CHAPITRE II
Vendredi 9 février 1894
Bientôt cinq heures du soir. Le crépuscule grignotait Paris. Paris tentaculaire avec ses hautes constructions bourgeoises, ses avenues illuminées a giorno, ses quartiers interlopes, ses rues animées, ses rues ténébreuses, ses rues vides. Paris, océan de pierre, de luxe, de taudis, de bas-fonds, Paris des nantis, Paris des pauvres gens. Corentin Jourdan savait précisément ce qu’il avait à faire. Soit les deux femmes sortiraient ensemble, soit seule l’une d’elles franchirait le seuil du pavillon. Selon qu’il s’agisse de la brune ou de la blonde, il exécuterait la procédure prévue à cet effet.
De sa mansarde il pouvait voir l’enfilade de la rue Albouy, mais ce qui l’intéressait c’était le pavillon à l’angle de la rue des Vinaigriers. Si la brune Sophie Clairsange se décidait, il aurait largement le temps d’aller jusqu’à la stalle de la jument. La station des fiacres se trouvait boulevard de Magenta, il faudrait cinq minutes à la jeune femme pour l’atteindre, il la rattraperait, il était rodé.
Le hasard, la destinée, la chance l’avaient servi. Toutes les conjonctions étaient réunies afin qu’il puisse mener à bien son projet. Vivre en solitaire sans se montrer était la meilleure façon de s’informer discrètement.
Il avait envisagé des filatures de fiacres ou d’omnibus et songé à se pourvoir d’un moyen de transport. Son budget lui interdisait de se procurer un attelage à la Compagnie des petites voitures, les vingt-cinq à quarante francs par jour auraient englouti son pécule. La bonne fortune lui avait souri en la personne d’un déménageur dont l’entreprise se situait près de son logis. En échange d’une somme modique, il lui avait loué de la main à la main une jument encore fringante ainsi qu’une charrette qui seraient vingt-quatre heures sur vingt-quatre à sa disposition.
Quand il avait débarqué à la gare Saint-Lazare, il s’était rendu à l’adresse indiquée dans le cahier de la jeune femme sauvée de la noyade. Rue des Vinaigriers, la petite boutique peinte d’un bleu criard semblait lui faire signe. Sur l’enseigne se détachaient les mots :
Au CHINOIS BLEU
Veuve Guérin
Confiserie fine
Maison fondée en 1873
Le cœur emballé, il avait posé son havresac. Dénicher un hôtel, un meublé, n’importe quoi dans les parages, et attendre. Il avait considéré les bocaux en rang d’oignons sur les étagères : caramels, dragées, pralines, fondants, anis, sucres d’orge, berlingots, boules de gomme, guimauve, réglisses. Cette symphonie de couleurs avait exhalé un parfum d’enfance, de liberté, d’insouciance. L’environnement était devenu flou, une jeune fille gracile courant à sa rencontre sur une plage lui était apparue aussi nettement que si elle eût été réelle.
La flambée du soleil couchant lui avait remis les idées en place.
« Clélia est morte. Tu cherches Sophie Clairsange. »
Elle était là, devant le comptoir de la confiserie, en compagnie d’une femme d’âge mûr. Entrer ? Pousser la porte du palais de Dame Tartine ? Non. Il avait tendu vers ce but, il le touchait de si près… Si près d’elle ! Patienter, ne pas commettre l’erreur de l’aborder trop tôt.
Il s’était accoudé au zinc d’un café, L’Ancre de Fortune, jouxtant une boulangerie de la rue des Vinaigriers : ce minuscule estaminet des faubourgs lui donnait l’illusion d’être toujours à Cherbourg. Au-delà de la vitre se dressait une triste palissade masquant en partie un hangar de bois goudronné. Un bec de gaz étirait son ombre filiforme jusque dans le ruisseau. Deux chiens en goguette folâtraient. Un gamin à la tignasse d’étoupe, un litre à la main, l’avait fait emplir de bière à bas prix. Pas de bruits, excepté le halètement des trains de la gare de l’Est.
— Vous connaissez un local vacant ? avait-il demandé au mastroquet.
— Pour longtemps ?
— Un mois ou deux. Je règle d’avance.
— Maman ! -avait crié le mastroquet. Y a un client. Une vieille femme avait pointé le nez hors de la cuisine.
— Si vous n’êtes pas trop regardant, j’ai une mansarde. Y a l’eau à la fontaine, faut descendre trois étages. Pour le chauffage vous vous débrouillerez.
— Ça me va, combien ?
Le soir, il avait rêvassé, chassant toute pensée du lendemain, abîmé dans la contemplation du ciel au, dessus du grand hangar sombre. À l’horizon, les fenêtres s’allumaient, et leur éclat serti dans les toits de tuile jetait des lueurs tremblotantes. Elle était toute proche, derrière un de ces rideaux où ondoyaient des silhouettes furtives, sa belle sirène.
Au cours des deux semaines suivantes, Sophie Clairsange avait gardé la chambre. En questionnant les commerçants, Corentin Jourdan avait appris que l’homme à la sacoche qui chaque matin passait le seuil du pavillon était un médecin, la nouvelle locataire était souffrante.
Un soir, il l’avait brièvement entrevue à sa fenêtre. Guérie ! Il en avait ressenti du soulagement.
Sur le qui-vive, il se tint prêt à intervenir. Ses lacunes concernant la succession des événements aiguisaient son imagination et l’incitaient à négliger des détails : la femme blonde ? Une garde-malade, une amie en visite, sans plus.
Tout en surveillant la fenêtre éclairée du deuxième, Corentin Jourdan pensait à Sophie Clairsange, à son corps juvénile, aux secrets que renfermait le cahier bleu.
Un poivrot avachi sur l’un des bancs du bouillon Au petit jour, rue d’Allemagne, hoqueta comme un tonneau débondé :
— Y sont cul-de-jatte, tes verres !
Le regard rivé au calendrier de la Samaritaine accroché au mur craquelé, Martin Lorson pignochait un ragoût filandreux en s’évertuant à se couper de son entourage. Peine perdue. Tandis que son voisin de gauche, un ex-prédicateur à la barbe mouchetée de jaune d’œuf, déclamait une citation de l’Ecclésiaste : Ce qui a été c’est ce qui sera, sa voisine de droite, une maigriotte de seize ans et déjà mère, bêtifiait devant les mains de son bébé.
— C’est à qui ces petites mimines ?
Un homme à la jambe de bois décocha une grimace édentée au poupard et interpella les consommateurs.
— Le Moyen Âge, quelle chouette époque ! Vendredi, j’étais collé au calorifère de l’église Saint-Eustache, le sacristain rapplique. « Qu’est-ce que vous faites ? qu’il aboie. – Ben, je me chauffe. » Il m’objecte : « C’est pas un chauffoir, ici, c’est la maison du bon Dieu, faut vous en aller. »
— Le Moyen Âge ? Tu dérailles ! mâchouilla l’ex-prédicateur.
— Les églises étaient des lieux d’asile, monsieur le sermonnaire ! Dites donc, je suis dans la mistoufle, d’accord, mais j’ai d’l’instruction !
En un sursaut désespéré, Martin Lorson se dévissa le cou vers une niche de style mauresque où, déhanchée et lascive, une almée de cire tournait sur un pivot ;aux accents de Plaisir d’amour. Un instant, il s’évada du quotidien pour enlacer la danseuse et quitter en sa compagnie la laideur du monde. La voix râpeuse de l’ex-prédicateur brisa le rêve.
— Il n’y a rien de nouveau sous le soleil ! Je ne prétends nullement intenter un procès à la société, cependant un particulier de ma condition, être acculé à incarner les gugusses au Châtelet ! Cinq changements d’oripeaux par représentation, rémunéré quarante sous ! L’Ecclésiaste a raison : Quel avantage celui qui travaille retire-t-il de sa peine ?
Le patron, un atrabilaire pète-sec, la viscope de guingois sur un visage en lame de couteau, la bouche torve, les yeux durs, desservit les assiettes avec humeur, donnant au passage une chiquenaude à Martin Lorson, et apostropha l’assistance.
— Lui aussi, il a dégringolé dans la débine. Hein, le piocheur ? C’était son sobriquet quand il était rond-de-cuir au ministère des Finances. Voyez où ça l’a mené.
Tous examinèrent l’objet de son mépris, un quadragénaire boursouflé, aux cheveux en perdition et au nez épaté, dont le costume effrangé luisait de crasse.
— Savez pourquoi ? reprit le patron. Les dettes ! Oh, Monsieur n’était guère fainéant, s’il avait persévéré huit-dix ans supplémentaires, rapport aux lenteurs de l’Administration, il serait devenu chef de bureau, autant dire la sinécure ! Eh, oui ! Au turbin un jour sur deux, histoire de lire le journal et d’estampiller quelques paperasses. Seulement c’était compter sans la bourgeoise !
Roulé en boule, un torchon s’abattit sur le zinc. Martin Lorson se hâta de payer l’addition, couvrit son crâne dégarni d’un gibus pelé et attrapa une redingote qui avait connu des temps meilleurs. Toutefois, l’ampleur de son abdomen et de son postérieur, qui l’attirait alternativement du nord au sud, entravait ses mouvements. Aussi encaissait-il les propos fielleux du patron comme un animal piégé.
— Madame avait exigé un trois-pièces à Pantin. Elle souhaitait conserver son rang. Une robe par-ci, des escarpins par-là, je vous épargne la domestique et les deuxièmes loges au théâtre. Est-ce que j’ai de ces luxes, moi ? Alors forcément, les emprunts. Et vlan ! Les créanciers qui débarquent au ministère le matin du paiement, ça la fout mal. Une fois, deux fois, dix fois, le caissier consent une avance. La onzième… révoqué !
Martin Lorson atteignait enfin la porte quand il s’aperçut qu’il avait oublié son écharpe. Rouge de honte, il traversa la salle à rebours. Soudain ragaillardi, l’ex-prédicateur éprouvait envers sa propre personne une estime inusitée. La gamine caressait son poupard, persuadée qu’il ne subirait jamais pareille déchéance.
— Vanité des vanités, tout est vanité, brailla l’ex-prédicateur.
— Soif ! rugit le pochard.
— Dès que Mme Lorson a eu vent de la disgrâce de son gratte-papier d’époux, ouste, elle l’a flanqué dehors. Encore heureux qu’ils n’aient pas eu de mômes ! acheva le patron en considérant la fille et son rejeton.
— Et maintenant ? demanda l’ex-prédicateur.
— Maintenant ? La dèche en habit noir !
— Tout est vanité et poursuite de vent ! a dit l’Ecclésiaste. Ce qui est courbé ne peut se redresser.
Des ahanements rompirent le silence. Corentin Jourdan se souleva légèrement de sa chaise. En bas, l’ouverture du sous-sol de la boulangerie jetait sur le trottoir la traînée orange de sa lumière brumeuse. À l’intérieur, des jeunes gens, torse nu, le dos penché, les bras enfoncés dans la pâte, l’étreignaient et la malaxaient au fond du pétrin en psalmodiant une mélopée, comme des aborigènes dansant autour d’un feu de bois. Corentin consulta sa montre : huit heures. Les mitrons entamaient leur labeur nocturne. Assis près de la croisée, il reprit sa lecture.
« Quel délicieux endroit pour quelqu’un qui veut se dérouiller les jambes. À terre tu pourras grimper aux arbres, poursuivre les chèvres et gambader1…»
Il referma le roman de Stevenson. Il l’avait lu et relu, et chaque fois ce paragraphe lui serrait le cœur. « Gambader… grimper aux arbres… se dérouiller les iambes…» En ce qui le concernait, c’en était fini. Puis il pensa que ce qu’il était en train d’accomplir équivalait à posséder la carte d’une île déserte des mers du Sud en ignorant l’emplacement exact du trésor qu’elle recelait. Il était Jim Hawkins, il bourlinguait de pair avec John Silver à bord du schooner l’Hispaniola…
Un grincement le tira de ses chimères. Il écarta le rideau. La grille du pavillon venait de s’ouvrir. Une femme enveloppée d’une cape pailletée d’or, un feutre de velours sur son chignon noir torsadé, trottinait en direction de la rue de Lancry. Il se précipita, enfila sa redingote, se coiffa de sa casquette, et, bien que sa jambe le fît souffrir, il dévala les trois étages et se rua dans la cour où la jument sellée l’accueillit en piaffant.
Il rejoignit la femme boulevard de Magenta alors qu’elle s’engouffrait dans un fiacre qui fit demi-tour et s’engagea quai de Valmy.
Il mit sa jument à l’amble en gardant ses distances. À l’extrémité du canal, vaguement éclairé par les fanaux des écluses, se découpait un bâtiment cylindrique, semblable à un monument antique.
La nuit menaçait le marché de la Villette, chef-lieu de la boucherie, métropole du bifteck, du fricandeau, du gigot, des abats, le long duquel allait Martin Lorson, l’esprit écorché des méchancetés débitées au bouillon. Il lui fallait absolument se calmer.
« C’est par la tête que pourrit le poisson, dédaigne ce tas de ramollis, ils ne se haussent pas à ta cheville. »
Il lui semblait percevoir la cacophonie pitoyable des bêtes affolées, que des toucheurs aux blouses bleues avaient parquées à l’orée de la tuerie centrale de Paris – ce n’était que le sang qui tambourinait à ses tempes. Dans ce paysage imprévu où se préparaient les repas de la capitale, la peur des bêtes promises au sacrifice saturait l’atmosphère. La peur, une vieille amie ! Ne la côtoyait-il pas à chaque minute depuis sa mise à pied ? Peur et ressentiment, peur et solitude, beaucoup plus tenaces que la frayeur subite rudoyant les nerfs au fracas d’un chariot emballé empli de coke ou de fourrage. Cette pesanteur lui laissait parfois du répit et revenait traîtreusement à l’attaque. Il espérait qu’à force d’opiniâtreté il s’en délivrerait.
Un allumeur répétait le même geste machinal de réverbère en réverbère : soulever le levier de commande de l’arrivée du gaz, presser la poire de caoutchouc fixée à sa canne à feu. Les cages de verre s’illuminèrent. Le quartier retentit de la sarabande des voitures de vidange. Martin Lorson noua son écharpe, l’humidité était pénétrante malgré la clémence de l’hiver.
À mesure qu’il progressait, il passait en revue les prochaines vingt-quatre heures.
« Remplacer Gamache. Roupiller. Grasse matinée. Piquer jusqu’à la fabrique de pianos et remplacer Jaquemin. Déjeuner au fourneau économique de la rue de Nantes. Remplacer Berthier, Norpois et Collin aux abattoirs. Dîner au Petit Jour. Retour auprès de Gamache. »
Mieux réglée que du papier à musique, cette activité de remplaçant, son invention, constituait sa fierté. Pendant qu’il tenait leur rôle, ceux qu’il tirait d’embarras allaient casser la croûte ou boire un coup et, en contrepartie, le rétribuaient de quelques sous lui assurant le couvert et le tabac. Quant au gîte, grâce à Gamache, le problème était résolu. N’avait-il pas échafaudé une issue à ses tracas ? Plus de patron ni de promotion, plus d’épouse, plus de loyer, de meubles et de possessions, hormis les effets remisés à l’intérieur de la baraque. L’indépendance, la vraie. Alors, que lui importent les ragots d’un vulgaire loufiat ? A présent qu’il avait goûté à cette existence, aucun trésor ne l’eût convaincu d’en changer. Libre à ses collègues du ministère d’affronter les fins de mois difficiles, les cumulards et la concurrence déloyale des femmes !
À peine eut-il formulé ces pensées qu’une anxiété diffuse le domina et que sa respiration s’essouffla. Il grilla une cigarette devant l’œuvre sociale d’hygiène rationnelle, bains-douches à 20 centimes. Fumer le tranquillisait. Il repartit, entraîné par son ventre.
Au centre du rond-point de la Villette, l’octroi lui évoquait un tombeau fortifié, avec sa galerie circulaire de quarante colonnes soutenant des arcades. Ce mausolée jadis édifié par Claude Nicolas Ledoux2 renfermait, à l’abri de pilastres carrés, des bureaux et des denrées stockées contre caution. Son aspect funèbre était aggravé par sa décrépitude et sa saleté. Un fronton triangulaire surmontait des barreaux rouillés où était apposé un écriteau :
DÉFENSE D’ENTRER
À la clarté d’une lanterne, Martin Lorson devina un individu doté d’un sabre-baïonnette et d’un képi, en faction près de l’un des quatre péristyles. Il frisottait le bout de son énorme moustache rousse et arpentait son territoire. Lorsqu’il discerna son remplaçant, il endossa sa pèlerine, et lui livra son ceinturon et son couvre-chef brodé d’un cor de chasse rouge sur fond sombre.
— Je commençais à en avoir marre, c’est que je n’ai pas le temps de faire le lézard, moi !
— Je n’ai que deux jambes.
— Excuse. Je risque de m’éterniser un chouïa, j’envisage un tête-à-tête avec une gigolette, elle joue les utilités au théâtre de la Villette. Je lui ai garanti un gueuleton qui tournera peut-être à la gaudriole. Cette Pauline, c’est de la crème !
Il embrassa bruyamment son pouce, son index et son médius réunis, sans obtenir de son interlocuteur davantage qu’un grognement désapprobateur. Martin Lorson se moquait des confidences du gardien Alfred Gamache. De surcroît, en abrégeant ses commentaires, il désirait s’en débarrasser afin de s’imbiber du rhum acheté à midi à La Comète des abattoirs.
Après avoir écarté le sabre le plus loin possible, il s’adonna à cette occupation qui le plongea en une exquise béatitude. Boulevard de la Chapelle, les frêles accords d’un orgue de Barbarie égrenaient La Fille de Mme Angot3. Recroquevillé contre les barreaux, il céda bientôt à la somnolence. Les alentours étaient déserts, tout juste si, à intervalles irréguliers, un clic-clac de talons résonnait sur le macadam. Le large bassin dormait, fatigué de l’incessant va-et-vient des péniches lestées de matériaux destinés aux usines du port ou déposés en consignation chez les entrepositaires.
Emporté dans les brumes de sa griserie, Martin Lorson ne remarqua pas la survenue d’un fiacre sur le terre-plein séparant la rotonde du canal. Une femme vêtue d’une toilette de bal protégée d’une cape pailletée d’or en descendit et renvoya le cocher. Elle considéra les environs, le visage dissimulé sous un loup de velours noir. Un deuxième attelage ébranla la chaussée de la rue de Flandre, arrachant Martin Lorson à sa transe, et se rangea hors de sa vue. Le passager, un homme à feutre mou, hésitait sous la lumière pâle d’un bec de gaz. Cigarette aux lèvres, il étudia le manège de la femme, appliquée à ne pas poser ses semelles sur les joints des pavés. Enfin, il se décida à l’aborder.
— Si les gens de la haute combinent leurs cochoncetés ici, ça va être gai, marmonna Martin Lorson.
Mais il constata qu’il n’avait pas affaire à des soupirants. Sinon, comment justifier une telle froideur ? aucune étreinte, nulle ébauche d’un geste tendre. Ils se contentaient de parler sans qu’on puisse démêler leurs propos. Voilà que la femme agitait une enveloppe extraite de son sac. L’homme essayait de s’en emparer mais déjà la femme l’avait escamotée en riant et détalait vers la rue de Flandre. L’homme réagit au terme de trois ou quatre secondes, et tout alla si vite que Martin Lorson en oublia de brandir le sabre-baionnette. L’homme se rua sur la femme qu’il empoigna par le cou et serra, serra, jusqu’à ce qu’étranglée et secouée comme un pantin, sa victime désarticulée s’affaissât entre ses bras. Il la laissa glisser à terre, contempla sa silhouette pétrifiée, se baissa, rafla le sac et se sauva. Les sabots d’un cheval lancé au trot émirent un claquement.
Boulevard de la Chapelle, La Fille du tambour-major4 avait succédé à La Fille de Mme Angot.
Brusquement, une forme masculine surgit de l’arrière de la rotonde.
« Je suis pompette, songea Martin Lorson, le cœur en déroute. J’ai des visions… C’est fini, oui ? »
Non, ça ne l’était pas. L’assassin était revenu. Penché au-dessus de la femme, il lui ôtait son masque.
Un genou à terre, hypnotisé, il la dévisagea minutieusement avant de rajuster le loup et de se fondre dans les profondeurs de l’octroi.
L’angoisse absolue est sans voix, c’était le cas de Martin Lorson. Il n’osait bouger ni même déglutir, sûr que l’inconnu l’épiait, un chat guettant un moineau et se délectant de son effroi. Viendrait-il de ce côté ? À l’opposé ? Lovée sur son estomac, la panique le clouait au sol. Ce grincement, une agression feutrée ? Cette tache, le poing d’un assaillant prêt à cogner ?
Il ferma les paupières, mâchoires crispées, haletant. Au bout de ce qui lui parut une heure et n’en était que le quart, il se persuada qu’il n’y avait plus personne. Il rejoignit furtivement la femme, se figeant au moindre bruit. De la pointe du soulier il poussa le corps. Un cadavre. Ses poumons avalèrent goulûment une lampée d’air. Son attention fut attirée par un médaillon coincé entre deux pavés. Accroupi, il l’empocha et en profita pour subtiliser le mégot de cigarette échappé à l’homme pendant qu’il commettait son forfait. Il le ralluma, inhala une bouffée. De ses yeux creux, la rotonde l’espionnait, lui prescrivait de reprendre sa veille. Poireauter tant que Gamache serait en ribote ? Hors de question. Une gorgée de rhum lui insuffla l’idée de disposer sous un péristyle le képi et le sabre, indices évidents d’un départ mûrement réfléchi. Alfred était futé, il déduirait que son ami avait jugé préférable de s’éclipser. Il aviserait la morte, alerterait la police, et omettrait de lui signaler l’unique témoin du drame.
Il regagna en titubant la cabane de planches qui lui tenait lieu de domicile au coin du quai de la Loire. Il y disputait un chiche espace vital à des colis confisqués pour cause de taxes impayées. Au milieu de ce capharnaüm de cartons et de cageots, une simple paillasse, un oreiller de crin et deux courtepointes représentaient, auprès d’un poêle à sciure, d’un broc et d’une cuvette, l’essentiel de ses biens. Martin Lorson s’effondra tout habillé sur son grabat où, enfoui sous une double épaisseur de plumes, il modula incontinent un puissant ronflement.
Au-delà du réverbère, la rue des Vinaigriers s’égarait parmi les ombres. Le carillon Big Ben du mastroquet chantonna puis tinta dix fois, le patron enflamma la mèche d’une deuxième lampe. Accoudé au zinc de façon à surveiller le pavillon à l’angle de la rue Albouy, Corentin Jourdan avait l’impression que les joueurs de dés s’exprimaient dans une langue étrangère. Ses muscles étaient parcourus de frissons nerveux que deux verres de cognac absorbés coup sur coup ne purent calmer. Il alla s’attabler près de la porte.
En état second, il avait ramené la jument, l’avait dessellée, bouchonnée et nourrie avant de s’échouer là, à quelques mètres du pavillon aux volets clos.
Une pensée lui vint : il s’était trompé de cible ! Comment aurait-il pu soupçonner que la blonde s’était teint les cheveux en noir ?
Il régla, traversa la rue éclaboussée par le soupirail rougeoyant de la boulangerie, escalada les trois étages et s’allongea. Il était fatigué, incapable de trouver le sommeil. Ce qui s’était produit à l’octroi de la Villette n’appartenait pas au temps chronologique. Il se rappelait avoir suivi Sophie Clairsange plusieurs jours d’affilée. Quand, au juste ? Cela lui sortait de l’esprit.
Elle s’était d’abord rendue près de l’église SaintPhilippe-du-Roule. Elle avait fait stopper son fiacre à la hauteur d’une élégante villa et s’était contentée d’en examiner la façade sans descendre de voiture. Ensuite, manœuvre similaire face à un hôtel particulier de la rue de Varenne, puis rue des Martyrs, au pied d’un immeuble de rapport.
Trois adresses qu’il avait soigneusement notées, remettant à plus tard l’identification des locataires afin de recouper les informations notifiées dans le cahier bleu.
Le sifflet d’une locomotive déchira le silence, Corentin Jourdan fut submergé par une soudaine et affreuse solitude. Il se languissait de sa maison, de Gilliatt, de Flip, même de la mère Guénéqué. Il n’avait en cette quête ni confident ni amis, seulement la certitude qu’il devait tout tenter pour parvenir à ses fins. Il finit par s’endormir. Il rêva de Clélia.
Lorsque des heurts violents faillirent détacher la porte de ses gonds, l’aube se levait. Grattant un crâne de lendemain de cuite, Martin Lorson ouvrit en bâillant à un Alfred Gamache écumant de rage.
— C’est ça, ta reconnaissance ? Dire que si je ne t’avais pas secouru tu pieuterais dans le lit aux pois verts5 ! J’ressemble à quoi ? Les sergots ont cueilli une refroidie devant le canal, ils m’ont cherché et qu’est-ce qu’ils ont dégoté ? Mon galure et mon arme gentiment abandonnés dans la poussière ! Une chance que je me sois radiné dare-dare. J’ai répondu qu’une envie urgente m’avait convoqué à l’écart des sentiers battus, et que j’avais laissé les symboles de mon autorité maintenir la discipline sans moi. J’ai ajouté que celui ou celle qui avait serré le kiki de la pauvre femme avait dû perpétrer son assassinat en mon absence.
— Je l’espère, parce que par ta faute me voici dans de jolis draps ! Il paraît que je serai soumis à un interrogatoire au poste, un de ces quatre !
— Tu… tu me tiendras en dehors ?
La boule oppressant l’estomac de Martin Lorson remontait à sa gorge, il hachait ses mots, terrifié d ’admettre que ce qu’il croyait une hallucination liée à l’alcool s’était réellement produit et qu’il avait assisté a un meurtre.
— Oui, espèce de bourrique, mais c’est pas pour tes beaux yeux. Si j’avoue mon escapade, je perds mon boulot. Et maintenant, accouche.
— Quoi ?
— Raconte, que diable, ce spectacle, c’était pas de la frime, non ?
— C’est que… je pionçais. Je m’étais humecté le gosier, et puis j’ai coulé à pic. Quand je me suis réveillé, j’ai repéré un type à côté d’une femme raide, j’ai eu une telle trouille que…
— Rude biture, je présume !
— Non, je t’assure, un coup de barre… Je te jure que ça n’arrivera plus, Alfred !Le gardien haussa les épaules.
— Inutile de se biler, un des flics est un copain de régiment. Ici, les macchabées, on les récolte à la pelle. Une de plus, une de moins… Allez, vieux bougre, continue ta nuit, et motus, ça sera notre secret, ça fait un bail qu’on est poteaux, on va pas se ronger les sangs pour un crime passionnel !
Gamache parti, Martin Lorson ne put fermer l’œil. Crime passionnel ? Muni du sac, le scélérat au feutre mou n’en finissait plus de décamper dans sa mémoire, indifférent au sort fatal de la femme qui gisait sur le pavé.
Quelque chose clochait.
Martin Lorson s’escrima à remettre de l’ordre dans sa tête. Cela fut laborieux, mais il réussit à emboîter les pièces du jeu de patience.
Une femme masquée joue à la marelle devant l’octroi.
Un fiacre invisible se gare derrière l’octroi. Son passager, après un bref palabre, étrangle la femme et disparaît. Son fiacre s’éloigne : Tagada tagada tagada.
« Ça, j’en suis sûr… Alors comment expliquer le retour quasi instantané du bonhomme ? »
Martin Lorson téta ses dernière gouttes de rhum, et la révélation le percuta de plein fouet : l’assassin ne pouvait jouir du don d’ubiquité, donc il y avait un second larron en embuscade. Oui, voilà ! C’était lui qui était revenu observer le visage de la morte.
« À moins… À moins que l’étrangleur ne soit jamais monté dans ce satané fiacre ?… Il m’a vu ? S’il m’a vu…»
Martin Lorson enfonça dans sa poche une main affectée de tremblements. Quand ses doigts s’arrondirent autour du médaillon, il étouffa une imprécation.