Quelques jours plus tard, je me suis retrouvée dans le cellier. Cette fois, néanmoins, j’étais impliquée dans une activité plus drôle que de dresser l’inventaire d’un bric-à-brac d’objets magiques.
– Où est passée la promesse de m’embrasser dans des châteaux ? ai-je lancé à Archer.
Adossée à une étagère, je le tenais par la taille. Par-dessus son épaule, je pouvais distinguer un bocal rempli d’yeux qui m’observaient.
– Quand on voit des trucs pareils, ça coupe le désir, ai-je ajouté.
Il a regardé le bocal puis il s’est tourné vers moi en remuant les sourcils.
– Vraiment ? Moi, ça me fait l’effet contraire.
Je lui ai décoché un coup de coude en pouffant.
– Tu es un grand malade.
Il a souri et baissé la tête pour m’embrasser de nouveau.
– Non, Cross, on n’est pas venus ici pour ça.
– Pas que pour ça, mais…
– N’essaie pas de m’embobiner. On doit fouiller les lieux et le sortilège d’Elodie n’est pas éternel.
Elodie était revenue me posséder devant la porte du cellier et avait jeté un sort pour l’ouvrir. Quand le second verrou avait cédé, elle s’était volatilisée.
Archer affichait un air maussade.
– Tu ne peux vraiment pas attendre ? ai-je dit en souriant.
– Ce n’est pas ça. C’est Elodie.
– Je t’écoute.
– Que mon ex s’immisce occasionnellement dans le corps de ma petite amie actuelle ne m’emballe pas.
– Ah bon ? Je suis ta petite amie, maintenant ?
Archer a haussé les épaules.
– On a essayé de se tuer l’un l’autre, on a combattu des goules, et échangé de nombreux baisers. Dans certaines cultures, on serait considérés comme mari et femme, j’en suis sûr.
– Peut-être. Néanmoins, le problème pour l’instant, c’est que je ne peux plus pratiquer la magie. Elodie le peut à travers moi, et si cela signifie que je détiens encore mes pouvoirs, ça ne me gêne pas. Et tu devrais l’accepter aussi. Mon corps, mon fantôme, tout ça.
– Très bien, a fini par répondre Archer. Je m’adapterai.
Son ton sinistre m’a agacée, mais j’ai laissé tomber.
– Par où commencer ? ai-je questionné en balayant du regard la pièce.
Archer a roulé les manches de sa chemise.
– Lara vient ici au moins trois fois par semaine ? C’est ce qu’a dit Jenna ?
J’ai acquiescé.
– Elle n’apporte jamais rien et remonte les mains vides.
Archer a poussé un long soupir.
– Elle utilise sûrement ces objets ensorcelés pour faire ce qu’elle fait dans le cellier.
J’ai considéré les étagères encombrées d’articles.
– En somme, elle fait… quelque chose, dans le cellier, avec des objets qui sont… quelque part.
– C’est ça, a répliqué Archer.
– C’est vague, ai-je marmonné.
J’ai retiré mon blazer et l’ai posé sur l’étagère la plus proche. Un nuage de poussière m’a fait grimacer.
– Les Casnoff pourraient tout de même se servir d’un sort de nettoyage, ai-je maugréé. Il y a au moins un centimètre de crasse sur tout ce qui est entreposé ici.
Archer a souri.
– Quand on se sert d’un objet au moins trois fois par semaine, il ne doit pas y avoir beaucoup de poussière à l’endroit où on le range.
– Alors il suffit de chercher l’étagère la moins poussiéreuse.
Nous avons inspecté tous les objets durant vingt minutes. J’en ai reconnu quelques-uns – une étoffe rouge, des crocs de vampire à l’intérieur d’un bocal –, et d’autres que je n’avais pu voir que dans mes cauchemars. Je n’ai repéré aucune étagère propre. Ce qui était étrange, c’est que la poussière recouvrait même les articles. Or, en principe, ceux-ci se déplaçaient constamment. Comment la poussière avait-elle eu le temps de s’accumuler ?
– Cross ! ai-je lancé.
– Quoi ?
– Regarde les objets.
– Ah bon ? C’est ce qu’on est censés faire ? J’étais occupé à dessiner des cœurs avec nos initiales.
– Hilarant, ai-je répliqué.
Je lui ai exposé mes arguments.
– Tu as raison, a reconnu Archer.
Il s’est emparé d’un bocal en verre contenant une paire de gants blancs. Je m’en souvenais : ils volaient, et nous avions un jour passé une demi-heure à les pourchasser. Nous avions dû nous y prendre à deux pour les remettre dans le bocal.
Archer a dévissé le couvercle et a fait tomber les gants sur l’étagère. Ils sont restés là, totalement immobiles, comme morts.
Archer s’est approché d’une autre étagère, a saisi un vieux tambour dont la peau était déchirée et moisie.
– Celui-ci aussi ne contient plus aucune magie, a-t-il commenté.
– Comme s’il en avait été vidé, ai-je murmuré.
J’ai soudain senti le calme des objets qui nous entouraient. Archer est venu près de moi.
– Tu crois que c’est possible ? ai-je demandé.
– Je ne sais pas. C’est bizarre, en tout cas.
– Il se passe des choses bizarres à Hex Hall. Quel scoop !
Mon ironie masquait mal ma déception. J’avais cru que nous pourrions trouver quelque chose dans le cellier qui nous permettrait d’interrompre le projet des Casnoff. J’ignore pourquoi j’avais pensé que ce serait facile.
Archer a enroulé son bras autour de ma nuque et m’a embrassée sur le front.
– Ne t’en fais pas, on va trouver.
J’ai plaqué ma joue contre son torse et il a ajouté :
– Tu sais, il nous reste encore une demi-heure. Ce serait dommage de ne pas en profiter.
Je lui ai pincé les côtes.
– Pas question, ai-je répliqué. Finis, les celliers, les moulins et les donjons. Un château ou rien.
– Entendu, a-t-il dit en m’entraînant vers l’escalier. Mais est-ce qu’il faut que ce soit obligatoirement un vrai ? Est-ce qu’un château gonflable te conviendrait ?
J’ai ri.
– Les châteaux gonflables ne sont pas…
J’ai pilé sur la première marche.
– Qu’est-ce que c’est ? ai-je questionné en pointant du doigt le coin du mur le plus proche.
Archer a regardé la tache sombre que j’avais remarquée au bas du mur.
– Tu ne tiens pas à le savoir, a-t-il répondu.
Sans l’écouter, je me suis approchée. Une flaque maculait le sol. Ravalant mon dégoût, je me suis accroupie pour toucher le liquide noir et vaguement collant.
Archer m’a rejointe et a sorti un briquet de sa poche. En étudiant ce qu’éclairait la flamme, il a émis :
– C’est du sang ?
– Oui, ai-je confirmé les yeux rivés sur ma main.
– C’est inquiétant.
– J’allais dire « ignoble ».
Archer a replongé la main dans sa poche et m’a tendu un mouchoir en papier. Je m’en suis emparée, égalant les talents de nettoyage de Lady Macbeth. Et tandis que je me râpais presque la peau du doigt, quelque chose, autre que le fait d’avoir touché une flaque de sang, me tracassait.
– Va inspecter les trois autres coins, ai-je dit à Archer.
Il s’est relevé et s’est déplacé dans le cellier. Je suis restée à ma place, essayant de me souvenir de l’après-midi au cours duquel mon père m’avait montré le grimoire de la famille Thorne. Il contenait des dizaines de sorts, mais l’un d’eux…
– Il y a du sang dans chaque coin, a confirmé Archer. Ou du moins, ça y ressemble. Contrairement à certaines, je n’éprouve pas l’envie irrésistible de le vérifier en mettant les doigts dedans.
J’ai baissé la tête et fermé les yeux.
– Je sais ce que c’est. Je connais un sort qui requiert du sang aux quatre coins d’une pièce. C’est un sort d’enfermement. Le sang transforme la pièce en cage, mais cela nécessite une très grande quantité de magie noire. Une sorcière ne pourrait pas y arriver seule, car il ne lui resterait plus de pouvoirs.
J’ai regardé Archer.
– Sauf si cette sorcière peut puiser ses pouvoirs ailleurs, ai-je ajouté.
Archer a balayé du regard le cellier.
– C’est certainement ce que font les Casnoff.
– Voilà une énigme de résolue, ai-je dit en me hissant sur mes pieds. Reste à savoir ce qu’elles retiennent prisonnier.
– Et où… a souligné Archer.
– Je sais où. Du moins, je crois. Le sort d’enfermement est l’équivalent d’un filet ensorcelé. Il est retenu aux quatre coins par le sang, et s’arque au-dessus de la pièce.
Nous avons levé les yeux comme si nous nous attendions à voir des mailles scintiller le long du plafond, mais hormis les habituelles poutres sales, il n’y avait rien.
– La puissance du sort est démultipliée au centre de la pièce, ai-je repris. C’est donc là qu’il faut placer ce que tu veux retenir.
– Tu devais être championne aux jeux de mémoire quand tu étais petite, a dit Archer.
J’ai fait la moue.
– Quand on examine un ouvrage contenant les sorts les plus puissants du monde, on fait attention.
Nos regards se sont orientés vers le milieu du cellier, où se trouvait une étagère parmi les autres. Et au pied de cette étagère, j’ai vu des traces dans la poussière. Après quelques jurons, nous avons réussi à la déplacer et sommes restés pantelants, les yeux rivés sur une trappe munie d’un anneau.
– Je ne sais pas ce qu’il y a là-dessous, mais si les Casnoff se donnent tant de mal à le cacher, ça ne doit pas être joli, joli. Tu ne veux pas renoncer, Mercer ?
– Si ! ai-je fait. Mais je ne peux pas.
J’ai saisi l’anneau et soulevé la trappe. Une odeur de terre et de pourriture se dégageait de l’ouverture. Seuls les dix premiers barreaux d’une échelle métallique étaient visibles, celle-ci disparaissait ensuite dans l’obscurité.
Archer s’est avancé pour descendre. Je l’ai arrêté.
– Moi d’abord. Autrement, tu regarderas sous ma jupe et ça te distraira.
– Sophie !
Trop tard. Avec l’impression de pénétrer à l’intérieur d’une tombe, j’ai commencé la descente.