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Quand la porte s’est refermée, ma mère a pris sa tête entre ses mains en laissant échapper un soupir tremblant. J’ai avalé le reste du breuvage. Soudain, je me suis sentie mieux, presque… joyeuse, même. J’avais l’impression d’avoir léché un sapin, mais ce goût infect ne me gênait pas. Cela me permettait de me concentrer sur autre chose que le fait que tout, dans ma vie, avait été un mensonge. Ou que j’avais perdu dix-sept jours. Ou encore, qu’un fantôme me possédait.

Jenna me manquait terriblement. J’avais envie de la tenir par la main, de l’entendre faire une remarque qui aurait dédramatisé cette situation.

Archer me manquait aussi. Lui aurait sans doute haussé un sourcil et fait une blague salace à propos d’Elodie qui pouvait disposer de mon corps.

Et Cal. Il n’aurait rien dit, mais sa présence m’aurait réconfortée. Et mon père…

– Sophie, a déclaré ma mère, me tirant de mes rêveries. Je… Je ne sais même pas comment je vais pouvoir t’expliquer tout ça. J’ai déjà essayé plusieurs fois, mais tout était tellement compliqué. Est-ce que tu me hais ?

Elle m’a regardée, les yeux rougis.

– Bien sûr que non, ai-je répondu. On ne peut pas dire que ça me réjouisse, et je me réserve le droit d’être angoissée plus tard. Mais pour l’instant, te voir me rend tellement heureuse, que même si tu me révélais que tu es secrètement un ninja envoyé du futur pour détruire les petits chats et les arcs-en-ciel, cela ne me ferait ni chaud ni froid.

Elle a pouffé.

– Tu m’as drôlement manqué, Soph.

Nous nous sommes étreintes. Le visage contre sa clavicule, j’ai murmuré :

– Attention, je veux que tu me racontes tout.

– Absolument. Après notre réunion avec Aislinn.

Je me suis dégagée en grimaçant.

– Quel est votre lien de parenté, au juste ? Vous êtes cousines ?

– Nous sommes sœurs.

Je l’ai dévisagée.

– Attends. Si tu es une Brannick, comment se fait-il que tu ne sois pas rousse ?

Ma mère s’est levée et a noué sa queue-de-cheval en chignon.

– Ça s’appelle une teinture, Sophie. Viens. Aislinn est déjà de mauvaise humeur.

– Oui, j’ai remarqué, ai-je grommelé en repoussant les couvertures.

Nous sommes sorties sur le palier plongé dans la pénombre. Cet étage ne comprenait qu’une autre pièce, et j’ai soudain pensé à l’abbaye Thorne, avec ses innombrables couloirs et chambres. J’avais encore du mal à croire qu’un endroit aussi vaste ait pu partir en fumée.

Nous avons descendu un escalier étroit se terminant par un arc bas. Au-delà de celui-ci se trouvait une nouvelle pièce sombre. Ces gens avaient-ils quelque chose contre l’éclairage ?

J’ai repéré un vieux réfrigérateur vert, et une table en bois ronde placée sous une fenêtre grisâtre. Une odeur de café planait dans l’air, et un sandwich à demi entamé reposait sur le comptoir, mais la cuisine était déserte.

– Elles doivent être dans la salle d’état-major, a marmonné ma mère.

– La salle d’état-major ? ai-je répété, mais elle avait déjà dépassé la cuisine et tournait au coin du mur.

J’ai trottiné derrière elle tout en examinant les lieux. « Spartiate » est le premier mot qui m’est venu à l’esprit. Thorne croulait sous les tableaux, les tapisseries, les bibelots et les armures. Ici, tout ce qui n’était pas indispensable avait été retiré. Même certaines choses nécessaires semblaient manquer. Je n’avais pas encore vu de salle de bains.

Il n’y avait pas de fenêtres, simplement des ampoules fluorescentes fixées au plafond, projetant une lumière glauque sur tout. Et par « tout », j’entends un canapé brun et sale, des chaises en fer pliantes, des étagères débordant de livres, des boîtes en carton, et une énorme table ronde jonchée de papiers.

Oh, et des armes.

D’un bout à l’autre de la pièce, on pouvait distinguer toutes sortes d’instruments de mort. À côté du canapé, j’ai aperçu trois arbalètes et, posée sur une étagère, une pile de lames métalliques en forme d’étoiles ressemblant à des armes de lancer japonaises.

Un livre entre les mains, Izzy était assise sur le canapé, les jambes croisées. Elle n’a pas levé le nez lorsque nous sommes entrées. Que pouvait-elle bien lire qui puisse la captiver autant ? Sans doute un manuel d’apprentissage destiné aux tueurs de monstres débutants…

Aislinn et une fille de mon âge lisaient également dans la pièce. En revanche, elles ont tout de suite levé la tête quand nous avons franchi la porte. Autour de la taille de la fille, j’ai remarqué une lampe cylindrique coincée dans un holster. Il s’agissait donc de Finley, la reine de la lampe de poche. J’ai frotté ma bosse et elle m’a jeté un regard mauvais.

Je me suis tournée vers ma mère, femme silencieuse et studieuse que je n’avais jamais vue faire de mal à une mouche.

– C’est impossible que tu aies grandi ici, ai-je déclaré.

J’ai entendu un sifflement et senti quelque chose passer près de mon visage. Du coin de l’œil, j’ai vu la main de ma mère saisir au vol le manche d’un couteau – un couteau qu’on venait de lui lancer vers la tête, apparemment. Cela avait pris moins d’une seconde.

J’ai dégluti.

– Je retire ce que j’ai dit, ai-je ajouté.

Ma mère n’a émis aucun commentaire, mais elle observait Aislinn dont la main était encore levée.

– Grace a toujours été la plus rapide de nous toutes, a-t-elle confié.

Et je me suis rendu compte que c’était à moi qu’elle parlait et qu’elle souriait.

– Bon, ai-je fait. Au cas où vous vous le demanderiez, je n’ai pas hérité de ce talent. Je n’arrive même pas à attraper un ballon.

Aislinn a gloussé et Finley s’est renfrognée davantage.

– Alors c’est toi, la progéniture démon, a craché Finley.

– Finn ! a aboyé Aislinn.

Au moins, l’une des Brannick me détestait. Curieusement, cela me soulageait. C’était normal. Et par ailleurs, je savais me débrouiller avec les filles méchantes.

– Je m’appelle Sophie, ai-je rétorqué.

Depuis le canapé, Izzy a gloussé et nous nous sommes tournées vers elle. Elle a réussi à transformer son rire en toussotement, mais Finley lui a ordonné :

– Va dans ta chambre, Iz.

Izzy a fermé son livre et l’a posé sur ses genoux. À ma surprise, il s’agissait du roman Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur.

– Cette fille a essayé de me tuer, a-t-elle lancé en me fusillant du regard.

– C’est faux !

Le regard impitoyable d’Aislinn et de Finley me terrorisait. Je ne voulais surtout pas être tenue pour responsable des actions d’Elodie, et en particulier depuis que j’appartenais à cette famille de femmes.

– Écoutez, je n’ai plus de pouvoirs car je devais subir le Rituel, et mes forces magiques ont été bloquées afin que je ne puisse pas m’en servir. Mais il y a cette sorcière, Elodie, qui m’a transmis les siennes à sa mort, et du coup, nous sommes liées l’une à l’autre. Son fantôme me suit partout et quand tu m’as attaquée, elle me possédait. Ce qui est nouveau et assez perturbant. Je n’ai pas encore eu le temps de m’occuper de ça. Quoi qu’il en soit, c’est elle qui a employé ses pouvoirs. Et qui t’a visée à la gorge de son épée, et qui a dit toutes ces choses horribles. Moi, je ne suis pas comme ça. Ou du moins, je ne le fais pas exprès.

À présent, les trois Brannick – les quatre, en incluant ma mère – me dévisageaient, et je me suis demandé si mon breuvage à l’essence de pin était la version Brannick d’une boisson énergisante.

– À vous de parler, maintenant, ai-je dit.

Aislinn ne souriait plus. Elle avait l’air horrifiée. Une hanche appuyée à la table, les bras croisés, Finley a demandé :

– Tu n’as plus tes pouvoirs ?

J’ai essayé de dissimuler mon impatience.

– C’est ce que je viens d’expliquer. Je les avais, puis le Conseil – c’est le groupe chargé d’édicter les lois pour les Prodigium…

– On sait, a coupé Finley.

– Tant mieux, ai-je marmonné. Donc, ils ont eu recours à un sortilège moins puissant que le Rituel. Le retrait de mes pouvoirs magiques n’est pas définitif.

Du moins, je l’espérais. Mais je ne l’ai pas confié aux Brannick.

Aislinn et Finley ont échangé un regard.

– En fait, a déclaré Aislinn, tu es humaine.

– Sauf quand le fantôme d’Elodie me possède. Autrement, oui.

J’ai cru que cela les rendrait heureuses. Après tout, elles haïssaient les Prodigium. Mais Aislinn s’est agrippée à la table, et a laissé tomber sa tête en soupirant. Finley a posé la main sur son épaule et murmuré :

– Ne t’en fais pas, maman. On trouvera une solution.

Ma propre mère m’a frotté le dos en chuchotant :

– Je suis vraiment désolée, ma chérie.

Au lieu d’éclater en sanglots, j’ai haussé les épaules et répliqué :

– Je suis allée à Londres pour me faire retirer mes pouvoirs. Ça ne s’est pas passé comme prévu. Mais je n’ai pas de tatouages, c’est déjà bien.

Aislinn a frappé la table de son poing. La tête relevée, elle a soudain eu l’air d’une redoutable chasseuse de Prodigium.

– Nous sommes en guerre. Les forces du Mal sont sur le point d’envahir le monde et tu te permets de plaisanter ?

J’ignorais ce qui avait provoqué le brusque changement d’humeur d’Aislinn. J’ai soutenu son regard et répondu :

– Au cours des dernières heures, j’ai été possédée par un fantôme, j’ai failli avoir le crâne défoncé, et j’ai appris que ma mère était une chasseuse de Prodigium clandestine. Et avant ça, j’ai perdu les gens qui m’étaient le plus chers et découvert que celles en qui j’avais confiance fabriquaient secrètement des démons. Autant vous dire que ma vie est plutôt dure en ce moment. Alors, oui, l’humour me soulage.

– Tu ne nous sers plus à rien, maintenant, a lancé Finley.

– Vraiment ? ai-je riposté. Et je vous servais à quoi, avant ?

– Comme dit maman, nous sommes en guerre. Et tu étais censée nous servir d’arme.