CHAPITRE XV

Jeudi 1° mars

 

 

— Je boirais volontiers un cognac, décréta Victor.

— Moi, je vais m’en tenir à votre mélange favori. Un vermouth cassis, s’il vous plaît, avec davantage de cassis que de vermouth, commanda prudemment Joseph à la patronne du Temps perdu.

Pour la troisième fois depuis qu’ils avaient quitté la préfecture de police, Victor questionna son beau-frère à propos de ses réponses à l’interrogatoire de l’inspecteur Lecacheur.

— Puisque je vous assure que mon récit recoupe le vôtre ! Ayez confiance, j’ai fichtrement bien assimilé !na leçon, et en un temps record !

— Vous avez mentionné Loulou ?

— Oui, mais en prétendant n’avoir rien dégoté à son sujet. Reste à souhaiter que ni Mireille Lestocart ni le douanier… ce Ganache, ne me démentiront.

— Gamache. Ils n’y ont aucun intérêt. Mimi redoute la police, et Alfred Gamache risque sa place, quant à Martin Lorson, il est devenu couleur muraille. Vous avez donc tout pris sur vous ?

La mine faussement éplorée, Joseph leva son verre. – Je me suis sacrifié. J’ai affirmé à Lecacheur que, considérant les exigences de mon nouveau roman, je vous avais entraîné malgré vous dans cet imbroglio.

J’ai d’abord repéré dans le journal un fait divers relatif à l’assassinat d’une jeune femme à la barrière de la Villette, mais vous avez eu beau fouiner là-bas, pas mèche de trouver qui était cette fille. C’est alors que je me suis rabattu sur le baron de La Gournay, accidenté au Bois… Cette manie que j’ai de découper les canards !

— Alors vous avez enquêté de votre propre chef dans les cercles ésotériques liés à la Licorne noire, ajouta Victor, sirotant son cognac.

—  Mouais. Mais assister avec vous aux obsèques de ce triste sire n’a guère apporté d’eau à mon moulin : macache ! Là-dessus, mon goût pour les meurtres me tiraille en direction du couturier Richard Gaétan. Des relations dans les milieux de la presse me préviennent, avant que la police n’en soit elle-même avertie, que ce coco a cassé sa pipe – enfin, qu’on l’y a aidé.

—  Je suppose que vous avez fermement nié vous être rendu au 43 bis, rue de Courcelles ?

—  Absolument. En revanche, j’ai expliqué qu’ayant découvert que ce Gaétan était dépourvu de tout talent créateur et que c’était son ami le Grand Absalon qui dessinait ses modèles, je vous ai proposé d’aller vous entretenir au cirque d’Hiver avec cet acrobate émérite. Là, vous êtes tombé sur un jour néfaste, ou plutôt c’est Thomassin qui est mal tombé.

—  Et j’ai pourchassé celui qui l’avait frappé à la nuque, ce père Boniface, qui m’a conduit au fort Monjol, où je vous ai intimé l’ordre de venir me seconder. Je crois que ça fonctionne, ma version des faits coïncide avec la vôtre.

—  Il m’a passé un de ces savons, le Lecacheur !

—  À moi aussi, mais il a agrafé son coupable grâce à nous. Nous formons un joli couple de menteurs, Joseph.

— Ouais, ben avec la vérité on va partout, même en prison. Mais supposez que Sylvain Bricart ou Hermance lâche le morceau ?

— Bricart est un fin matois, il craindrait de compromettre sa retraite dorée. La veuve protège sa fille Sophie, qui elle-même, j’en suis sûr, veut demeurer à l’écart.

—  Le bancal ?

—  Mystère et boule de gomme. Sans doute un amant de Sophie, sur le plan des mystifications, elle nous bat à plate couture.

— Et la baronne Clotilde, vous l’oubliez !

— Nullement, rétorqua Victor. Elle a refusé qu’on autopsie le corps de son mari et qu’on fouille leur hôtel, elle se moque de ce qu’il est advenu à son époux. Nul doute qu’elle aspire à couler des jours paisibles en compagnie de son fils et de sa seringue de Pravaz auprès d’une belle-famille qui consent à régler ses dettes.

— Alors on a bouclé la boucle ! Tout de même, c’est une sacrée aubaine pour le père Boniface que nous sachions si bien museler notre bavarde62 !

—  On pourrait lui retourner le compliment, il a gardé le silence en ce qui concerne notre rôle dans cette affaire.

— N’empêche qu’on a escamoté un meurtre, celui de La Gournay !

— À quoi bon charger davantage le père Boniface ? je comprends ses motivations.

— Avec vous, les assassins ont toujours raison, vous êtes vraiment un drôle de phénomène ! Vous les traquez et pis après vous les excusez presque ! Il a occis trois hommes !

— C’était pour protéger sa fille, il l’aime, même s’il ne l’a pas élevée. Il veut qu’elle soit heureuse. Je lui ai choisi un des as du barreau, il saura émouvoir le public en avançant dans sa plaidoirie qu’ayant appris le meurtre de Loulou…

—  Comment, puisque personne n’a réclamé cadavre aux cheveux teints ?

— … qu’ayant appris le meurtre de Loulou, qu’il surveillait sans qu’elle en eût conscience par l’entremise d’un voyou de « la Monjol », il a décidé d’appliquer la loi du talion : œil pour œil, dent pour dent.

—  Vous avez une manière d’accommoder les faits à votre sauce ! J’ai plus soif.

Il abandonna son verre à demi plein car déjà la tête lui tournait.

—  Ouf, on va enfin rentrer et reprendre la vie de famille.

—  Libre à vous. Quant à moi, j’ai une dernière visite à rendre.

— À qui ?

— À Mme Guérin. Voyez-vous, Joseph, tout menteur que je sois, j’aime aller jusqu’au bout de l’histoire que je viens de vivre. Or certains points restent obscurs, et seule cette brave commerçante est en mesure de m’éclairer.

Partagé entre deux envies, Joseph n’hésita que quelques secondes. Victor s’apprêtait à traverser le quai Malaquais quand il le rattrapa.

 

—  Des pois superbes à cinq sous la livre !

— À huit sous le tas de salades ! Et on choisit !

— Et hop ! Zyeutez mes belles de Fontenay, elles s’épluchent toutes seules ! À partir de cinq kilos d’achat, on fournit le beurre pour la poêlée !

Les appels fusaient alors que Victor et Joseph longeaient les étalages plantés de part et d’autre de la chaussée de la rue de Lancry. Nez au vent, Joseph humait l’odeur des châtaignes grillées mêlée à celle de la vanille d’un marchand de gaufres. À la hauteur d’un joueur d’orgue de Barbarie qui distillait La Fille du tambour-major, il buta sur un vieux bonhomme serrant sous son aisselle deux albums à tranche dorée, aux prises avec un biffin.

— Dix sous du Paul Féval, non mais pis quoi !

— Garde-les, tes prix d’excellence, c’est pas celui qui gagne le plus qu’en met l’plus à gauche !

« Il faudra que je retienne ça pour mon prochain feuilleton, pensa Joseph. Du dialogue sur le vif, y a pas mieux ! »

—  Dépêchez-vous, s’impatienta Victor. Nous devons surprendre les oiseaux au nid.

Quand ils débouchèrent rue des Vinaigriers, le silence les surprit.

—  C’est fermé, constata Joseph en désignant le Chinois bleu.

—  Allons rue Albouy.

Ils sonnèrent longtemps avant qu’une des croisées du rez-de-chaussée s’entrebâille. Hermance Guérin les considérait, le visage hostile.

— Qu’est-ce que vous voulez ? Vous n’avez pas causé assez de mal comme ça ? lança-t-elle.

Victor ôta son chapeau et poussa du coude Joseph qui en fit autant.

—  Madame Guérin, dit-il, nous sommes ici pour vous présenter nos excuses. C’est un regrettable malentendu. Nous souhaiterions également avoir une conversation avec votre fille Sophie.

— Elle n’est plus chez moi. Partez !

—  J’insiste. J’ai sollicité maître Masson, avocat au barreau de Paris. Il est très renommé. Je paierai les frais. Il a accepté d’assurer la défense du père Boniface.

Hermance Guérin fronça les sourcils, pinça les lèvres. Son expression demeurait glacée.

— Madame Guérin, c’est le père Boniface qui nous envoie, il a mentionné un journal intime. Je vous en prie, c’est important. Je vous affirme que ni vous ni votre fille ne serez impliquées. S’il vous plaît, ouvrez-nous.

—  Donnez-moi une bonne raison pour que je vous accorde ma confiance, marmonna-t-elle.

—  Voici une lettre de maître Masson, et une autre du père Boniface, son écriture vous est familière… La police ne possède pas la moindre preuve matérielle à son encontre, rien que des présomptions. Son unique tort est d’avoir reconnu être l’auteur des meurtres de Richard Gaétan et d’Absalon Thomassin. Ses aveux ont été spontanés. J’ai pu lui parler, il tient à ce que son procès ait lieu.

— Que risque-t-il ?

—  Étant donné les circonstances, le jury se montrera probablement enclin à la clémence. Vous ne serez pas citée à comparaître, pas plus que votre fille. Vos noms ne seront jamais prononcés, maître Masson évitera toute confrontation avec vous, nous sommes ses intermédiaires et nous vous garantissons sur l’honneur que vos révélations anonymes ne pourront que servir le père Boniface.

Hermance Guérin les dévisagea un instant sans paraître émue. Elle referma la fenêtre. La porte d’entrée joua sur ses gonds.

Ils pénétrèrent dans un petit salon où le tic-tac d’une pendule de marbre posée sur un piano droit insufflait une note de vie au décor banal. Hermance Guérin leur désigna une bergère et prit place à l’extrême bord d’un fauteuil crapaud.

— Tout de même, murmura-t-elle en manipulant les deux lettres, un malade qui demande à entrer à l’hôpital, c’est mauvais signe.

— Ne soyez pas pessimiste, madame. Racontez-nous.

— Ça vous intéresse, l’histoire de ma vie ?

Brusquement, les souvenirs l’assaillaient. Elle avait dix-sept ans, elle était naïve, enthousiaste. Machinalement, elle saisit son tricot et entama le va-et-vient des aiguilles.

— J’ai très peu connu mon père, il est mort lorsque j’avais huit ans, ma mère a eu la charge de cinq enfants. J’ai été engagée vendeuse par Marcel Guérin, confiseur au Quartier latin, un ami de papa. Il possédait une seconde boutique rue des Vinaigriers. Quand on est jeune, on ne renâcle pas à la tâche et on entend aussi s’amuser. Nous étions une bande de camarades, on se retrouvait le soir. J’ai rencontré Julien Collet, un beau garçon de vingt ans. Son meilleur copain, c’était Sylvain Bricart, lui, il était employé rue des Vinaigriers, il me courtisait, mais je lui préférais Julien. Julien voulait faire médecine, seulement, comme il était fauché, il étudiait la nuit dans des bouquins. Le jour, il travaillait chez un souffleur de verre. Fin 1869, on s’est mis en ménage. Je suis tombée enceinte. Sophie est née quelques jours après la déclaration de guerre avec la Prusse. Julien s’est engagé…

Le tricot ressemblait à une vieille guenille dont les manches s’effilochaient.

— Je n’ai reçu qu’une lettre de lui, juste avant que l’empereur capitule. Je me suis languie un an, deux ans. Il avait disparu. Alors quand Marcel Guérin m’a proposé le mariage, j’ai cédé. Il m’a permis de garder Sophie avec nous, mais il a refusé de la légitimer parce qu’il espérait avoir des héritiers de son sang. En mars 73, il a été victime d’une crise d’apoplexie, et je suis devenue veuve avec des créances jusqu’au cou. J’ai dû vendre l’appartement et la boutique du Quartier latin, il m’a fallu hypothéquer le magasin de la rue des Vinaigriers. C’est Sylvain Bricart qui m’a tirée d’affaire. Il nous a déniché un petit logement passage Dubail. Je n’étais pas amoureuse de lui, j’avais juste besoin de protection et d’un peu de tendresse. Je n’avais pas réussi à faire mon deuil de Julien, j’espérais. Lorsqu’on n’a aucune preuve d’un décès, on rêve d’un miracle.

Le tricot s’anima comme un chat qui s’éveille et s’étire, les aiguilles s’activèrent avec fébrilité.

— Sophie a eu douze ans, il était temps qu’elle reçoive une éducation sérieuse. Je l’ai placée dans un couvent, à Épernon. Un de mes frères est établi là-bas. Ça me faisait du chagrin de me séparer d’elle. À force d’économies, j’ai réussi à acheter la maison de jardin de la rue Albouy. Un matin, j’ai reçu une lettre où il était question de Julien. J’ai cru à une mauvaise plaisanterie, mais je suis allée au rendez-vous qu’on m’avait fixé. Là m’attendait un homme que je n’ai pas aussitôt identifié tellement il avait changé. Il portait une soutane, comme les pères blancs. Il avait de l’embonpoint. C’était mon Julien. Il m’a dit qu’il avait longtemps balancé avant de me contacter, parce qu’il redoutait de bouleverser mon existence et celle de notre fille. Il était devant moi, treize ans après ! Et tout a resurgi, la complicité, le désir… Il avait déserté, il était descendu vers le sud, à Marseille il avait embarqué cuistot sur un chalutier. Il a rallié l’Algérie. Il y est resté un an à exercer tous les métiers. Il n’avait qu’une idée, retourner à Paris et me retrouver. Mais après la Commune et tout ce qui s’est ensuivi, c’était trop dangereux de se montrer en France. Il a pris peur et il s’est enfoncé dans le bled. Il a croisé un père blanc en route pour une mission dans le désert, ils ont fait un bout de chemin ensemble. Le père blanc – il s’appelait Henri Boniface – a été mordu par un serpent. Julien a tout tenté pour le sauver, en vain. Le père Boniface est mort. Alors, mon Julien, ça lui est venu comme ça, il allait prendre sa soutane et devenir quelqu’un d’autre. Personne ne le lui reprocherait, puisque le père Boniface n’avait pas de famille.

Hermance Guérin souleva son tricot et l’agita devant elle comme s’il s’agissait d’une marionnette, puis l’aplatit sur ses genoux.

— Quand Julien a atteint la mission, il n’y avait plus que des esclaves noirs réfugiés là à cause des razzias. Il est resté avec eux, il a construit une infirmerie. Un jour, bien plus tard, des soldats français ont débarqué. C’est ainsi qu’il a su, à propos de l’amnistie. Il a décidé de regagner la France, il voulait voir sa fille sans qu’elle le sache. Il s’est installé à « la Monjol », où personne ne s’inquiète de personne. Il s’est dévoué aux pauvres et aux gamins. On se voyait chez lui. Bricart m’a quittée, était-il jaloux ou en avait-il soupé de la vie à deux, je l’ignore.

Le tricot glissa au sol, elle ne le ramassa pas.

—  Lors du jugement de Sophie et de sa copine Loulou en 91, Julien, enfin le père Boniface, a témoigné. Sylvain ne s’est pas douté que c’était Julien, et Sophie n’a jamais su que ce prêtre était son père. Durant sa maladie, à son arrivée d’Amérique, c’est lui qui l’a soignée. Il s’habillait en civil pour venir l’ausculter. Quand j’ai lu le journal intime de ma petite dans le cahier bleu, je me suis affolée, j’en ai parlé à Julien qui à son tour en a pris connaissance. Il m’a dit que c’étaient des enfantillages, qu’il allait veiller de près à ce qu’elle ne commette pas de bêtises. Seulement, Sophie et Loulou ont été plus rapides et…

—  Ce cahier, vous l’avez toujours ?

—  Pourquoi vous le remettrais-je ?

Victor afficha l’indifférence. Fasciné par les motifs de la carpette, Joseph se courbait vers le sol.

—  Il y a un certain personnage qui rôde autour de Sophie et de vous, madame Guérin, il boite, souffla Victor. Quel est son rôle ? A-t-il lui aussi feuilleté ce cahier ?

Il décela une brève étincelle dans les pupilles bleu porcelaine. Elle répondit d’une voix lasse.

— C’est fort probable, sinon comment élucider son acharnement à épier Sophie ? Il lui a sauvé la vie, apparemment.

— Puis-je consulter ce cahier ? Tout est parti de là, n’est-ce pas ? Il faut le détruire, mais auparavant, si vous l’autorisez, j’aimerais y jeter un coup d’œil.

—  C’est un document privé.

—  Madame, je me sens responsable, pire : coupable. Rien ne vous oblige à me le montrer, vous pouvez le brûler sous nos yeux, toutefois je déplorerais d’ignorer une partie de la vérité, puisque c’est moi qui ai tout mis en branle par maladresse.

Hermance Guérin eut une mimique narquoise. Elle se leva, retroussa ses jupes, et, avec une agilité surprenante, grimpa sur une chaise, fourgonna en haut d’un buffet, s’empara d’un cahier bleu et sauta à terre.

— Tenez, messieurs. Mais laissez-moi vous dire ceci : chacun voit midi à sa porte. La vie est semblable à un point de côte, une maille à l’endroit, une maille à l’envers.

Elle tendit à Victor un cahier d’écolier défraîchi dont certaines pages étaient maintenues en liasse par des épingles à tête. Il avisa un regard aigu et dur dans un visage de vieille poupée. Elle le jaugeait. Rassurée, elle tint néanmoins à ajouter :

— C’est moi qui l’ai incitée à rédiger un journal intime, ça lui permettait de savoir où elle en était. Elle a hérité de son père son caractère impulsif, je comptais la préserver du malheur… Ce qui est agrafé sont des réflexions intimes qui ne concernent pas l’affaire, précisa-t-elle. Vous pouvez lire à voix haute, pour qu’il entende, dit-elle en désignant Joseph.

Victor opina. Les premières pages avaient été encollées ultérieurement.

1893. Je commence par la fin.

30 juillet

Les nuages sont semblables à de grandes vagues blanches. Les bois d’orangers s’étendent au pied de la montagne, l’air embaume de leur parfum. Tout est calme. Ce silence lave mon chagrin. J’ai perdu un ami. Où es-tu, Sam ? Flottes-tu entre deux mondes dans le bleu du soir ?

2 août 1893

À présent tout est scellé. J’ai reçu les condoléances de rigueur et les funérailles ont été fastueuses, solennelles, ainsi que l’a désiré mon très haïssable beau-frère Arthur Mathewson. J’ai subi dignement le défilé des têtes d’enterrement de la famille, ce qui ne les changeait guère de leur état naturel. Cher Sam, s’il t’a été donné de nous voir, cette mascarade t’a sûrement mis en joie.

4 août

Je ne supporte plus cette demeure trop vaste, je laisse à la lignée Mathewson le droit d’en disposer à sa guise. Je n’emporterai rien, tout est dans mon cœur. Concernant l’appartement de Regent Street et l’argent placé à Londres, penser à câbler à maître Osborne pour rendez-vous à Southampton en temps voulu.

Une première épingle agrafait ensemble une mince liasse de pages représentant des mois ou des années allant jusqu’à l’été 1889, l’écriture était légèrement différente.

Juillet 1889

Maman a réussi à acquérir une petite maison rue Albouy. Son commerce marche à la va comme je te pousse et j’ai décidé de postuler un emploi afin ne pas être à sa charge. Elle a cédé, elle aurait voulu que je la seconde au magasin, mais je veux voler de mes propres ailes. J’ai été embauchée petite main chez Le Couturier des élégantes, rue de la Paix. Je vais m’appliquer, « si on veut gravir les échelons, c’est plus dur que d’aller au ciel », nous ressassait sœur Jeanne à longueur de journée. Moi, le ciel, je m’en fiche ! Je veux vivre, je veux être amoureuse, et pas comme la princesse de Clèves ou Mme Bovary.

20 septembre 1889, rue Albouy, ma chambre, neuf heures du soir

Cet après-midi, rue de la Paix, en sortant du dépôt des tissus, j’ai croisé M. Thomassin, l’associé de M. Gaétan. Il m’a souri, il a soulevé son chapeau comme il l’aurait fait pour une cliente. J’ai rougi et je me suis sauvée. Il est si beau, si élégant !

22 septembre

À cinq heures je me suis arrangée pour que Mlle Valier, la première, m’envoie au dépôt dans l’espoir d’apercevoir M. Thomassin. J’ai gagné, mais je suis si godiche que je n’ai pas osé lui rendre son sourire. Je tremblais, mon cœur s’emballait. Il m’a rattrapée en haut des marches parce que j’avais laissé tomber exprès un coupon. Le soir, il m’attendait dans un fiacre à la sortie de l’atelier. Il m’a raccompagnée rue Albouy sans rien me demander, excepté la permission de me revoir. Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

25 septembre

M. Thomassin m’a priée de l’appeler Absalon. Je n’oserai jamais. Maman ne se doute de rien, nous nous rencontrons dans des fiacres.

10 octobre

J’ai dit à maman qu’il y aurait veillée et que je dormirais à l’atelier. J’ai retrouvé Absalon chez lui, rue des Martyrs.

Encore des pages agrafées, puis :

2 novembre 1889

Je suis triste. Absalon va s’absenter quelques semaines. Hier soir, Loulou est venue dormir rue Albouy. Je lui ai tout raconté, elle n’a rien trouvé de mieux à me dire que de faire attention. Elle m’a révélé qu’en réalité le créateur des modèles du Couturier des élégantes, ce n’est pas Richard Gaétan, mais Absalon, seulement c’est un secret.

8 novembre

Je suis désespérée. Avant-hier il y a eu veillée. On m’a cachée dans un placard à cause de l’inspectrice du travail qui a déboulé à l’improviste. Le lendemain, M. Gaétan m’a convoquée. Il m’a fait entrer dans un joli boudoir. Je me suis assise. Il m’a offert des friandises et il m’a dit que j’étais aussi appétissante qu’un gâteau d’amandine décoré d’angélique. Il a rempli deux petits verres d’une liqueur verte et il a insisté pour trinquer avec moi, c’était fort, ça piquait. Il s’est penché et il m’a glissé une enveloppe. Il a dit : « Tu t’achèteras des babioles. » La tête me tournait. Il est devenu pressant, il a murmuré que si j’étais gentille je ne serais pas renvoyée. J’ai entendu les filles quitter l’atelier et le père Michon commencer son inspection des poêles. Je me suis levée pour prendre congé, M. Gaétan me regardait d’un drôle d’air. Il s’est approché et il m’a renversée sur le divan. Je me suis mise à crier, il a plaqué une main sur ma bouche et il m’a prise de force. Depuis, je n’arrête pas de pleurer.

25 novembre 1889

Si je révèle à Absalon ce qui s’est passé dans le boudoir de M. Gaétan, qui sait ce qui pourrait se produire ?

30 novembre

J’ai un retard de trois semaines.

15 décembre

M. Gaétan m’a menacée, j’ai dû le rejoindre chez lui, rue de Courcelles. C’était ça ou la porte. J’ai besoin de travailler, j’y suis allée. Il m’a montré sa collection de poupées. C’est un obsédé, il me dégoûte.

20 décembre

Toujours rien. Cela fait presque six semaines. Il faut que je me décide à le dire à Absalon.

22 décembre

Absalon ne veut plus entendre parler de moi, il ne veut plus me voir, jamais. Il m’a lancé des horreurs, que j’étais une sotte, une oie blanche, que des filles comme moi ça courait les rues, qu’il n’avait que l’embarras du choix. Je suis anéantie. J’ai pleuré, je l’ai supplié. Il m’a interdit de remettre les pieds rue des Martyrs, d’ailleurs il part en tournée, loin, très loin, au bout du monde.

10 janvier 1890

Je ne mange plus, je ne dors plus. Je ne sais même pas qui est le père. Je suis allée attendre Loulou rue d’Aboukir, elle a immédiatement remarqué ma mine de déterrée. Je lui ai tout avoué. Elle m’a consolée : « Huit semaines, ça peut s’arranger. Jure-moi que tu ne répéteras à personne ce que je vais te dire, c’est grave, tu comprends ? Parce que je risquerais d’avoir des ennuis avec la police. » Elle m’a expliqué : « Il y a des femmes qui, pour une raison ou une autre, ne veulent, ne peuvent pas avoir d’enfant, alors elles avortent. Moi, je l’ai fait, l’année dernière. Veux-tu que je t’aide ? » J’ai répondu oui. J’avais une peur affreuse, mais je n’ai pas hésité. Une fois arrivée chez Constance Thomas, il m’a fallu une heure pour me calmer et me décider à m’allonger sur le lit. Mme Thomas m’a placé un mouchoir entre les dents pour que les voisins ne m’entendent pas crier. Loulou me tenait la main. J’ai eu très mal.

Victor sauta une liasse agrafée pour parvenir au passage suivant :

Novembre 1891

Cet horrible procès ! Les journaux ne parlent que de ça. Le parrain de Loulou a fait grande impression, c’est un ancien missionnaire. Il ne s’est pas gêné pour dire ce qu’il pensait.

Un monsieur américain m’a envoyé des fleurs juste avant les délibérations du jury. Il s’appelle Samuel Mathewson, c’est un planteur d’orangers, il m’a remarquée. Il est prévenant, il pourrait être mon père, mais justement je n’ai jamais connu mon père.

Nous avons été relaxées. Je garderai toujours la marque de cette flétrissure, j’ai des migraines si fortes que je me taperais la tête contre les murs pour les soulager.

De nouveau des pages interdites, puis :

10 janvier

Samuel veut m’épouser. Je vais partir très loin, en Californie.

Encore des liasses agrafées, puis une page écrite à l’encre violette.

San Francisco, à l’hôtel. 20 novembre 1893

Je prends le train demain, un long voyage à travers les États-Unis. Je me sens revivre. L’argent peut tout, dit-on. On dit vrai, je vais régler mes comptes avec ces trois canailles. Je veux leur pourrir la vie. Ils y passeront un par un : Absalon Thomassin et Richard Gaétan pour moi, le baron Edmond de La Gournay pour Loulou. Enfin, je vais agir ; tout est planifié, Loulou est d’accord. Nous détruirons ce qui leur tient le plus à cœur. Ah, dommage que nous ne puissions voir leur tête lorsqu’ils découvriront le carnage ! Loulou viendra habiter rue Albouy pendant le déroulement des opérations. Voilà comment nous allons procéder…

Les dernières pages avaient été arrachées. Victor était déçu. Pas un mot concernant les motivations du bancal. Il tendit le cahier à Hermance Guérin.

— Brûlez-le, la somma-t-il en désignant la salamandre.