin… Cela suffit, j’en ai assez !
— Continuez.
— Si ça vous amuse… En août 1889, lors de la réception du shah de Perse, en présence du président de la République, des ambassadeurs et du gratin parisien, Mme Clotilde de La Gournay fit une apparition très remarquée. Elle portait la fameuse toilette de Gaétan : La robe couleur de temps, inspirée de Peau d’âne, une splendeur en brocart bleu et or. Elle fit sensation, le nom de Gaétan courut de bouche en bouche. Cautionnée par les titres de noblesse du couple La Gournay, la maison Le Couturier des élégantes était lancée. Je me souviens de la réflexion de Thomassin :
J’espère que je ne serai pas l’âne qui ne faisait jamais d’ordure, mais bien beaux écus au soleil. » Suis-je suffisamment explicite ?
— Non, vous ne l’êtes pas.
Elle secoua la tête et émit un rire forcé.
— Avez-vous lu Perrault, monsieur le libraire ? Le pauvre âne fut sacrifié, en quelque sorte on lui fit la peau. Et vous vous targuez d’être un fin limier ! Tout ce que vous présumez va au-delà des apparences. Réfléchissez, ils étaient trois, il en reste un. C’est Absalon le véritable créateur, et il n’a pas touché l’ombre d’un fifrelin. Gaétan s’était empressé de s’assurer l’exclusivité de la griffe.
— Vous incriminez Thomassin ?
— Un atelier de couture est une famille élargie, il y a des secrets qu’on garde au chaud si l’on veut conserver son gagne-pain.
Victor n’était pas préparé à une telle hypothèse et il lui fallut un instant pour faire le point.
— Parlez-moi donc de la présence de ce boiteux qui vous traque d’hôtel en hôtel.
Le regard de Sophie Clairsange-Mathewson se voila l’espace d’une seconde, puis elle reprit son air crâne.
— Un boiteux ? Serait-ce un de vos acolytes chargé de me surveiller ? Qui me dit que vous êtes ce que vous prétendez être ?
— Vous semblez irritée.
— Irritée ? Quel toupet ! Vous chamboulez ma vie, vous fouillez mon passé, n’avez-vous rien imaginé de mieux pour meubler vos loisirs ?
Elle le dévisagea longuement, satisfaite d’elle-même.
— Adieu, monsieur le libraire, je m’en vais.
— Attendez, madame, dit Victor qui avait choisi d’abattre sa meilleure carte. Savez-vous qu’on a retrouvé la précieuse collection de licornes du baron de La Gournay totalement saccagée ?
— Et alors, qu’y puis-je ?
— Sur une glace, on avait tracé : « En mémoire de brumaire et de la nuit des morts. »
— Ceci est digne d’un mélodrame !
— Il y avait une signature : « Louise. »
— Une fumisterie, voilà tout ! Louise avait rendu l’âme huit jours avant le baron.
Elle avait dit cela sur un ton empreint de la plus parfaite sérénité. Cependant la coloration de ses joues avait disparu, faisant place à une pâleur extrême.
— Adieu, monsieur.
Victor la retint par le bras.
— Angélique, qu’est-ce que ça vous évoque ? Elle se dégagea et se perdit dans la foule. Elle avait oublié ses gants.
Une fois hors de la gare, Sophie Clairsange-Mathewson parvint à maîtriser son explosion de rage. Marcher, marcher, se vider l’esprit. C’était ridicule, elle avait tort de s’alarmer. Tout s’arrangerait, il ne pouvait en être autrement.
Le brouhaha de la rue du Faubourg-Saint-Martin lui parut très lointain. Les événements prenaient mauvaise tournure. Soudain, elle comprit, et cette découverte lui coupa le souffle. Elle dut s’adosser au mur. L’évidence de ce qui était en train de se produire la submergea. Elle ne pouvait se fier à personne. Elle avait déclenché une réaction en chaîne, pourtant, sur le papier, tout collait admirablement.
Un vieil invalide la distança en s’appuyant sur une béquille et enfila la rue des Récollets. Il suivit une péniche qui descendait le fil de l’eau. En l’observant, Corentin Jourdan pensait à sa vie écoulée, pareille au courant du canal Saint-Martin agité de remous. Dans quel port inconnu allait-il jeter l’ancre ?
Quand Victor poussa la porte de la librairie, Kenji était aux prises avec Euphrosine qui frisait l’apoplexie. Réfugié près de la cheminée, Joseph observait la scène en se mordant les lèvres.
— J’sais pas faire le thé aussi bien que Zulma ? grondait Euphrosine. Pourriez-vous m’fournir des précisions, monsieur Mori ? Par exemple m’indiquer si le bec de votre théière doit être orienté vers le nord, le sud, l’ouest ou l’est ? Ou si les feuilles doivent avoir été cueillies pendant la pleine lune ? Signalez-moi également si vous désirez d’la crème provenant de vaches normandes ou berrichonnes !
— Je laisse le lait aux Anglais, répondit Kenji d’une voix unie.
— Ah oui ? Mea culpa, vous l’buvez à la cosaque, comme l’archiduchesse Fifi Maximova ! Un ou deux sucres ?
— Madame Pignot, j’ai le sentiment que vous n’êtes pas de bonne humeur aujourd’hui, constata Kenji en s installant à son bureau.
— Y a de quoi ! Quand je pense que cette sournoise de Zulma Tailleroux a eu le culot de vouloir s’occuper du menu ! Si vous voulez mourir empoisonné, j’m’en lave les mains !
— Madame Pignot, ne dramatisez pas, vous étiez absente, je l’ai simplement priée de me faire bouillir de l’eau.
— Bouillie ou pas, c’est ma prérogative !
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Victor à Joseph.
— Oh, trois fois rien ! Zulma a osé pénétrer dans la cuisine alors que maman était au marché. Vous avez vu Sophie Clairsange ?
— Nous avons eu un entretien fort instructif. Elle m’a servi un paquet de coquecigrues. Chapeau ! Elle a des nerfs d’acier.
— Vous la suspectez ?
— Je la crois impliquée. Ses mobiles sont flagrants.
— Une si jolie jeune femme !
— On a souvent des surprises, Joseph. Peu de gens correspondent à l’idée qu’on en a. Elle est veuve, elle se nomme Mathewson. Lorsque je lui ai mentionné l’inscription tracée chez La Gournay, elle a perdu contenance.
— Ouais. Le mystère Mat est résolu ! Bricart disait vrai, un nom qui ne se prononce pas comme il s’écrit ! En tout cas nous sommes fixés, il y a un rapport indéniable entre ce procès d’avortement et les assassinats. Novembre 1891… Brumaire, la nuit des morts… Un beau titre de feuilleton… Y a un os quelque part, patr… Victor. À quoi rime la mort de Loulou ?… En savait-elle trop ? Etait-ce un témoin gênant ? Ça sent le rance, ce galimatias, il serait peut-être raisonnable de transmettre cette charade à l’inspecteur Lecacheur, je n’ai aucune envie d’avoir un fils orphelin.
— Deviendriez-vous un petit-bourgeois casanier, Joseph ?
— J’en ai plein l’dos de faire le poireau ! Et le bancal, quel est son rôle ?
— Mme Sophie Clairsange-Mathewson a éludé la question.